Et c’est quand ça échappe que je commence à écrire

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Entretien

Et c’est quand ça échappe que je commence à écrire

Entretien avec David Harrower

Le 1 Nov 2000
Valérie Dréville, Yann Boudaud dans DES COUTEAUX DANS LES POULES de David Harrower, mise en scène Claude Régy, 2000. Photo P. Victor.
Valérie Dréville, Yann Boudaud dans DES COUTEAUX DANS LES POULES de David Harrower, mise en scène Claude Régy, 2000. Photo P. Victor.

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Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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LA RENCONTRE se fait à Glas­gow, dans une petite rue soli­taire, bor­dée sur un seul côté d’une haie de maisons sévères, anonymes et dis­crètes – à l’image de la ville elle-même, du moins telle qu’elle m’apparaît ce soir. L’entretien se déroule sous les hauts pla­fonds d’un grand apparte­ment. Une large baie vit­rée donne sur un parc immo­bile qui s’estompe dans le cré­pus­cule et la bru­ine. Le pre­mier con­tact est ami­cal mais réservé : l’écrivain sait que son œuvre, dans son évi­dence sin­gulière et énig­ma­tique, se refuse aux éclair­cisse­ments, aux ques­tions : elle existe. Lui aus­si existe, mais depuis si peu de temps, du moins en tant que dra­maturge joué, du jour au lende­main, partout en Europe. La voix est som­bre, ren­trée, hési­tante, très hési­tante, et pour­tant, dans ses con­tra­dic­tions et ses antin­o­mies, ses atténu­a­tions per­ma­nentes, un tâton­nement esthé­tique déter­miné se fait sen­tir. Comme le per­son­nage de Jeune femme dans la pièce, Har­row­er sait au moins ce qu’il ne veut pas, ce qu’il refuse. Mais il attend encore de définir ce qu’il cherche. Après tout, il y a encore telle­ment à lire à traduire, à ten­ter. En fil­igrane, ses paus­es et ses silences sig­na­lent une force de créa­tion tau­rine, obstinée, résolue. Le sty­lo attend, et quand ils se met­tra en mou­ve­ment, il man­quera de déchir­er ou de percer la feuille dans l’intensité de l’effort et du désir. Très vite, les ques­tions pré­parées ne cor­re­spon­dent plus à la sit­u­a­tion : l’entretien cherche son but dans une série d’approximations et de mou­ve­ments con­cen­triques qui ne cessent de per­dre de vue leur cen­tre. Et pro­gres­sive­ment, une com­plic­ité s’établit : puisqu’il y a de l’indicible, pourquoi ne pas par­ler d’autre chose, car c’est de cela qu’il s’agit, à l’infini.

Jérôme Han­k­ins : Dans un fax récent vous disiez en plaisan­tant que, d’un point de vue uni­ver­si­taire, vos pièces for­maient pour l’instant un « canon anémique ». Il est vrai que vous n’avez écrit jusqu’à présent qu’un petit nom­bre d’œuvres. En fait, DES COUTEAUX DANS LES POULES est votre pre­mière pro­duc­tion pro­fes­sion­nelle. Elle a con­nu un suc­cès immé­di­at, aus­si bien en Écosse qu’à l’étranger. Vous avez, depuis, fait jouer KILL THE OLD TORTURE THEIR YOUNG (TUE LES VIEUX TORTURE LEURS JEUNES ), qui vient d’obtenir un prix pres­tigieux : le Mey­er-Whit­worth Award. Donc votre œuvre est tout à la fois émer­gente mais aus­si déjà affir­mée, créa­trice d’un univers très sin­guli­er. Sym­bol­ique­ment, DES COUTEAUX DANS LES POULES racon­te aus­si la nais­sance de l’écriture : un des épisodes cen­traux est celui où le meu­nier trans­met le sty­lo et le papi­er à la jeune femme. Ce moment, et la leçon d’écriture qui l’accompagne, vont méta­mor­phoser la vie de la jeune femme et sa con­cep­tion du monde.

Y a‑t-il eu dans votre vie un « meunier/assassin » comme Gilbert ? Qui, ou quoi, vous a mis un sty­lo dans la main ? Bref, com­ment avez-vous com­mencé à écrire ?

