Antigone (42) *

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Antigone (42) *

Le 1 Juil 1999
Article publié pour le numéro
Écrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives ThéâtralesÉcrire le théâtre aujourd'hui-Couverture du Numéro 61 d'Alternatives Théâtrales
61
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*Pre­mière lec­ture publique au « Car­ré bleu », Scène Nationale de Poiri­ers, sous la direc­tion de Jean-Michel Rabeux, dans le cadre du fes­ti­val « Coups de théâtre », mai 1996. Mise en espace de Ludovic Lagarde, Théâtre Gran­it, Scène Nationale de Belfort, juin 1996. Créa­tion au Vivat à Armen­tières et à la Rose des Vents, scène nationale de Vil­leneuve d’Ascq dans une mise en scène de Vin­cent Dhe­lin (Les fous à réac­tion asso­ciés), en novem­bre 1997. ANTIGONE(42) a été reprise en mai 1999, en dip­tyque avec POUCE- MACHINEde Joseph Danan, mise en scène de Julien Bouffi­er, Com­pag­nie Adesso e Sem­pre, Scène nationale de Sère. ANTIGONE(42) a été écrite avec le sou­tien du C.N.L.

ANTIGONE (42) est une pièce de théâtre, ou un texte de théâtre ou un texte pour le théâtre. Ce n’est ni un poème ni un réc­it. S’il fal­lait le qual­i­fi­er, je l’ap­pellerais Lehrscück.

Le texte est plutôt écrit pour qua­tre voix : une femme et crois hommes.
li peut être mon­té autrement, avec plus ou moins d’ac­teurs et actri­ces, mais pas sans une femme qui, sur le plateau, joue Antigone.

Le texte est inspiré d’une très brève anec­dote cirée du Jour­nal d’Adam Czer­ni­akov (CARNETS DU GHETTO DE VARSOVIE, édi­tions de La Décou­verte) médecin et chef de la com­mu­nauté juive du ghet­to de Varso­vie, qui tint scrupuleuse­ment son jour­nal jusqu’à son sui­cide le 23 juil­let 1942, ain­si que du témoignage de Jan Kars­ki, ancien cour­ri­er du gou­verne­ment polon­ais en exil qui décrie sa vis­ite au ghet­to de Varso­vie et évoque deux sol­dats alle­mands.

SHOAH de Claude Lanz­mann se réfère à ces deux témoignages. Sans ces deux sources et sans avoir vu ce film extra­or­di­naire, je n’au­rais sans douce pas écrit ce texte — qui est évidem­ment une œuvre d’imag­i­na­tion.

L’anec­dote racon­tée par Adam Czer­ni­akov est citée dans SHOAH­sous la forme­suiv­ante : « Il y avait, au ghet­to, une femme amoureuse. Celui qu’elle aimait fut blessé grave­ment, ses organes s’échap­paient. Elle les replaça de ses pro­pres mains, le por­ta à l’hôpi­tal. Il moumc. On le mit à la fos­se com­mune, elle l’ex­huma, lui don­na une sépul­ture. »

Les ver­sets bibliques, dans la bouche du doc­teur C., sont extraies de L’ÉPÎTRE AUX ROMAINS de Paul dans la tra­duc­tion d’An­dré Chouraqui, LA BIBLE, édi­tion Desclée de Brouw­er.

Pour Mar­i­on Scho­e­vaert

IL y AVAIT AU GHETTO, à Varso­vie, une femme amoureuse
Elle vivait là, avec son amant

Quand passèrent deux frères dans les rues dévastées Deux frères qu’on n’eût pas dits tout à fait
du même sang
Car l’un était petit et brun et l’autre blond et grand
Et la ressem­blance de leurs vête­ments vous aurait trompés

Si comme il ressor­tait aus­si de leur physique
Ces deux-là n’é­taient pas sor­tis de la même mère :
Bottes et foulards noirs, chemis­es pas plus claires

Mais frères ils étaient — par la chair et le sang

Que l’un revînt blessé et l’autre indemne
Ou l’in­verse : le pre­mier sauf et l’autre blessé
Quand les balles sif­flent ou quand les bombes écla­tent
Le sang coag­ulerait dans les veines des deux
Car nul sang pour cha­cun et leurs sangs au Führer

Donc vous vous seriez dit en les voy­ant : frères !

