SÉVERINE MAGOIS : Comment s’est déclenchée chez toi l’écriture théâtrale ?
Phyllis Nagy : Elle s’est déclenchée par accident … J’ai écrit de la poésie bien avant de commencer à écrire pour le théâtre. Et l’un de mes professeurs de poésie me l’a suggéré car ce qui m’intéressait avant tout, c’était de composer des poèmes narratifs, longs et complexes, reposant autant sur l’intrigue (pour ainsi dire) que sur le langage — les assonances, les rythmes … Je n’y avais pas pensé avant qu’il me le souffle.
S. M. : Pourquoi avoir suggéré d’écrire des pièces de théâtre plutôt que des romans ?
P. N. : L’intrigue est effectivement une donnée essentielle de l’écriture romanesque. Mais si j’apprécie beaucoup le roman en tant que lectrice, la façon dont le temps y est traité ne m’intéresse pas en tant qu’auteur. Il y a une différence fondamentale entre la façon dont l’information se transmet au théâtre et dans le roman ; entre la relation que le lecteur établit avec !‘oeuvre écrite, celle du spectateur avec une pièce de théâtre également.
S. M. : Comment en es-tu venue à écrire ta première pièce ?
P.N. : J’ai quitté l’université pour découvrir les États-Unis. J’ai traversé le pays, fait route sorte de petits boulots avant de revenir à New York. Là, je suis tombée sur une annonce faisant part
de la création d’un séminaire d’écriture dramatique à l’Université. Cela m’a semblé intéressant et j’ai eu envie d’en suivre certains cours. Je leur ai envoyé mes « vieux » poèmes en leur précisant que je n’avais pas de pièce à leur proposer ; ils m’ont quand même acceptée à leur séminaire. N’empêche, j’ai encore attendu un moment avant de m’atteler à l’écriture de ma première pièce. Je me rappelle très bien comment cela s’est passé. Je n’ai pas commencé à écrire du théâtre en écrivant des petits bouts de scènes, des fragments de dialogues ou de monologues. Non, j’ai écrit une pièce à part entière … à ceci près que c’était une pièce sans dialogues. Quelque vingt-cinq ou trente pages de descriptions physiques très précises, accompagnées d’une partition sonore et musicale — j’ai également étudié la composition musicale à l’université‑, de tous les éléments qui continuent à étayer mon travail. Mais cela n’en demeurait pas moins une vraie pièce, avec une histoire et des personnages, rien à voir avec du mime ou du « performance art ». Et voilà, c’est comme ça que j’ai commencé. La pièce s’appelait EN PHOTOGRAPHIANT UN FANTÔME
S. M. : Qu’est-ce qui te pousse à continuer d’écrire pour le théâtre ?
P. N. : Si je devais établir une hiérarchie des genres littéraires, en fonction de la difficulté de chacun à communiquer correctement l’élan qui motive l’écriture, je mettrais la poésie au sommet ; ensuite viendrait le théâtre. La plupart des gens auraient sans doute tendance à placer le théâtre en bas de l’échelle, au simple motif que le théâtre, à leurs yeux, repose avant tout sur le dialogue, et que ma foi, le dialogue, c’est facile. Et en effet, le dialogue est une forme facile. Il y a d’ailleurs beaucoup de pièces qui ne reposent que sur le dialogue mais elles sont souvent terriblement mauvaises et ennuyeuses. Pour moi l’excitation du théâtre, et le défi qu’il représente, vient de ce qu’il a recours à un temps très condensé pour raconter des histoires gigantesques, des épopées. Et je ne parle pas en terme d’intrigue. Il s’agit pour moi de communiquer une expérience émotionnelle et métaphorique que le spectateur emportera avec lui pour la ruminer plus tard ; il ne doit pas tout comprendre tout de suite. L’expérience de théâtre est une expérience physique. On assiste à un spectacle. Lire les pièces est une activité tout à fait différente. Et c’est un des problèmes de l’écriture théâtrale : le théâtre ne se lit pas comme un roman ou de la poésie. Peu de gens savent lire une pièce de théâtre. Même parmi les professionnels. Si une pièce, sur le papier, satisfait le lecteur de quelque façon, on peut jurer que la pièce est mauvaise. Il n’y a pas de littérature dans une pièce de théâtre. La plupart des gens ont une conception très académique du théâtre, très littéraire. Or il y a des choses que l’on ne peut pas voir sur la page. On ne capte rien de la majesté du Roi LEAR en lisant la pièce, rien. La pièce ne fonctionne que « verticalement », sur le plateau. Ce n’est pas une forme morte ; non seulement pour la raison évidente qu’il faut des acteurs pour la dire, mais surtout parce qu’elle a besoin du public pour fonctionner, pour exister.