David Har­row­er : J’ai com­mencé à écrire rel­a­tive­ment tard. Dans ma mai­son il n’y avait pas de livres, on n’allait pas au théâtre. Sincère­ment, je ne sais pas ce qui m’a fait com­mencer à écrire pour le théâtre, je n’ai pas vu un spec­ta­cle qui m’ait fait penser…: il faut que j’écrive… je ne me sou­viens pas… Et qu’est ce que ça représente pour moi ? … Je pense que j’ai com­mencé par m’essayer à des nou­velles. Deux ou trois… et ensuite je me suis demandé ce que l’on pou­vait dire par le dia­logue seul. Je crois que ça venait d’une sorte de paresse. Cela ne m’intéressait pas d’écrire des bouts de descrip­tions entre ce que les gens dis­ent. Écrire : « elle dit » ou « il annonça ». La ques­tion était quel genre de tra­vail on peut pro­duire par le dia­logue brut. Et de là : qu’est-ce que les gens révè­lent, qu’est-ce qu’ils cachent quand ils se par­lent les uns aux autres. C’était une explo­ration de ce que le lan­gage peut faire.

J. H. : L’écriture trans­forme pro­fondé­ment la jeune femme dans la pièce. Et plus je relis la scène où elle lit ce qu’elle a écrit, plus il m’apparaît que le tra­jet de ce per­son­nage retrace une expéri­ence très intime.

D. H. : Ce que la jeune femme acquiert, c’est, tout d’un coup, la capac­ité de créer un monde à tra­vers les mots. Or, j’ai longtemps été, comme la jeune femme, inca­pable de faire ça : je n’étais pas un bon élève, je ratais mes exa­m­ens, je n’arrivais jamais totale­ment à trou­ver les mots pour m’exprimer. Au départ, j’ai com­mencé comme pein­tre ou dessi­na­teur, je n’étais pas un très bon pein­tre, mais je savais dessin­er. Je pen­sais que c’était de cette manière que je pour­rais représen­ter le monde, ce que je voy­ais autour de moi. Je ne pou­vais pas renon­cer à l’urgence du besoin de faire ça. Et je me sou­viens qu’un jour, j’ai pris un cray­on et je ne pou­vais rien dessin­er. Parce que c’était par­ti, com­plète­ment. Ça a été un vrai choc, une révéla­tion. Et alors, je me suis mis à utilis­er… à écrire.

J. H. : Dans la pièce, le fait d’écrire change le des­tin des trois per­son­nages, ou au moins celui du cou­ple. Les mots ser­vent à décrire le monde, mais peu­vent-ils aus­si le trans­former ?

D. H. : Si on décide soudain de se met­tre à écrire, il y a une respon­s­abil­ité vis-à-vis du monde qu’on essaye de décrire et des mots qu’on utilise. Et je crois que c’est ce que décou­vre la jeune femme, elle a une respon­s­abil­ité envers ses pro­pres sen­ti­ments, main­tenant qu’ils sont nom­més et décrits, et plus seule­ment des choses éphémères. Une chose nom­mée est dif­férente d’une chose non-nom­mée. La jeune femme doit donc agir.

J. H. : Claude Régy a inti­t­ulé son texte dra­matur- gique : « Ici … à ici » en référence à une réplique de la scène 9 : « J’ai plus de vie que de blé. J’écris ce qui est ici- dedans dans ma tête. Fin du jour, chaque jour. Ici…à ici. » Moment où le meu­nier tient en l’air une liasse de papi­er : « Regarde la quan­tité de moi qu’il y a. » Peut-on lire ces lignes comme un art poé­tique ? Il a plus de vie que de blé, à tra­vers l’écriture ?

D. H.: Oui.

J. H. : À tra­vers les mots.

D. H. : Oui. Je crois que le meu­nier fait référence à la façon dont les autres le voient. La jeune femme ne lui ren­voie qu’une image de lui. Et lui dit : il y a d’autres facettes de moi que tu ne vois pas.

