PRÉLUDE en forme de portrait chinois : Si c’était un paysage : ce serait une montagne de moules à l’aube d’une braderie ; si c’était une image : ce serait une gravure, datée de 1499, conservée au Musée Plantin Moretus d’Anvers, représentant une imprimerie, un atelier avec ses presses joyeusement investi par la ribambelle de squelettes d’une danse macabre ; si c’était une musique : ce serait l’OMAGGIO A JOYCE de Luciano Berio lardé de bouffées de fanfares des Gilles de Binche ; si c’était une fragrance : elle serait mêlée d’encre et de ragoût.
En vrai pilier de carnaval, Daniel Lemahieu s’avance toujours masqué. Mais on ne sait jamais quel masque il va revêtir. le moins inattendu sort tout droit du carnaval de Dunkerque. C’est celui avec lequel il ouvre une de ses premières pièces ( encore inédite), LA DUCASSE À DIX sous (1974): « les ouvriers d’un quartier renouent avec la tradition des réjouissances de Mardi-Gras. » Pendant que Polichinelle bombarde les spectateurs avec des projectiles, Quinquin les harangue : « Ah berdouilleux Petit Quinquin ! Te voilà difforme à cette heure. ( … )J’ai été enfanté comme qui dirait par-dessus la jambe. Mon père a pas su sauter à la marche. Résultat, zyeutez : j’en porte la marque dans le dos. Parce que ces couennes de baisoteux ont pas fait exprès de m’ engendrer. ( … ) O merdouilleux de parents Je n’en reviens pas. »
Les personnages parlent ch’timi ( version Roubaix), ils chantent des airs du cru, on se croirait presque dans un sketch de Simons1. Lemahieu, écrivain régionaliste ? sans aucun doute. C’est cette veine régionale, cultivée avec art, qui le conduira à l’invention de son langage ; langage qui fleurira dans ce qu’il appelle lui-même sa « trilogie populaire » : ENTRE CHIEN ET LOUP (1979), USINAGE (1982), D’SIRÉ (1982)2. Lemahieu y prend radicalement le contre-pied de la « misère verbale » du « théâtre du quotidien » des années 70, qui, e fondait, entre autres, sur l’affirmation de la pauvreté extrême du langage de ceux que l’on n’appelait pas encore les exclus. lui, il redonne sa noblesse à la culture ouvrière, par le truchement d’un langage lyrique, dont Jean-Pierre Ryngaert dit très bien qu’il est « la mémoire définitive de paroles cabossées ». Il ne faudrait pas « chercher plus de vrai patois que de faux argot »3 dans ces trois pièces ; même si la voix festivo-carnavalesque couvre parfois les autres musiques, comme c’est le cas dans D’SIRÉ, cette parlerie truffée de chansons qui prolonge la tradition de Ruzzante dans la mémoire des courées : « Ch’est mi D’siré / Chus né clins la rue d’lille / Je n’bos nin d’camomile / Et chus taudis bourré ». le lemahiesque, cet idiome longtemps difficile à déchiffrer par les non- initiés, est une langue nouvelle, composite : « Entraîné et séduit par la régionalité des langues, je me suis intéressé à redonner une langue et un corps à ceux qui n’en ont plus ou que ça nous plaît de dire qu’ils n’en ont plus. Donner la parole au populaire sans souci d’imitation. (…) Travailler le montage, collage des langues et des paroles brassant le parler populaire, les dialectes, les langues vernaculaires, les patois, par exemple le joual, le picard, le wallon, le flamingant et inventer des partitions, sous-tendues par des formes radicales. »4 Nous sommes loin d’un Pagnol du Nord ! Demeurent la saveur des bières fortes, l’éclat des travestissements colorés, le goût du « mauvais goût » baroque qui se prolonge jusqu’au récent NAZEBROCK(1996): « À l’intérieur d’une baraque de foire, d’un théâtre ambulant. Parade foraine pour attirer le public. Musique. Roulements de tambour, cymbale, grosse caisse, sirène, trompette, tonnerre, éclairs. Machines à bruits. Atmosphère d’épouvante. ( … ) Entrées de Percy en Madone, de Vlad en Capitan, de Naze en Polichinelle. » Sur ces tréteaux rôde la Mort — une grande partie de NAZEBROCK se déroule dans « un cimetière sous la lune ». Il est rare qu’on ne meure pas dans les pièces de Lemahieu : de vieillesse (les deux protagonistes D’ENTRE CHIEN ET LOUP « entrent dans la mort à reculons », mais le plus souvent de mort violente (USINAGE, LADY M, LA GANGRÈNE, VIOLS). Les dernières scènes de DJEBELS sont envahies par les personnages morts, qui jouent et parlent avec les vivants, mêlés à eux (contrairement aux PARAVENTS), comme en témoigne la didascalie de la dernière scène : « Sertaoui apparaît au loin, radieux, prophète ressuscité. Pierrot, témoin muet. Béchir et Nadine sont là, juste sortis de la mort. » Ce coquetèle de fête populaire et de danse macabre évoque, bien sûr, Brueghel et Ensor, voire Ghelderode.
Mais voici que Lemahieu enlève son masque de Polichinelle, et apparaît un autre masque : celui de Karl Marx — à moins que ce ne soit celui de Babeuf ? Il a pour projet inavoué un théâtre politique. Fidèle à ses origines, il écrit sur la classe ouvrière. LA DUCASSE À DIX sous a pour thème les luttes ouvrières des années trente dans l’industrie textile roubaisienne, alors que le mouvement syndical est déchiré entre la C.G.T. socialiste et la C.G.T.U. communiste. USINAGE déplace des personnages sortis de LA NOCE CHEZ LES PETITS BOURGEOIS dans la France ouvrière de l’après 68, en y ajoutant la figure d’un intellectuel gauchiste venu travailler à l’usine, un « établi ». LA GANGRÈNE( « l’ enfoui du colonialisme »), c’est la guerre d’Algérie vécue dans une famille ouvrière : « Travail, famille, Algérie : mêmes aliénations ». ENTRE CHIEN ET LOUP, variation sur le thème du couple de vieillards, n’est ni la séance de torture de DANSE DE MORT, ni le ballet intemporel des CHAISES, parce que le couple est un couple d’ouvriers ; et la pièce se démarque de LOIN D’HAGONDANGE en ce que les personnages ne sont pas des antihéros, mais des héros à part entière, comme ceux de Büchner. VIOLS, cette œuvre apparemment si formelle, tresse deux faits divers (un viol « ordinaire » et le suicide d’une enseignante dans tous ses textes : qu’il s’agisse de l’utilisation post-rabelaisienne des kyrielles dans Carbonezani (pièce inédite); ou de la pratique, devenue chez lui naturelle ; des reprises, interruptions, récurrences de la parole. La partition syncopée de NAZEBROCK utilise l’aphasie-impuissance du personnage-titre comme un objet sonore porteur de sens : « Ah… tes… tes yeux… Fermés, les… les… yeux… i… i… i… sont tr… tr… tr…» La parole, ou plus exactement le son et le rythme de la voix, ne laissent guère d’espace à la psychologie et aux humeurs :