S. M. : Comment écris-tu ? Rédiges-tu plusieurs ébauches ? Apportes-tu des corrections à ton premier jet ?
P. N. : Il y a des auteurs gui font de nombreux brouillons. Ils commencent avec une idée, un personnage ou une intrigue et chaque version ajoute une nouvelle couche. Moi, non. Je ne peux pas commencer à écrire une pièce si je n’ai pas tous les éléments en main, dès le départ : je pars d’une idée, je la laisse se développer, puis je crée des personnages, je les inscris dans une histoire, un décor spécifiques, je compose chaque scène dans ma tête … Au bout d’un certain temps, quand la maturation est achevée, je m’assois et j’écris. Donc j’écris vraiment en une seule fois. En général, je fais lire ce premier jet à une personne de confiance qui comprend comment la pièce est construite. Elle me signale ce gui n’est pas clair. Et puis je réécris la scène ou les séquences en question, bref, tout ce qui n’est pas encore au point.
S. M. : L’agencement des scènes de tes pièces est très élaboré, la chronologie en est parfois « bousculée », je pense à DISAPPEARED (DISPARUE), par exemple. Retravailles-tu la structure d’une pièce à partir d’un schéma linéaire préalable ?
P.N. : Non, la façon dont mes pièces sont écrites correspond très exactement à la façon dont elles se sont élaborées en moi. L’histoire de DISAPPEARED ne m’est pas (d’abord) apparue sous forme linéaire. Si je pouvais prendre deux scènes de la fin et les mettre au début, sans que cela choque, cela signifierait que la structure de la pièce ne fonctionne pas. Pendant les répétitions je ne fais presque jamais de modifications, sauf lorsque surgit un problème sur lequel bute un acteur ou un metteur en scène. Si la situation me semble sans issue, alors je peux changer certaines choses. Mais la version publiée revient toujours à mes intentions premières.
S. M. : Tu as mis en scène tes propres pièces. Comment cela s’est-il passé ?
P.N. : Je n’ai jamais vraiment eu le désir de diriger mes propres pièces. Je l’ai fait en des circonstances très particulières. Et la plupart de ces mises en scène n’étaient pas des créations. Il m’est arrivé une seule fois d’en créer une, DISAPPEARED. Mais il s’agissait de sauver une production qui était encre les mains d’un très mauvais metteur en scène. J’ai pu le faire. S’il s’était agi de THE STRIP ou de NEVERLAND, je crois que j’en aurais été incapable. Monter mes pièces une fois qu’elles one déjà été créées me semble une entreprise plus envisageable. Quand j’ai mis en scène DISAPPEARED, je questionnais constamment le texte et cherchais à m’assurer qu’il fonctionnait à la fois comme divertissement (je n’ai jamais compris de quel droit on irait torturer son public) et comme pièce de théâtre sérieuse. Mais mon travail consistait surtout à devenir une « soubrette » toute dévouée aux acteurs — l’ego du metteur en scène, à mes yeux, doit toujours se situer en dessous de celui des acteurs. Pour mettre en scène une pièce, il faut la connaître de fond en comble — et l’auteur devrait être le mieux placé pour cela, afin de rendre compte non seulement de ce à quoi la pièce doit ressembler visuellement, mais aussi de ce qu’elle doit dégager comme « sonorités », comme atmosphère. Et beaucoup de metteurs en scène n’accordent pas d’attention à ces dimensions-là (en tout cas pas vraiment).
S. M. : Tes indications de décor sont très précises. Les metteurs en scène les respectent-ils ?
P. N. : Ils ne le font pas souvent. Les scénographes croient pour la plupart qu’ils créent un décor. Or ce ne sont pas des créateurs, mais également des interprètes. Le problème vient souvent de que l’auteur est trop paresseux pour imaginer un décor. Je fais partie de ceux qui pensent très précisément au décor
en tenant compte de la salle, souvent exiguë, où la pièce sera créée. Aussi dois- je constamment lutter pour que les scénographes prennent en compte mes indications scéniques, ce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire. Le décor de WELDON RISING, par exemple, est très particulier : il y a une rue, et une immense carte du quartier où se déroule la pièce, l’un des quartiers chauds de New York. La plupart des productions n’ont tenu aucun compte de cette carte géographique, alors que c’est elle qui donne à la pièce sa dernière image.