J. H. : Veut-il dire qu’il y a plus de lui dans ce qu’il écrit que dans ce qu’il peut dire ?

D. H. : Oui, parce qu’il ne lui est pas per­mis de mon­tr­er que… Il est telle­ment opprimé par le vil­lage à cause de ce qu’il est : le « Meu­nier », c’est-à-dire le Méchant. Sa capac­ité à être autre chose que le nom qu’on lui donne est très lim­itée. C’est un étranger. Et il va dire à la jeune femme : j’ai toute une autre vie dont tu n’as pas con­nais­sance, ce sont les choses que j’écris. Il faut se représen­ter à quel point les vies étaient sta­tiques à cette époque, on ne pou­vait aller nulle part, et surtout pas la nuit – ça a été une des révéla­tions pour moi, quand je fai­sais des recherch­es pour la pièce, de me ren­dre compte de ce que c’était que de vivre à une époque où on vivait unique­ment à la lumière naturelle, à la lueur des bou­gies, et donc la vie était com­plète­ment sta­tique, réduite à tra­vailler et dormir, manger et dormir. Je crois que le meu­nier a plus que ce que le vil­lage l’autorise à avoir. Je crois que c’est vrai pour tous, comme William,
mais William, lui, accepte, il est le laboureur, il n’est que le laboureur, bien que sa tirade à la fin de la pre­mière scène donne l’impression qu’il est au-delà que ce que les gens pensent de lui. D’où ses mots à la fin de la pièce, lorsqu’il par­le, au-dessus de la femme couchée, d’un « nou­veau pays » qu’on ne peut voir que là et nulle part ailleurs.

J. H. : Quelle est la dif­férence entre le mari, Petit-cheval William, quand il laboure les champs, et le meu­nier quand il écrit sur ses feuilles ?

D. H. : Encore une fois, c’est le monde de l’action, celui où l’on fait des choses, où l’on tra­vaille, qui est celui de Petit-cheval William, le monde où l’on survit, où, en un sens, l’on n’utilise pas l’imagination – soit qu’on ne le veuille pas, soit qu’on n’en soit pas capa­ble (quoique l’on puisse répon­dre qu’il faut de l’imagination pour dire : « je vais labour­er ce champ », ou « je vais semer ce champ »).

Or, à cette époque, dans le monde que j’ai créé, les gens n’étaient défi­nis que par ce qu’ils font. Le meu­nier lui aus­si n’est que ce qu’il fait : il moud le grain, mais en se ser­vant des mots, il crée une autre per­son­ne pour lui-même. D’autres per­son­nes.

J. H. : La pièce évoque le pas­sage d’une cul­ture orale à une civil­i­sa­tion de l’écrit, en ter­mes his­toriques mais aus­si sym­bol­iques. Dans la dernière scène de la pièce, Gilbert, le meu­nier dit : « Je veux plus. À la ville il y a livres, sty­los et papi­er. Pos­sédés par des gens qui ont quit­té des vil­lages. Ils par­lent tout le jour de toute chose dans le monde. » Que sig­ni­fie ce change­ment pour cette société ?

D. H. : Je ne sais pas vrai­ment com­ment s’est passé ce pas­sage de l’oral à l’écrit. Ce que couch­er des choses par écrit a fait aux gens, à leur psy­cholo­gie. Donc je ne suis pas armé pour répon­dre. Sym­bol­ique­ment, je ne crois pas que j’y ai vrai­ment réfléchi. La manière dont j’approche l’écriture est celle-ci : la pièce traite de quelque chose, d’une femme qui tombe amoureuse d’un meu­nier, et je ne sais pas de quoi ça par­le pen­dant que j’écris. (Au départ, dans mon esprit, il n’y avait pas de sty­lo, il n’y avait pas de papi­er.) Donc je tourne autour et je pousse pour trou­ver ce qui va se pass­er après. Et je ne sais pas répon­dre à la ques­tion « qu’est-ce que vous voulez dire par là », parce que c’est quelque chose sur lequel je me suis tou­jours inter­rogé : est-ce que je dois essay­er de sauter par dessus la pièce et me deman­der ce que je veux dire là ( « qu’est-ce que je dois met­tre en avant pour que le pub­lic com­prenne le sens de ce que je veux dire »), alors que la manière dont une pièce se con­stitue, se strat­i­fie, c’est par une his­toire, des blocs d’histoires qui créent une his­toire entière, et quelque chose dans mon esprit doit agir sur mon sub­con­scient et me dire de pren­dre un sty­lo et un papi­er. C’est tou­jours un mys­tère frus­trant pour moi, parce que je ne suis jamais totale­ment dans le temps où je voudrais que la pièce se passe. Ça vient tou­jours d’ailleurs.

