Schwab le moraliste

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Le 18 Oct 1995

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Werner Schwab-Couverture du Numéro 49 d'Alternatives ThéâtralesWerner Schwab-Couverture du Numéro 49 d'Alternatives Théâtrales
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WERNER SCHWAB par­le de sexe et de merde et pour­tant, on le présente comme un moral­iste un intel­lectuel. Ce para­doxe sem­ble pou­voir être expliqué par son util­i­sa­tion de la langue ; cette langue qui est le pays natal de l’au­teur, la langue râpeuse avec laque­lle il lèche le monde.

À tra­vers deux pièces de Wern­er Schwab, LES PRÉSIDENTES et EXCÉDENT DE POIDS, INSIGNIFIANT : AMORPHE – UNE CENE EUROPÉENNE, explorons ce qu’elle a de par­ti­c­uli­er, cette langue, à quoi elle ressem­ble, et quelle pen­sée s’en dégage.

« Les présidentes »1

Schwab est habité par une sorte d’idéal­isme, qui con­sid­ère le monde comme un endroit où théorique­ment tout devrait bien se pass­er. Avec une naïveté qua­si­ment enfan­tine, Marie con­state qu’à la télévi­sion « Presque tous les films sont mer­veilleux. La mon­tagne et la mer, les gens se font des bais­ers sur la bouche et ont des véri­ta­bles enfants ». Le con­tre­coup de cet idéal­isme est la décep­tion, comme l’ex­prime Erna, décon­fite : « Mais alors la vie ne vaut pas vrai­ment la peine d’être vécue, si près de toute chose qu’on regarde se trou­vent des sell­es puantes. » Cette fatal­ité scat­ologique n’est ni si déca­dente ni si vio­lente qu’on pour­rait le croire. Il y a de la com­pas­sion pour l’hu­man­ité. Schwab fait acte de clé­mence, et dans son écri­t­ure, la putré­fac­tion ne fait que ren­dre compte du cycle naturel.

La reli­gion ou la philoso­phie sont des remèdes cer­tains pour ce S. O. S. d’âme en dan­ger de suf­fo­ca­tion à cause de la médi­ocrité de l’ex­is­tence humaine. Marie pos­sède une foi inébran­lable : « Moi, je n’ai vrai­ment pas du tout envie de vom­ir quand je far­fouille dans les pro­fondeurs de la cuvette ; c’est un sac­ri­fice que je fais à notre Seigneur Jésus-Christ qui est mort pour nous tous sur la croix », en même temps qu’un sens de la philoso­phie très pra­tique pour sup­port­er les devoirs de la vie quo­ti­di­enne : « La vie est tout sim­ple­ment hon­nête et mon­tre aux gens de quoi elle est faite. Une fois qu’on a mis son bras dans la cuvette, on en a aus­si fini avec tous ces sen­ti­ments épou­vanta­bles. C’est alors la même impres­sion que de ser­rer la main à quelqu’un ».

Le bon­heur dépend donc unique­ment de l’idée qu’on s’en fait : il suf­fit de pren­dre la vie du bon côté ! Mais sou­vent, les gens sont inca­pables de décel­er une trame heureuse dans leur des­tinée, par peur d’être déçus une fois de plus. Alors, ils fer­ment les portes au mal­heur comme au bon­heur pour vivre un com­pro­mis per­ma­nent. « GRETE : La plu­part des gens ne com­pren­nent rien à la vie. Quand la vie s’adresse aux gens et leur fait part d’une bonne mis­sion, alors les gens hochent seule­ment la tête et se com­por­tent comme des tra­vailleurs immi­grés. Pas com­pren­dre, pas com­pren­dre, qu’ils dis­ent tou­jours. »

Her­rmann et Han­nelore, les enfants de Grete et d’Er­na sont des cas soci­aux : la descen­dance est indigne et néfaste. Bien qu’à aucun moment, Her­rmann et Han­nelore ne met­tent le pied sur scène, on a l’im­pres­sion de les con­naître par cœur ; ils finiront même par inter­venir vio­lem­ment. Là réside la force de la pièce : tout ne se passe que dans la tête des trois Prési­dentes. Mis à part l’as­sas­si­nat de Marie, qui se passe con­crète­ment sur scène à la fin de la pièce, l’ac­tion majeure n’est qu’évo­quée par la parole. Ici, on peut con­stater que Schwab n’a pas besoin de beau­coup d’im­ages scéniques pour éla­bor­er sa dra­maturgie et qu’il sem­ble peu influ­encé par la télévi­sion et le ciné­ma.

