L’encre et le ragoût À propos de l’œuvre de Daniel Lemahieu

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L’encre et le ragoût À propos de l’œuvre de Daniel Lemahieu

Le 1 Juil 1999

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PRÉLUDE en forme de por­trait chi­nois : Si c’é­tait un paysage : ce serait une mon­tagne de moules à l’aube d’une braderie ; si c’é­tait une image : ce serait une gravure, datée de 1499, con­servée au Musée Plan­tin More­tus d’An­vers, représen­tant une imprimerie, un ate­lier avec ses press­es joyeuse­ment investi par la rib­am­belle de squelettes d’une danse macabre ; si c’é­tait une musique : ce serait l’O­MAG­GIO A JOYCE de Luciano Berio lardé de bouf­fées de fan­fares des Gilles de Binche ; si c’é­tait une fra­grance : elle serait mêlée d’en­cre et de ragoût.

En vrai pili­er de car­naval, Daniel Lemahieu s’a­vance tou­jours masqué. Mais on ne sait jamais quel masque il va revêtir. le moins inat­ten­du sort tout droit du car­naval de Dunkerque. C’est celui avec lequel il ouvre une de ses pre­mières pièces ( encore inédite), LA DUCASSE À DIX sous (1974): « les ouvri­ers d’un quarti­er renouent avec la tra­di­tion des réjouis­sances de Mar­di-Gras. » Pen­dant que Polichinelle bom­barde les spec­ta­teurs avec des pro­jec­tiles, Quin­quin les harangue : « Ah berdouilleux Petit Quin­quin ! Te voilà dif­forme à cette heure. ( … )J’ai été enfan­té comme qui dirait par-dessus la jambe. Mon père a pas su sauter à la marche. Résul­tat, zyeutez : j’en porte la mar­que dans le dos. Parce que ces couennes de baiso­teux ont pas fait exprès de m’ engen­dr­er. ( … ) O mer­douilleux de par­ents Je n’en reviens pas. »

Les per­son­nages par­lent ch’­ti­mi ( ver­sion Roubaix), ils chantent des airs du cru, on se croirait presque dans un sketch de Simons1. Lemahieu, écrivain région­al­iste ? sans aucun doute. C’est cette veine régionale, cul­tivée avec art, qui le con­duira à l’in­ven­tion de son lan­gage ; lan­gage qui fleuri­ra dans ce qu’il appelle lui-même sa « trilo­gie pop­u­laire » : ENTRE CHIEN ET LOUP (1979), USINAGE (1982), D’SIRÉ (1982)2. Lemahieu y prend rad­i­cale­ment le con­tre-pied de la « mis­ère ver­bale » du « théâtre du quo­ti­di­en » des années 70, qui, e fondait, entre autres, sur l’af­fir­ma­tion de la pau­vreté extrême du lan­gage de ceux que l’on n’ap­pelait pas encore les exclus. lui, il redonne sa noblesse à la cul­ture ouvrière, par le truche­ment d’un lan­gage lyrique, dont Jean-Pierre Ryn­gaert dit très bien qu’il est « la mémoire défini­tive de paroles cabossées ». Il ne faudrait pas « chercher plus de vrai patois que de faux argot »3 dans ces trois pièces ; même si la voix fes­ti­vo-car­nava­lesque cou­vre par­fois les autres musiques, comme c’est le cas dans D’SIRÉ, cette par­lerie truf­fée de chan­sons qui pro­longe la tra­di­tion de Ruz­zante dans la mémoire des courées : « Ch’est mi D’siré / Chus né clins la rue d’lille / Je n’bos nin d’camomile / Et chus taud­is bour­ré ». le lemahiesque, cet idiome longtemps dif­fi­cile à déchiffr­er par les non- ini­tiés, est une langue nou­velle, com­pos­ite : « Entraîné et séduit par la région­al­ité des langues, je me suis intéressé à redonner une langue et un corps à ceux qui n’en ont plus ou que ça nous plaît de dire qu’ils n’en ont plus. Don­ner la parole au pop­u­laire sans souci d’im­i­ta­tion. (…) Tra­vailler le mon­tage, col­lage des langues et des paroles bras­sant le par­ler pop­u­laire, les dialectes, les langues ver­nac­u­laires, les patois, par exem­ple le joual, le picard, le wal­lon, le flamin­gant et inven­ter des par­ti­tions, sous-ten­dues par des formes rad­i­cales. »4 Nous sommes loin d’un Pag­nol du Nord ! Demeurent la saveur des bières fortes, l’é­clat des trav­es­tisse­ments col­orés, le goût du « mau­vais goût » baroque qui se pro­longe jusqu’au récent NAZEBROCK(1996): « À l’in­térieur d’une baraque de foire, d’un théâtre ambu­lant. Parade foraine pour attir­er le pub­lic. Musique. Roule­ments de tam­bour, cym­bale, grosse caisse, sirène, trompette, ton­nerre, éclairs. Machines à bruits. Atmo­sphère d’épou­vante. ( … ) Entrées de Per­cy en Madone, de Vlad en Cap­i­tan, de Naze en Polichinelle. » Sur ces tréteaux rôde la Mort — une grande par­tie de NAZEBROCK se déroule dans « un cimetière sous la lune ». Il est rare qu’on ne meure pas dans les pièces de Lemahieu : de vieil­lesse (les deux pro­tag­o­nistes D’ENTRE CHIEN ET LOUP « entrent dans la mort à recu­lons », mais le plus sou­vent de mort vio­lente (USINAGE, LADY M, LA GANGRÈNE, VIOLS). Les dernières scènes de DJEBELS sont envahies par les per­son­nages morts, qui jouent et par­lent avec les vivants, mêlés à eux (con­traire­ment aux PARAVENTS), comme en témoigne la didas­calie de la dernière scène : « Ser­taoui appa­raît au loin, radieux, prophète ressus­cité. Pier­rot, témoin muet. Béchir et Nadine sont là, juste sor­tis de la mort. » Ce coquetèle de fête pop­u­laire et de danse macabre évoque, bien sûr, Brueghel et Ensor, voire Ghelderode.