J. H. : Après, c’est aux spec­ta­teurs, au met­teur en scène et aux acteurs de faire agir leur imag­i­naire. Mais ce qui me frappe c’est que vous dites que vous com­mencez tou­jours par une his­toire : une jeune femme qui tombe amoureuse, et au cen­tre de cette his­toire, appa­raît une scène avec une feuille de papi­er et un sty­lo, et beau­coup de la sen­su­al­ité qui naît entre les per­son­nages tourne autour des mots et de l’échange du sty­lo et la référence à la craie, les noms, jusqu’à ce moment où la jeune femme lit au meu­nier ce qu’elle a écrit, moment cru­cial.

D. H. : Tan­dis qu’elle lit, son monde est en train de chang­er. Et il n’y aura pas de retour pos­si­ble une fois qu’elle aura lu. Ce que j’ai tou­jours vu dans ce moment-là, c’est que parce qu’elle était endormie, elle a oublié l’émotion qu’elle a ressen­ti dans l’après-midi. Mais en lisant elle se rend compte qu’elle peut la ressus­citer à nou­veau. Et c’est cela que fait l’écriture.

J. H. : Écrire per­met donc de garder l’émotion en vie ?

D. H. : Oui. Pour moi c’est ce que fait le meu­nier la plu­part du temps. Et peut-être qu’il com­mencera à écrire de la poésie sur elle, pour la garder vivante. Puisqu’ils se sont « per­dus l’un dans l’autre ».

J. H. : Si vous étiez un mem­bre du pub­lic, com­ment imag­iner­iez-vous l’histoire du meu­nier après la pièce ?

D. H. : Je ne sais pas exacte­ment. En vérité je ne me suis pas vrai­ment posé la ques­tion.

J. H.: Il cesse d’être un meu­nier.

D. H. : Oui. Il deviendrait peut-être un ivrogne.

J. H. : La ques­tion des noms et de nom­mer les choses est cru­ciale. Elle se pose dès la pre­mière scène où la jeune femme essaye de trou­ver des mots pour nom­mer ce qu’elle voit.

Il y a une énigme dans les noms, dans les déf­i­ni­tions. La femme dit : « Tout ce que je dois faire c’est pouss­er des noms dans ce qui est là pareille que quand je pousse mon couteau dans le ven­tre d’une poule. » Les mots sont des êtres vivants, mais aus­si des out­ils ou des armes. Pour­riez-vous com­menter cette réplique ?

D. H. : La pre­mière réplique de la pièce est très intéres­sante. Fon­da­men­tale­ment, ce qu’elle dit c’est : je ne suis pas ça, je ne suis pas ce que vous me déter­minez à être. Et son tra­jet, en un sens, je le vois comme une décou­verte non pas de « qui je suis », ça c’est banal, mais de « je ne suis pas ça » ; elle ne com­mence pas par dire : « je suis ça…» Et dans son tra­jet elle décou­vre qu’elle est tant de : « Je suis ceci…» Elle a donc une myr­i­ade de pos­si­bil­ités par­mi lesquelles choisir. Main­tenant, ça dépend entière­ment d’elle, elle con­trôle com­ment les autres la voient. Et c’est pourquoi, à la fin de la pièce, quand le meu­nier la rejoint dans le champ, elle ne fait plus par­tie du vil­lage, elle est la folle, l’étrangère, elle pue, ne se lave plus les cheveux…

J. H. : Alors l’écriture trans­forme les gens en ivrognes et en fous ! ?

D. H. : Je ne sais pas. Mais au-delà de la plaisan­terie, c’est une chose qu’on m’a sou­vent demandée : est-ce que vous n’entérinez pas le meurtre et le fait que l’écriture mène au crime, à la destruc­tion, à la mort ?

J. H. : Les mots sont des couteaux dans les poules. Nous avons par­lé de la respon­s­abil­ité dans l’acte d’écrire. Les mots peu­vent être dan­gereux, ils peu­vent détru­ire.

D. H. : Oui, je le pense. L’écriture peut être sédi­tieuse, dan­gereuse. Mais il n’y a pas que les mots. Le réc­it a une réper­cus­sion aus­si.