S. M. : Interviens-tu dans les productions de tes pièces quand tu ne les mets pas toi-même en scène ?
P. N. : En Angleterre, cela se passe roujours de la façon suivante. C’est la direction du théâtre et moi-même qui choisissons ensemble le metteur en scène qui montera ma pièce. Je présente une liste de metteurs en scène avec qui j’ai envie de travailler. Depuis quelque temps, j’ai une intense relation de travail avec le metteur en scène Steven Pimlott, et c’est en général lui qui crée mes pièces. Mais pas forcément. Une fois que le metteur en scène pressenti a accepté de monter ma pièce, nous choisissons tous deux le scénographe qui nous semble le plus approprié. Certains auteurs ne vont pas assez au théâtre et ne sont pas très au fait de qui fait quoi. Je n’en fais pas partie. Le scénographe commence à travailler après avoir discuté avec le metteur en scène et moi-même. Puis il nous présente une maquette de décor, à partir de laquelle nous opérons des modifications s’il y a lieu. J’ai travaillé une fois avec un grand scénographe allemand. Mais il s’est mis au travail sans que nous discutions du décor au préalable. Et quand il m’a présenté sa maquette, j’ai dit ( et redit) : « cela ne marchera pas. » Le décor proposé a été conservé tel quel. Et effectivement, ça n’a pas marché. En Angleterre les auteurs ont un droit de regard sur le choix du metteur en scène, du scénographe et parfois de la distribution. Beaucoup d’auteurs ne l’exercent pas. Cela les regarde. En ce qui me concerne, j’accompagne toujours l’ensemble du processus.
S. M. : Perçois-tu une évolution dans ton écriture, et notamment depuis que tu as quitté les États-Unis ?
P. N. : Ce qui me touche intimement, les thèmes profonds que je travaille n’ont pas changé, et je crois qu’ils restent chez tous les auteurs toujours les mêmes. Mais ce qui a changé pour moi, c’est l’envergure de mes implications politiques et sociales Elles sont devenues très européennes et c’est bien, je pense, car un auteur doit répondre aux sollicitations de son environnement. Je crois que si j’écrivais toujours des pièces situées au États-Unis, je serais très malheureuse. Cela voudrait dire que je ne suis pas impliquée dans la société où je vis. Sur le plan métaphorique, mon implication est devenue plus globale, plus universelle, je ne m’intéresse plus aux « minorités », ou du moins je n’en fais plus un sujet en soi. La nature même de l’écriture, elle aussi, s’en est trouvée changée : elle est devenue plus dense, plus attentive à la façon dont le langage développe les images et l’action. Elle est devenue en fait plus théâtrale ; elle s’éloigne encore davantage du naturalisme ; elle est aussi plus attentive aux formes classiques : je peux aujourd’hui utiliser une forme aussi traditionnelle que la structure en trois actes. Je n’aurais jamais pu écrire une pièce telle que NEVERLAND, il y a cinq ans. Ce qui m’intéresse, c’est de me servir des formes classiques pour les réinventer, d’en pousser toujours plus loin les limites.
S. M. : L’étendue de ton imagination est impressionnante. C’est peut-être ce qui m’a le plus frappée quand j’ai découvert tes pièces. La simple lecture de la liste des personnages est toujours assez sidérante …
P. N. : Il y a toujours des journalistes, des critiques qui viennent me dire : « vos personnages sont plus grands que nature » ou « les situations sont quelque peu exagérées ». Je les trouve au contraire très réels. Je crois que ce qui surprend, c’est que mes pièces sont drôles … et peut-être est-ce inattendu de voir traités avec humour les thèmes que j’aborde dans mes pièces.
S. M. : Ce ne sont pas tant les personnages en soi qui sont surprenants que la façon dont tu les mets en relation. Et tu le fais d’une façon remarquable, notamment dans THE STRIP, qui est une pièce à dix personnages.
P. N. : Quand j’ai à ma disposition un certain nombre de personnages et que je sais qui ils sont et où ils sont, mon travail n’est pas de me dire « qu’est-ce que je vais faire ? », mais concrètement de réussir à trouver comment les personnages vont être amenés à se connaître les uns les autres. Les situations ne peuvent être dues au hasard, parce que justement la pièce parle du hasard. Si la pièce parle du chaos, et si les personnages ont
aussi un comportement chaotique, alors tout n’est que confusion. La structure de la pièce doit être apparente. Dans THE STRIP j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir me servir du personnage errant d’Otto Mink, alias Murphy Greene — il a été pour moi un agent de liaison très pratique entre tous les personnages. Un critique a écrit qu’Otto Mink lui faisait penser au Duc de MESURE POUR MESURE ; voilà qui m’a surprise, et très agréablement. C’est une de mes pièces préférées.
S. M. : Comment définirais-tu l’auteur de théâtre ?
P. N. : Un auteur dramatique doit avoir le sens du dialogue — ce qui n’a rien à voir avec le simple fait d’écrire des dialogues. Mais cette capacité mise à part, il doit avant tout éprouver une réelle passion pour la culture populaire. Je me suis littéralement gavée des romans populaires de Jacqueline Susann1 pendant mon adolescence. Et heureusement ! Je crois aussi que les auteurs ne devraient pas suivre des cours d’écriture, mais bien plutôt étudier la musique, la composition musicale, la science …
Propos retranscrits et traduits par Julie Birmant.
- Auteur des années 60, notamment de THE VALLEY OF THE DOLLS
et THE LOVE MACHINE. ↩︎