Dans ce contexte de la récente remise en question de la marionnette par le monde théâtral, les marionnettistes ambitionnent pour leur art une position importante, voire dominante (!), au sein des arts du spectacle du siècle qui s’annonce, en revendiquant sa nature intrinsèquement transversale et sa capacité à s’adapter aux nouveaux médias. Mais pourquoi ce besoin de reconnaissance, ce désir de revalorisation ? Justement, sans doute, parce que la marionnette en occident a toujours occupé une place marginale depuis l’antiquité et encore de nos jours.
Il est vrai que le vingtième siècle témoigne de transformations radicales, et dans la pratique de l’art de la marionnette, et dans les façons multiples de théoriser cet art. Mais, si les artistes de ce siècle ont orienté de plus en plus leurs pratiques vers des formes tenant de la marionnette, c’est avant tout parce qu’elle représente une alternative aux conventions habituelles de la scène naturaliste. Sa puissance d’expression réside justement dans sa marginalité et dans sa différence.
Textes sacrés
L’impulsion consistant à s’approprier la marionnette comme nouvel outil d’expression apparaît déjà dans les différentes avant-gardes du début du siècle : expressionnisme, futurisme, surréalisme… et les nouvelles tendances dans le monde de la marionnette continuent à se valoriser en affirmant leur parenté avec ces mouvements.
Parallèlement, l’évolution des nouvelles théories de la marionnette à travers ce siècle a pris appui sur deux textes incontournables, devenus « sacrés », et cités à plusieurs reprises dans les articles qui vont suivre.
D’une part celui de Kleist, l’essai SUR LE THÉÂTRE DE MARIONNETTES, écrit en 1810, et d’autre part, celui de Craig, L’ACTEUR ET LA SUR-MARIONNETTE, datant de 1905.
La suggestion la plus radicale du texte de Kleist prône la supériorité de la marionnette sur le danseur en chair et en os, une idée adoptée et développée un siècle plus tard par Craig au point de proposer le remplacement total de l’acteur humain au théâtre par ce qu’il appelle la « sur-marionnette » ou la « super-marionnette ».
Déjà dans les expérience du Bauhaus, ces deux textes faisaient explicitement figures de références théoriques, notamment au travers des réflexions d’Oskar Schlemmer dans son propre manifeste pour un nouveau théâtre, L’HOMME ET LA FIGURE D’ART, aujourd’hui sur le point de devenir un troisième texte sacré.
La part humaine
Au début du siècle, les discours sur la marionnette, menacée par des nouveaux moyens de reproduction mécanique, ont suscité chez les pratiquants de cet art une volonté d’affirmer la part du vivant, autrement dit la présence humaine auprès de la marionnette.
Les marionnettistes commencèrent à sortir de leur castelet, d’abord pour faire la démonstration de leur virtuosité, et plus implicitement pour signifier que la marionnette était plus qu’une machine, qu’un automate. Le marionnettiste manipulerait sa marionnette comme le musicien jouerait de son instrument.
Mais c’est la rencontre avec les traditions asiatiques, progressivement découvertes en Europe au milieu du siècle (et surtout avec la marionnette japonaise du bunraku), qui va provoquer un nouvel élan artistique. Elle offre en effet aux marionnettistes le modèle d’une interprétation leur permettant d’être « invisiblement visibles » sur scène, et de continuer dans la voie esthétique d’un théâtre illusionniste. À partir des années 60, le style du bunraku prend rapidement le pas sur les autres pratiques de la marionnette de tradition européenne.
Mais l’apparition du manipulateur hors de l’ombre des coulisses va bientôt subvertir ces intentions illusionnistes et contribuer à faire évoluer la marionnette de la figuration du corps humain vers un parti pris beaucoup plus « présentatif ».
Réalisme et abstraction
La marionnette pratiquée en Europe était en effet surtout au service d’une esthétique réaliste, son objectif principal étant de fabriquer une illusion de vie, et à cette fin la technique par excellence était la marionnette à fils. Celle-ci, tout en tentant de simuler ou d’idéaliser la forme et les mouvements de son modèle, le corps humain, devait aussi créer une illusion d’autonomie vis-à-vis de son manipulateur caché. Mais les premières expériences du début du siècle vont réorienter la marionnette vers l’abstraction, et on assiste même à une remise en valeur des traditions comme celle de la marionnette à gaine européenne, justement à cause de sa stylisation innée (son manque de réalisme morphologique et gestuel), jugée jusqu’alors comme trop « primitive ». Cet aspect primitif devient, tout d’un coup, plutôt une qualité qu’un défaut. Si un artiste comme Oskar Schlemmer a préféré façonner ses figures de danseurs avec des prothèses, au lieu d’utiliser des marionnettes au sens strict, c’est, en grande partie et ironiquement, parce que la marionnette de son époque était trop réaliste.
