« COMMENT ÉCRIVEZ-VOUS ? La question me plaît. Elle me paraît moins stupide que celle que l’on pose habituellement : « Pourquoi écrivez-vous ?» — et il est sans doute plus facile d’y répondre, puisqu’il me suffit de me souvenir de l’acte d’écrire. Je dis bien « me souvenir », car cela fait longtemps que je n’ai pas été capable d’écrire. Dans l’ensemble plus le temps passe et plus il m’est difficile d’écrire quoi que ce soie. Je ne sais pas pourquoi j’en suis arrivé là. Je peux seule- ment m’observer et dire qu’à présent il en est ainsi : il m’est infiniment difficile de parvenir à ce point duquel il est possible d’écrire.
Il y a ici une différence à laquelle il faut faire attention. Écrire quelque chose est différent d’écrire. Je peux toujours écrire quelque chose — n’importe quel idiot peut écrire quelque chose, un souvenir, un aphorisme, un exposé, toutes ces choses-là. Écrire, c’est le contraire. Écrire, on ne le peut jamais. On ne peut pas y avoir accès, on peut y aspirer, on peut l’espérer ; on ne le peut jamais.
J’essaie d’écrire quelque chose tous les jours (sauf si ma vie est totalement chaotique). Mais je le fais uniquement pour éviter que mes doigts s’engourdissent. Tous les ans j’écris des centaines de pages gui ne sont que ça — un moyen de ne pas m’engourdir. Oui, gui sait, une tentative de me persuader que je suis toujours capable d’orthographier correctement les mots. Une manière de faire montre de respect envers le Seigneur.
Des gens me demandent parfois d’écrire quelque chose pour eux. Une pièce de théâtre disent-ils, s’ils sont metteurs en scène ou acteurs ou directeurs de théâtre. Et je hoche la tête — et en général je dis oui, car j’espère que ce petit mot « oui » va déclencher quelque chose. Puis il y a ce petit silence gêné pendant lequel ils baissent les yeux vers le plateau bien poli de la table — et ils me demandent de quoi elle parlera, cette pièce. Et je comprends la légèreté avec laquelle ils manient les mots, je comprends qu’ils sont à mille lieues de moi, je comprends que je ne pourrai jamais leur expliquer pourquoi je suis incapable d’expliquer quoi que ce soit. Une pièce, comment peut-on prononcer le mot pièce, une pièce qui n’existe pas encore, Une pièce, c’est une audace à laquelle je n’ose pas penser.
Il me semble qu’autrefois il m’était plus facile d’écrire sans monde autour de moi. Il fut un temps où il suffisait de regarder en moi pour trouver quelque chose qui déclenchait l’acte d’écrire. Ce n’est plus le cas. À présent je suis à la merci du monde. Moi-même je n’ai plus rien à dire, je n’aspire à rien, il n’y a rien que je voudrais changer. Je voudrais voir le monde devant moi, voir les hommes devant moi, les voir vivre et mourir et souffrir et disparaître dans le silence où ils sont nés. Je n’y vois aucun système et je n’y aspire pas. Je les aime, les hommes, mais je ne rêve plus de les changer. Je les attends. Voilà ce que je fais. Je les attends.
Je les attends, mais je ne m’attends à rien. Je ne sais pas ce que j’attends. Je suis assis dans le bar, dans un bus, je me retrouve dans une soirée — et soudain quelqu’un tend le bras vers quelqu’un ou descend ou s’effondre tout doucement en larmes imperceptibles et je sais qu’il y a là une pièce, que je viens de la découvrir et que, si je me dépêche et que je m’applique et que je reste impitoyablement attentif et présent pendant quelques mois, je pourrai dresser le tombeau de cet instant.
Il n’y pas de méthode pour aborder les instants, car la méthode s’évanouit avec les instants, fugitifs comme un souffle de vent dans les feuilles d’automne. À chaque instant sa méthode.
Attendre, c’est la mort. J’attends. J’attends les instants et le dur labeur c’est l’attente. Écrire est un jeu. Mais comment j’écris, je ne saurais le dire. Ou plutôt, si Je le savais, je n’aurais pas besoin d’attendre les instants. Chaque jour j’essaye d’ouvrir (c’est le mot exact) une pièce, et en général j’échoue. Je vois ma vie tomber en morceaux pendant cette attente de l’écriture (et je ne comprends même pas pourquoi l’acte d’écrire a ce caractère sacré), mais je suis incapable de me reprendre, de faire quelque chose pour me retrouver dans un état où il serait possible d’écrire. Je ne peux qu’attendre. Et lorsqu’enfin cela arrive (si cela arrive), je ne sais pas ce qui se passe et il ne m’a jamais été possible de me retourner vers mes vieilles stratégies efficaces : l’ennemi connaît désormais mes ruses, les divisions de blindés tenues en réserve, les armes nouvellement développées. Tout finit par être dévoilé dans ce musée de la guerre où les anciens combattants pleurent leur glorieuse morve.
J’écrivais plus haut que cela faisait longtemps que je n’avais pas été capable d’écrire. Le temps est ainsi fait — plus il passe, plus je suis assailli par le doute que cela puisse un jour revenir. Je ne peux pas dire évidemment comment j’écris ; je n’aurais alors pas besoin d’écrire ce papier qui ne fait que participer à l’effort constant : éviter que mes doigts s’engourdissent. Je peux seulement dire qu’il m’arrive d’écrire et que si je ne le fais pas, mon univers se dissout. Écrire est mon seul et vain outil pour entrer en relation avec le chaos et le néant.
Texte traduit par Terje Sinding.