Mais voici que Lemahieu enlève son masque de Polichinelle, et appa­raît un autre masque : celui de Karl Marx — à moins que ce ne soit celui de Babeuf ? Il a pour pro­jet inavoué un théâtre poli­tique. Fidèle à ses orig­ines, il écrit sur la classe ouvrière. LA DUCASSE À DIX sous a pour thème les luttes ouvrières des années trente dans l’in­dus­trie tex­tile roubaisi­enne, alors que le mou­ve­ment syn­di­cal est déchiré entre la C.G.T. social­iste et la C.G.T.U. com­mu­niste. USINAGE déplace des per­son­nages sor­tis de LA NOCE CHEZ LES PETITS BOURGEOIS dans la France ouvrière de l’après 68, en y ajoutant la fig­ure d’un intel­lectuel gauchiste venu tra­vailler à l’u­sine, un « établi ». LA GANGRÈNE( « l’ enfoui du colo­nial­isme »), c’est la guerre d’Al­gérie vécue dans une famille ouvrière : « Tra­vail, famille, Algérie : mêmes alié­na­tions ». ENTRE CHIEN ET LOUP, vari­a­tion sur le thème du cou­ple de vieil­lards, n’est ni la séance de tor­ture de DANSE DE MORT, ni le bal­let intem­porel des CHAISES, parce que le cou­ple est un cou­ple d’ou­vri­ers ; et la pièce se démar­que de LOIN D’HAGONDANGE en ce que les per­son­nages ne sont pas des anti­héros, mais des héros à part entière, comme ceux de Büch­n­er. VIOLS, cette œuvre apparem­ment si formelle, tresse deux faits divers (un viol « ordi­naire » et le sui­cide d’une enseignante dans tous ses textes : qu’il s’agisse de l’u­til­i­sa­tion post-rabelaisi­enne des kyrielles dans Car­bonezani (pièce inédite); ou de la pra­tique, dev­enue chez lui naturelle ; des repris­es, inter­rup­tions, récur­rences de la parole. La par­ti­tion syn­copée de NAZEBROCK utilise l’aphasie-impuis­sance du per­son­nage-titre comme un objet sonore por­teur de sens : « Ah… tes… tes yeux… Fer­més, les… les… yeux… i… i… i… sont tr… tr… tr…» La parole, ou plus exacte­ment le son et le rythme de la voix, ne lais­sent guère d’e­space à la psy­cholo­gie et aux humeurs :

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