Figure(s) emblématique(s)
Les années 60 ont profondément marqué l’histoire de la marionnette, renouvelant fondamentalement ses repères en ouvrant la porte à l’exploration de nouvelles formes et de nouvelles dramaturgies.
Par la suite, certains artistes, représentants de pratiques « sérieuses » (dans le sens expérimental de leurs recherches), ont tenté d’échapper au terme même de marionnette afin d’éviter son association avec le théâtre pour l’enfance, ainsi que son assimilation (jugée kitsch) au cabaret et au music-hall. Il y a eu de nombreux efforts pour trouver d’autres appellations, parmi lesquelles les termes Figurentheater en Allemagne, ou teatro di figura en Italie, qui restent encore aujourd’hui les expressions les plus courantes pour le théâtre de marionnettes dans ces pays. Ces termes n’ont pourtant jamais trouvé leur équivalent en français, ni en anglais, et ils se sont par ailleurs révélés assez vite obsolètes, notamment du point de vue théorique, car valorisant une conception de la marionnette considérée comme « figure » de l’homme, quand les notions mêmes de figuration et de représentation allaient bientôt être remises en cause.
L’objet du théâtre
À partir des années 70, les expérimentations des marionnettistes commencent à se confondre de plus en plus avec celles du mouvement « performance art » et, dans le milieu même de la marionnette va naître une tendance encore plus radicale et abstraite appelée « théâtre d’objets ». Cette tendance a provoqué un véritable bouleversement dans les pratiques de la marionnette et s’est accompagnée de nouvelles tentatives théoriques pour redéfinir le terme de marionnette et son champ d’expression. Dès lors et jusqu’à aujourd’hui, ce champ est devenu si large que des formes initialement issues de la danse et des arts visuels s’y rattachent désormais, et les marionnettistes actuels sont aussi bien disposés à affirmer leur parenté avec des artistes de Fluxus que des marionnettistes classiques de Guignol ou autres…
Les nouveaux aspects « présentatifs » d’un théâtre de marionnettes redéfini comme théâtre d’objets, ont produit une focalisation plus accentuée sur le marionnettiste ou « performer », qui occupe de plus en plus un rôle central dans le spectacle. Ainsi la dernière décennie du siècle a vu s’affirmer une tendance croissante à mettre le corps du marionnettiste et celui de la marionnette dans un rapport réciproque d’égalité et d’échange. Sur ce point-ci, le théâtre de marionnettes rejoint les tendances parallèles de la danse et du théâtre dramatique qui, dans leur propre évolution, se sont progressivement appropriés des langages de la marionnette ou la marionnette elle-même comme accessoire ou comme double de l’acteur.
La marionnette comme alternative théâtrale
Les articles de ce numéro reflètent certains des résultats et des interrogations autour de ces développements, dans une double perspective : la marionnette regarde le théâtre, le théâtre regarde la marionnette.
On y retrouve d’abord Dario Fo, un des premiers grands noms du théâtre à avoir fait entrer la marionnette, avec le masque et d’autres formes populaires, dans sa pratique théâtrale, et qui, comme Peter Schumann et Tadeusz Kantor, a commencé sa carrière dans les arts visuels, démarche à laquelle l’exposition rétrospective de son œuvre, récemment présentée par l’Institut International de la Marionnette, a voulu rendre hommage.
Ce sont ensuite des regards pratiques et théoriques qui s’entrecroisent dans leurs tentatives de situer la marionnette par rapport aux formes de théâtre plus classiques, et surtout par rapport à l’acteur. Le thème du double se révèle omniprésent et récurrent : la marionnette comme double du corps humain, double de l’acteur, double du personnage, double d’elle-même ; le théâtre de marionnettes comme système de dédoublement jusqu’à la mise en abîme.
L’acteur fait aussi l’objet d’une série de réflexions sur la stylisation de son jeu poussé au comble de l’artifice, royaume de la marionnette, et les idéaux de Kleist et Craig imprègnent l’ensemble de ces témoignages… avec comme dénouement le geste ultime d’Ariane Mnouchkine, qui fait littéralement assumer à ses acteurs le rôle de marionnettes.
Enfin, les expériences de la marionnette au théâtre attestent de la recherche des codes qui lui sont spécifiques, dans un va-et-vient permanent entre les conventions du théâtre d’acteurs et celles du théâtre de marionnettes.
Que fait la marionnette au théâtre et que fera-t-elle au théâtre dans l’avenir ? Il n’y a pas de consensus apparent, mais les prédictions qui affleurent au fur et à mesure de ces textes, confirment au moins que la marionnette, à la fin du vingtième siècle, a effectivement assuré sa reconnaissance au sein des arts du spectacle, ce qui n’était pas le cas un siècle auparavant. Le récent parcours de la marionnette a été en somme sans pareil dans l’histoire de cet art. Elle a gagné sa place, et sa récurrence accrue laisse imaginer qu’elle sera de plus en plus présente parmi nous.