Matin et soir leur mère les lavait les bros­sait
De bas en haut, des pieds jusqu’aux paupières
En souhai­tant le matin qu’ils revi­en­nent le soir Un peu sales — fut-ce du ghet­to — et elle leur sug­gérait :
Pourquoi n’iriez-vous pas aujour­d’hui au ghet­to ?
Mais juste­ment ces deux-là
Avaient pris le ghet­to pour manège licite
Et lieu d’en­canaille­ment toléré par leurs pairs
Donc ils riaient bien que leur mère
Crût les salir en les y envoy­ant

Elle aimait les laver deux fois par jour
Et que ses fils pren­nent l’odeur de l’homme nais­sant

Mais pas un grain de pous­sière sur leurs chemis­es Ni boue ni sang col­lés aux semelles de leurs bottes Et l’au­ra sanglante des morts
Qu’ils n’avaient pas tués mais foulaient au pas­sage
Fusait des deux côtés de leurs cheveux liss­es Décep­tion de leur mère

Qui, un gant à la main, pen­dant toute la guerre Butait sur la même peau sans odeur
Et cette chair des fils qui, étant au Führer
Ne gar­dait plus de mar­ques d’elle, la mère

Celui qui a son corps à lui Sent mau­vais
S’il ne se lave pas
Bon

S’il se lave
Mais celui qui n’a pas son corps à lui Et dont le corps est à un autre
Ne sent ni bon ni mau­vais qu’il se lave ou ne se lave pas
La saleté même appar­tient à son maître En plus du cœur et des richess­es
De l’amour et de la haine

Et cela est le mal

Car si le démon n’a pas de vis­age
Et se débat invis­i­ble
Aux yeux de l’Elo­hîm ou à nos yeux Alors nous pou­vons le com­bat­tre

Et cette lutte con­tre lui est une juste lutte

Mais s’il s’empare du vis­age d’un homme
Et prend la chair et la peau de l’homme pour masques
Nous ne pou­vons que pren­dre les armes et le détru­ire Donc nour­rir sa course et nous faisons son jeu

Ils mar­chaient tous les deux dans la rue prin­ci­pale

De sa chemise
L’un tira
Le blond l’aîné le plus grand Sous les yeux de l’autre
Le cadet le brun le petit
Le puîné sans armes encore Une grenade

Et il la lança

Non point devant lui pour élargir son pas
Et son chemin, entre les morts et les immondices,
Ou der­rière lui pour pro­téger sa marche,
De ceux qu’il n’imag­i­nait plus d’ailleurs l’as­sail­lant

Car chaque homme ici s’oc­cu­pait à mourir
Mais latérale­ment donc, vers un édi­fice

Le plus décrépit et le plus désert d’ap­parence
Pile il n’y a plus per­son­ne

Face tu tues un mort !

Ils riaient, l’un riait tou­jours plus haut que l’autre Leurs rires se chevauchaient en mon­tant vers le ciel Les souf­fles de l’hiv­er unis­saient leurs cheveuxbr>Noirs pour l’un blonds pour l’autre mais jugeant

à l’œil nu
(Tant leurs sil­hou­ettes se con­fondaient en s’a­vançant) Vous ne dis­tin­guiez plus les teintes de leurs mèch­es

Le petit brun par­lait et le grand blond lança la grenade
Ils étaient presque sûrs que cette baraque Était vide de toute chair — fût-ce de cadavre

S’en­vola la phrase de métal
Dans le vide sup­posé et point démon­tré
Sur l’ab­sence d’homme prob­a­ble et non point cer­taine

On cria
Ils s’en­fuirent pour ne pas recueil­lir le sang de ce cri On cria
Cible et couron­nement trop médiocres, ils fuirent

Dans la mai­son il avait crié
Depuis longtemps il était couché
Malade d’une faim et d’une mal­adie plus anci­en­nes­br> que l’ex­plo­sion de son ven­tre

La femme lui dit :
Dis-moi pourquoi tu cries
J’at­tendais que tu te réveilles avec des paroles
Mais si les cris sont tes seules paroles
J’y répondrai par des paroles et non par des cris

D’ Adon­aï nous con­nûmes les mots
Bien avant que furent les mots et les cris dans nos pro­pres bouch­es

Je par­le calme­ment à qui hurle de douleur Est-ce parce que je suis sourde 1
Ou parce que je suis inhu­maine ?
Qui le sait ? Qui le sait ?

Il essaya de se lever
Du lit d’amour main sur le ven­tre

Les doigts bien refer­més autour de ses organes
Foie, reins, cœur qui fuyaient de lui, allu­vions vivantes de la chair

Elle lui dit : surtout ne te relève pas
Er d’ailleurs tu n’es pas raisonnable mon amour
De re lever avec des éclats de grenade dans le ven­tre
Où as-tu encore attrapé cela ?

