JE VIS BEAUCOUP avec Harrower. Temps libre l’après-midi en tournée. La difficulté me paraît être la part de subjectivité qu’il faut pour le traduire, encore bien plus vaste que dans d’autres travaux de traduction. Et aussi qu’il faut agir (rythme, syntaxe, vocabulaire) sur la globalité de l’œuvre.
J’éprouve qu’il faut que cela soit à la fois correct et incorrect.
Non conforme en tout cas au disant habituel, sans folklore, sans époque.
Comment traiter élisions, contractions, sautes, ellipses…
Chaque phrase doit traduire une sensation mais qui envoie à autre chose. Ne jamais être exacte, mais précise, condensée. Précisément inexacte pourrait-on dire.
Peu de mots. Des mots courts. Des suppressions de conjonctions quelquefois, de négations presque toujours (admis en littérature contemporaine), d’article à bon escient, rarement.
Sacrifier parfois au rythme.
Privilégier une rapidité rigoureuse.
Ce qui est le plus frappant c’est, quand on tombe sur une bonne formule, ou mieux sur plusieurs à la suite, la quantité de vie parallèle, perpendiculaire, extravagante qui se développe. À l’évidence irrationnelle, instinctive. Pas loin de la formule magique (même si toute magie est niée). Code sans code.
Mais quelle matière est atteinte ? Elle est, doit rester, mystère absolu. Même si on la reconnaît hors de l’inconscient déjà exploré dont parle Artaud.
Découvrir des sensations personnelles qu’on ne peut pas nommer comme la jeune femme ne peut pas nommer ce qu’elle éprouve quand elle voit William travailler un champ, et qui n’est pas de la jalousie, qui est plus que de la jalousie. Pas de nom pour ces plus. Toute la matière de la pièce est dans ces plus incernables.
Matière fluide, informe, pourtant échappée des mots (mais alors comment les choisir ? ). Chaque phrase est de la vie. On est aux antipodes de l’académisme, au cœur de la poésie (la cellule qui invente, qui éclate). Il semble qu’avec la brièveté des phrases, la simplicité du vocabulaire soit toujours souhaitable. Dire moins pour dire plus. Dire à côté pour faire entendre ce qu’on ne veut pas préciser. Préciser, c’est aussi réduire ou tuer en exprimant. Travailler sur l’ouvert.
Sur l’instinct (écorché) de la vie.
Voilà à peu près ce qui m’est apparu à fréquenter le texte anglais éclairé pour moi par votre traduction. Je disais qu’il faudrait fracturer le texte. Mais il me semble qu’il faut beaucoup plus. Il faut rendre compte d’une explosion en train de se faire, filmée dans son mouvement, sans jamais d’arrêt et rien qui retombe, un feu, une combustion.
C’est bien sûr à la limite du possible. Mais à l’impossible on est tenu […]
Extrait d’une lettre de Claude Régy à Jérôme Hankins, datée du 29 mai 1998.