CE N’EST PAS la première fois que je fais une traduction mais c’est la première fois que j’écris sur une traduction ; franchement cela me met dans un très grand malaise car je me sens là très peu compétente et pour cause : je ne suis pas une traductrice professionnelle, je suis encore moins une théoricienne de la traduction. Pourtant quand je me lance dans la traduction, je le fais sans complexes et j’ai même l’audace de m’y sentir fort bien !
Autant, là, maintenant, j’ai peur de n’énoncer que des truismes — je n’ai pratiquement jamais lu de textes réflexifs sur la traduction, je risque donc à tous moments de redécouvrir l’Amérique‑, autant, quand je traduis, j’ai peu peur et de pas grand-chose. Pourtant je connais mal les langues à partir desquelles je traduis. Il est vrai que je ne travaille jamais seule : je m’adjoins toujours un collaborateur ou une collaboratrice dont la langue d’origine est la langue maternelle — qui a donc un corps dans cette langue — et qui connaît suffisamment le français pour refuser toutes les propositions qui s’écarteraient trop de l’original.
Est-ce dire qu’à deux, on touche à la fidélité ? Non. Je ne le pense pas. J’ai même plutôt envie de dire qu’à deux, c’est pire, puisqu’on prend mieux la mesure de l’infidélité ! Une traduction est toujours une trahison (et voilà que je tombe dans le truisme mais c’est la réalité : je le sais, je le redécouvre personnellement à chaque fois et je le ré-expérimente), la traduction est toujours chose impossible, parce qu’on ne traduit jamais que des mots quand ce serait une culture, une histoire, une histoire littéraire ou une pratique du théâtre qu’il faudrait entraîner dans sa langue, voire un climat ou même des paysages. Ça fait beaucoup pour un seul texte.
Parfois on recourt à la note en bas de page : toute personne qui a lu Shakespeare sait que son texte est truffé de « jeux de mots intraduisibles en français ». C’est au théâtre, d’une inefficacité totale, mais ça fonctionne comme pis-aller. Nous avons dû y recourir en traduisant STABAT MATER1 (Il, notamment quand Marie parle des « Marocchini ». Bien sûr en français, ça veut dire « Marocains ». Mais en Italie ( je désigne bien ici le pays et pas seulement la langue), c’est ainsi qu’on appelle les étrangers marginaux qui vendent des bijoux de pacotille ou lavent les pare-brises des voitures qui s’arrêtent aux feux rouges et le texte fait allusion à ces deux activités-là. Or en France, que je sache, on lave son pare-brise soi-même et les vendeurs de pacotille me paraissent, la plupart du temps, originaires de l’Afrique de l’Ouest, le Maghreb aurait plutôt fourni ce qu’on appelle (en français et en France) « l’Arabe du coin », avec reconnaissance, car son épicerie est en général ouverte chaque fois qu’on en a besoin, qu’il vienne du Nord de l’Afrique ou d’une région plus australe. Je me demande comment on traduirait« l’Arabe du coin » dans la langue du pays où ces mêmes épiceries, à condition qu’il y en eût, seraient tenues par des Turcs par exemple, ou par des Yougoslaves … J’ajoute que pour n’importe quel Italien normalement constitué, qui dit « Marocchini », pense également « shit », herbe ou marijuana, là où le francophone pense éventuellement peausserie, cuir, bref « maroquinerie ». Ce problème étant insoluble, je ne l’ai donc pas résolu, j’ai nommé les « Marocchini » « Ivoiriens », et m’en suis expliquée dans une note en bas de page. Le sens n’est hélas qu’approximatif par rapport à l’original, mais l’assonance m’intéressait, car ces « Ivoiriens ne donnent rien », nous répète Marie. Et au théâtre, ce qu’on entend est important.