Il ne répon­dit pas
Il ne pou­vait plus par­ler

Elle se coucha sur lui et le ser­ra con­tre elle
Pour qu’il garde son cœur à lui
(Où sur­vivait aus­si son image de femme) Et son foie à lui et ses vis­cères à lui

Mais qui rêvaient de fuir
Ce corps qui les nour­ris­sait si mal
Er n’at­tendaient pour ça qu’un couteau ou une balle

Elle arrê­ta la révolte des intérieurs
Se leva les yeux secs et d’ailleurs
Toutes les anci­ennes larmes étaient tombées d’elle comme des écailles

Elle envelop­pa son amour avec un drap bien ser­ré
Il mourait mais n’é­tait pas mort

Puisque tu es encore vivant je te soign­erai
Il y a le doc­teur C. il n’habite pas loin
À peine cinquante mètres et sur mes épaules Je te porterai

Elle quit­ta la mai­son avec lui
Cinquante mètres qui prirent des heures Jusqu’à la mai­son du doc­teur

Il lui dit de couch­er son amant sur le lit
De s’asseoir à côté et d’at­ten­dre
Puis il mit sa joue con­tre la poitrine de l’homme Et lorsqu’il rel­e­va la tête il dit :
[Nous avons donc été ensevelis avec lui par l’im­mer­sion dans sa mort
afin que, comme le messie s’est réveil­lé d’en­tre les morts
Par la gloire du père

nous mar­chions, nous aus­si, dans la nou­veauté
de la vie.]

Les paroles d’un gen­til pour­tant, mais ne sont-elles pas belles ?

Oui. Peut-être. Je ne sais pas.
Non.
Dit-elle, puis elle fer­ma les yeux de son amant
Ne pleu­ra pas (puisqu’il ne se trou­vait pas en terre encore)
Et dit : main­tenant allons le met­tre dans la terre

Alors le médecin C. lui dit :
Loue l’Elo­hîm
Sa mort ?
Tu n’as vu que la face lumineuse
du mal­heur
Main­tenant c’est l’heure du lot le plus som­bre
Je n’ai pas de droit à ton mal­heur, sur ton mal­heur
Ayant per­du ma femme et brûlé sa mémoire
Certes dans le soin que je pris de mes frères Con­damnés.
Et qui pèsent d’au­tant sur mes épaules
Tu ne sais pas, ces derniers mois tu as vécu avec
ton amant à l’é­cart
Pour enter­rer un mort ailleurs qu’en un charnier Dans une fos­se sim­ple il faut pay­er une taxe
Et l’ar­gent du ghet­to de toutes nos familles
Ne serait pas assez pour enter­rer un seul
La moitié du corps d’un seul
Le quart du corps d’un seul
L’on­gle du corps d’un seul
Celui que tu aimes est mort
Mais sache que nulle part la terre ne s’en­trou­vre
Pour qu’il devi­enne celui que tu as aimé

La femme était muette et le regar­dait

Écoute ma sœur
Ce drap où il était couché et toi avec lui
C’est plus qu’en recevront ou qu’en don­neront d’autres
Car pourquoi envelop­per un mort d’un drap
Alors que les vivants ont froid
C’est ce que dis­ent nos frères sup­pli­ciés
Que l’Elo­hîm leur par­donne cela
Et toi aus­si par­donne car tu en as le droit
Et ce que tu as fait déjà
Couchant dans son prob­a­ble linceul un presque mort Per­son­ne ne le ferait plus aujour­d’hui
Alors si tu l’a­ban­donnes dans la rue avec son dernier vête­ment
Si tu fais comme les autres
Le déposant à côté des autres morts
Eux tout habil­lés ou à moitié nus

Et lui vêtu de son dernier vête­ment de vivant
Ce que tu fais sera bien déjà

La femme l’in­sul­ta

Et le médecin lui dit : je te bénis
J’ai voulu t’éprou­ver

Et parce que tu existes et que je t’ai ren­con­trée
Aujour­d’hui je ne me tuerai pas
Demain plutôt quand tu seras par­tie
Je n’ai jamais pen­sé que tu m’obéi­rais

Fais ce que tu as à faire et va-t’en
Elle rechargea le corps sur ses épaules

Elle sor­tit dans la rue et mar­cha devant elle Le corps était lourd
Elle s’en­fonçait dans la terre à chaque pas

Passèrent les fos­soyeurs publics
Une nou­velle armée d’un nou­veau type
Deux paysans attelés à une car­riole
On leur avait don­né de l’or pour qu’ils fassent
la cueil­lette
Pen­dant un jour ou deux ils gardèrent clos­es
leurs bouch­es
Par la peur du typhus et de la mort
Puis la vod­ka aidant l’al­cool déliant leur peur
Ils chan­taient à pleine bouche au-dessus des morts