Le cha­grin de ces héroïnes pop­u­laires est à l’o­rig­ine d’une poésie qui dépasse de loin la notion de dia­logues réal­istes. « ERNA : La vie fait pouss­er par­fois des fleurs aus­si pro­fondes qu’un précipice dans cette val­lée de larmes. » Il y a aus­si l’amour, ici et pour tou­jours, qui nuance la respectabil­ité extérieure. Les prési­dentes déchaî­nent leurs fan­tasmes les plus secrets. On s’aperçoit alors que sous leur air hon­or­able, ces matrones petites-bour­geois­es espèrent secrète­ment qu’on leur lâche la bride. Mais si les fan­tasmes sont brûlants, c’est parce que l’amour physique fait plutôt défaut. « GRETE : Et puisque la vie engen­dre ses événe­ments, moi je me suis déjà totale­ment éloignée de l’amour, bien que de nom­breuses occa­sions pour­raient encore s’of­frir à moi. Et si par­fois ces vieilles sen­sa­tions chaudes refont sur­face, je m’achète un saucis­son à l’ail et un morceau d’emmenthal avec des petits cor­ni­chons et une petite bouteille de bière. »

On par­le beau­coup de nour­ri­t­ure chez Schwab, et pas n’im­porte com­ment. On est ce que l’on mange, donc l’al­i­men­ta­tion est impor­tante : la char­cu­terie, parce qu’on est tous des porcs, et le pain, car il nous faut le corps du Christ, pour se dire qu’on est des porcs d’ac­cord, mais des porcs pieux et dévoués. De ce point de vue-là, Marie est exem­plaire : elle s’ap­plique à net­toy­er les toi­lettes à mains nues. Le tra­vail peut élever l’homme à la sain­teté. « ERNA : Wot­ti­la a main­tenant pris dans sa main une des mains d’Er­na, abîmée par tant de tra­vail et il con­tem­ple avec dévo­tion ce doigts mal­menés. La mère de Dieu qui lui e t apparue dans la clair­ière forestière, dit-il, ressem­blait de manière frap­pante à Erna, tout comme à sa maman d’ailleur  sauf que la mère de Dieu aurait été bien plus impres­sion­nante, niveau ves­ti­men­taire, et qu’elle aurait été entourée d’une instal­la­tion d’é­clairage insen­sée ».

Les métaphores sont sou­vent d’un matéri­al­isme naïf et comique, pour­tant, l’am­bi­tion des trois femmes reste pure­ment spir­ituelle. Schwab traite un monde d’ex­trêmes ; entre la bassesse de la cuvette et la can­deur de la Vierge Marie, il n’y a pas grand-chose à voir. Schwab ne fait pas dans les demi-tons. Ces chocs entre deux univers sont une con­stante dans son écri­t­ure. Grete utilise des mots très con­crets même quand elle par­le de la Prov­i­dence : « C’est que la vie con­sume ce que bon lui sem­ble. Un jour, elle te donne des sell­es fer­mes, un autre, des sell­es molles. Et quand la vie pro­duit des sell­es, alors c’est la Prov­i­dence, on n’y peut rien ».

Marie souhaite que « les sell­es des gens sur son corps se changent en pous­sière d’or ». Mais chez Shwab, l’aspi­ra­tion au divin d’une femme « hors normes » déchaîne sou­vent l’a­gres­siv­ité des autres. Le thème de l’in­ter­dic­tion de la pureté sem­ble le préoc­cu­per.

Décidé­ment, Marie en fait un peu trop. Car­ré­ment, elle s’im­matéri­alise au-dessus des gens, et les braves gens doivent tou­jours anéan­tir ce qui les dépasse. C’est partout pareil, la médi­ocrité assas­sine Ie divin. La beauté n’est pas per­mise. Alors, Erna et Grete saig­nent Marie comme une vieille tru­ie. Con­ter­na­tion. Le silence sur­prend tou­jours un peu quand on radote à longueur de journée.

Chan­son. « Rideau. Qui se lève aus­sitôt. Trois belles jeunes femmes don­nent une représen­ta­tion de la pièce LES PRÉSIDENTES, qu’elles inter­prè­tent de façon aggres­sive, exagérée et cri­arde. (…) Erna, Grete et Marie, faisant par­tie du pub­lic, se lèvent assez rapi­de­ment et cherchent à quit­ter la salle, ce qui s’avère dif­fi­cile, car elles sont assis­es au milieu d’une rangée. » Schwab pra­tique le théâtre dans le théâtre, comme Shake­speare dans HAMLET. Pour Claudius, le beau-père d’Ham­let, le fait d’être con­fron­té à la réal­ité qu’on a vécue est insouten­able ; ce l’est aus­si pour les trois Prési­dentes. La claus­tro­pho­bie des per­son­nages déteint alors sur les spec­ta­teurs. Ici les issues de sec­ours sont fer­mées à ceux qui refusent de voir la con­di­tion humaine à tra­vers les lunettes noires de Wern­er Schwab.

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