Et lorsqu’ils virent la femme
Qui se tenait droite sous sa charge
Ils lui demandèrent en riant
Si elle ne trou­vait nulle place où le pos­er
Pas un mètre car­ré où ser­rer son cadavre

Elle dit qu’elle n’a­jouterait pas une pierre
à cette mon­tagne impie
Pas un grain de sable à ce désert bâti avec les morts

Ils en déduisirent que cette femme était folle

Qu’elle lâche sous leurs yeux et à leurs pieds
Ce qu’elle por­tait et vite !
Et con­tin­ue son chemin seule
Ou bien …

Et l’un la cein­tu­ra
Et l’autre lui enl­e­va le corps

Lorsqu’elle se jeta sur eux pour le repren­dre ils la frap­pèrent
Puis ils lancèrent le corps au dessus de la pile et reprirent leur périple

Elle suiv­it le char­i­ot à vingt mètres
Elle se cachait der­rière les maisons

Là-bas la terre est ouverte
Une blessure pas très grande parce que le ghet­to n’est pas grand
Où les corps sont mis ensem­ble
Et nulle cica­trice sainte à venir
De mar­bre ou de pierre pour aucun d’eux

Ils jetèrent le corps de son amant
Comme un anneau dans la mer rouge
Ils dirent que la terre ne le rendrait pas

Ils jetèrent les morts par dessus les morts
Ils jetèrent la terre par dessus les morts
La terre cria, ils jetèrent de la terre sur la terre offen­sée
Ils étran­glèrent la terre dans l’œuf d’elle-même

Elle se coucha sur le sol
Pour un bais­er de sainte — qu’elle ne voulait pas être
Et l’étreinte éloignée de mil­liers d’hommes
Qui étaient ses frères pour­tant la fit trem­bler
Et pleur­er de façon mau­vaise
Trop de gens dont elle igno­rait le nom et le vis­age

Elle grat­ta la terre et les cail­loux sous elle Pour le retrou­ver

Non
Pour le retrou­ver ? Non

Pour savoir
Si elle était encore au monde
Si elle por­tait encore un nom et un vis­age

Ses ongles s’usèrent jusqu’au sang ses mains s’a­t­rophièrent aux pha­langes

Bien­tôt ses veines rompaient leurs digues au dessus des hommes

Mais cesse main­tenant !

Car ton sang est ton sang
Le sang d’un homme ou d’une femme est le sien
Que jamais le sang d’un homme ne retombe
sur un autre !

Et ses veines s’é­tanchèrent par un mir­a­cle bref

Quelqu’un la rel­e­va
Il avait une pelle à la main
Une cas­quette dans l’autre
Et son vis­age bril­lait sous la lune, jeune encore

Qui es-tu ? deman­da-t-elle

Celui que tu cherch­es et n’ap­pelles pas Je re regarde depuis que je suis né
Quand j’é­tais enfant je creu­sais la terre Non pour enter­rer les morts

Mais pour semer le grain fécond ou stérile
Et toi-tu pas­sais riche et belle en haut de la route L’or est conçu pour tes bracelets
Mais avec tous les métaux tu pour­rais ensor­cel­er la lumière
Et ce sor­tilège prend la forme d’une jus­tice

Je t’ai vue hier vêtue d’une robe et cou­verte
de tes bijoux
Je te regarde aujour­d’hui comme si tu étais nue
Et dans le désir de toi qui me porte
Je ne sais plus qui tu es ni qui je suis

Qui suis-je, deman­da-r-elle

Tu es juive et belle donne-toi à moi
Et je ferai ce que tu m’or­donnes
S’il ne s’ag­it que de creuser la terre je suis là
Et je tuerai ou je me tuerai pour toi
Même si je sais qu’au­cun homme chez toi
Ne demande à un autre homme de tuer ou de mourir pour lui

Elle lui dit :
S’il était vivant per­son­ne ne me prendrait
S’il l’é­tait, per­son­ne ne m’eût prise
A lui, sans que lui dise : non, car elle est mienne.
Et la force que j’ai tu la soupçonnes à peine,
elle t’ef­fraierait

J’au­rais porté mon amant autour de la terre
Si son tombeau devait être au point de la terre opposé où je suis
Mais c’est dans celle-ci qu’il reposera

Et c’est toi qui creuseras cette terre pour moi
Mais il est juste que tu reçoives ton salaire
Si j’avais de l’ar­gent je t’en don­nerais
Mais je n’en ai pas donc je te donne mon corps

Il est mort
Que je le trompe ou non qu’im­porte ?
Sa mémoire ?
Ce n’est pas moi qui la pos­sède
C’est Adon­aï
Son esprit ?
Ce n’est pas moi qui souf­fle sur lui
C’est Adon­aï
Tout ce qu’il faut
C’est que la tombe où il repose lui appar­ti­enne

Il tail­la dans la pierre une stèle vierge
Il creusa la terre pour elle jusqu’au toit mou­vant des morts

Elle dut chercher partout dans cette mer
Le corps recon­naiss­able unique­ment pour elle
Elle le sor­tit de la terre et des morts
Elle le por­ta loin de la fos­se et des morts
Lui sur ses épaules et elle por­tait aus­si la stèle lisse ser­rée con­tre elle
Puis elle s’ar­rê­ta vers un point du milieu de la terre et dit : c’est là

L’homme la rejoignit et creusa encore la terre
Pour elle il ouvragea une tombe pro­fonde
Puis il lâcha sa pelle et titu­ba autour du trou
Il retom­ba à côté d’elle d’a­troce fatigue

Si elle avait voulu
Elle l’au­rait tué d’un coup de pelle

Elle s’al­longea sur lui
Et il prit son plaisir avec elle sur la terre froide Elle en prit aus­si
C’est ce que lui ordon­nait la terre sous elle

Son amant n’é­tait pas loin d’eux il repo­sait
À côté de sa cham­bre ouverte dans la terre

Mais eux étaient vivants et lui était mort

Il resur­git le pre­mier de l’étreinte
Vite il se rel­e­va et cou­rut vers la mort

Une patrouille alle­mande qui pas­sait le tua
Ils ne sen­tirent pas sur lui la chaleur du corps
de la femme, pas immé­di­ate­ment
Mais ils virent de la terre sur sa pelle et ses mains
Et ils virent du sang sur ses vête­ments
et sur ses mains

Chez tous les peu­ples on tue qui exhume les morts Même chez les peu­ples aux frères pareille­ment vêtus
Qui, aux cheveux noirs ou blonds,
trop se ressem­blent

Parce qu’ils appar­ti­en­nent à un autre

Quand un homme appar­tient à une femme
Une femme à un homme
L’Elo­hîm ferme les yeux et se tait
Par­fois même cela le fait sourire

Quand plusieurs hommes ou femmes appar­ti­en­nent à un autre
Cela est le mal et l’Elo­hîm souf­fre

Ils l’a­bat­tirent d’une rafale

Il ne prononça pas un mot
Il n’eut pas le temps de les voir
Il n’eut pas le temps d’avoir peur
Il n’eut pas peur il n’eut que mal

Ils se penchèrent sur ses blessures
Il n’é­tait pas tout à fait mort
Et, la douleur ayant suc­com­bé à la douleur,
Un sourire descendait douce­ment sur ses lèvres

Ils com­prirent ce sourire trop tard
Tard pour le tor­tur­er — il était mort

Ils lui tirèrent encore trois balles dans la bouche
Pour lui cass­er les dents et ce sourire

Des heures après la colère les brûlait au ven­tre
Et les croix gam­mées leur creu­saient des ulcères à tra­vers leurs man­teaux

Car il était clair pour eux Com­ment ?
Car il était clair pour eux

Com­ment — eux seuls le savaient et L’Elo­hîm l’ig­nore

Que cet homme avait fait l’amour à une juive avant de mourir

La terre la reje­ta de l’étreinte
Elle por­ta son amant sur ses épaules

Elle le déposa dans le cer­cueil délim­ité de la terre
De tous les côtés elle pous­sa la terre dans la fos­se
Avec ses mains — sans un dernier regard pour
sa forme de chair

Puis elle redres­sa la stèle et gra­va dessus (ce qui lui restait d’on­gles suf­fi­rait):

Ici repose mon amour mort, j’en témoigne : Abra­ham Haer­schel amant de celle qui
Ne porte pas encore de nom par l’Éter­nel

Elle voulut se couch­er sur la tombe et mourir

Mais les vivants et les morts doivent être séparés Et séparés aus­si les vivants d’avec les vivants
Et les morts d’avec les morts
Il ne faut pas con­fon­dre les vivants entre eux

( Car les vivants sont frères dis­sem­blables)
Ni mélanger les morts avec les morts
Cela est le mal

Mais nul besoin que l’Elo­hîm descende pour faire le tri
Et les vivants se sépar­ent d’eux-mêmes des morts
Et les vivants d’avec les vivants

Et les morts d’avec les morts
Dès que les noms des morts sont écrits sur leurs tombes

Femme, tu es ren­due au devoir amer et pro­vi­soire de vivre.

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