J. H. : La ques­tion des noms, du lan­gage, des défi­ni- tions me sem­ble reliée à celle de Dieu, du divin, et du Verbe, pour chaque per­son­nage d’une manière dif­férente. Le mot Dieu est d’ailleurs sou­vent répété dans la pièce ; la rela­tion à Dieu est cru­ciale pour cha­cun des per­son­nages. L’évolution de l’intrigue, le tri­an­gle for­mé par les per­son- nages est han­té par cette ques­tion. Il y a ces moments où William et Gilbert par­lent au-dessus de la jeune femme couchée (scène 19), quand la jeune femme lit ce qu’elle a écrit (scène 15), quand après avoir tué William, la jeune femme et Gilbert sont couchés ensem­ble (scène 22).

Au cen­tre de la pièce se pose la ques­tion de l’écriture. Mais aus­si de la rela­tion à Dieu. Com­ment les deux sont-ils reliés ? Par exem­ple, que peut-on dire de la pen­sée du divin con­tenue dans l’expression de la jeune femme « I am deserv­ing » (« Je suis méri­tante », ou « Je mérite »)?

D. H.: Dans le con­texte de la pièce, elle croit que si elle regarde assez fix­e­ment le monde, elle appren­dra la manière dont Dieu décrit le monde. Si elle regarde assez fix­e­ment, après avoir dor­mi elle se réveillera et elle pos­sèdera de nou­veaux mots pour décrire les choses qui arrivent. C’est ça que je veux dire par « méri­tant ». Je n’ai pas fait des recherch­es en théolo­gie, j’ai lu des arti­cles sur l’idolâtrie, cette croy­ance religieuse d’avant le catholi­cisme selon laque­lle Dieu était dans tout, qu’il y avait cer­taines choses de lui qu’on pou­vait touch­er dans les choses. Et c’est de cela qu’il s’agit quand la jeune femme dit que Dieu est dans tout. Et donc si Dieu est dans tout, alors il doit y avoir un moyen de ren­con­tr­er Dieu dans les choses. Et com­ment est-ce qu’on ren­con­tre Dieu dans les choses ? – en ayant un mot pour chaque chose. Donc elle ne peut pas com­pren­dre com­ment les autres habi­tants du vil­lage peu­vent se con­tenter de vivre leur vie sans vouloir ren­con­tr­er Dieu dans chaque chose. Elle dit : ils n’ont de mots que pour les choses dont ils ont besoin et qu’il utilisent. Ils n’ont pas de mots descrip­tifs, ni d’adverbes. Sa con­cep­tion de Dieu est dif­férente de celle des autres, parce que le vil­lage se con­tente de la cer­ti­tude qu’il faut faire ce que Dieu veut qu’on fasse. Et donc ils con­sid­èrent Dieu d’une manière très étroite, comme quelqu’un qui doit être obéi ou vénéré.

J. H. : Dans le dia­logue entre les deux hommes ( scène 19 ) au-dessus de la jeune femme couchée, William par­le à Gilbert d’aller à l’église et remar­que : « La gloire de Dieu est Dieu, pas sa Créa­tion. Ça qu’ils dis­ent main­tenant. » Je trou­ve dif­fi­cile de situer ce dia­logue. Quelle est la valeur his­torique de ce « main­tenant » ?

D. H. : Les hommes d’église essayaient de con­va­in­cre les gens que Dieu n’est pas partout. Il leur était demandé par les marchands, les class­es dirigeantes d’aller pro­fess­er ça parce que l’Écosse ne pou­vait plus se nour­rir elle- même. Il fal­lait rav­i­tailler les villes, réformer l’agriculture [en agran­dis­sant les exploita­tions pour pro­duire davan­tage, ce qui pas­sait par l’expropriation des petits pro­prié­taires], pour créer une société indus­trielle, ou du moins de plus en plus urbaine. Il fal­lait donc élim­in­er toutes ces vieilles notions, ce pan­théisme. Il faut imag­in­er une arma­da d’hommes d’église par­courant les églis­es pour délivr­er ce nou­veau mes­sage : « Il n’est pas tout autour. Il est en fait là-haut dans le ciel. Et Il n’est pas dans ce rocher ou dans ce champ. » Et William décrit là cette con­jonc­ture. Mais encore une fois la sit­u­a­tion his­torique ne cor­re­spond pas exacte­ment à leur sit­u­a­tion dans la pièce.

J. H. : Et que pense le meu­nier, Gilbert ?

D. H. : Dans la pièce, il ne s’agit pas seule­ment de la nais­sance de l’écriture, mais aus­si de celle du libre- arbi­tre. Quand à la fin de la scène 22, Gilbert dit à Dieu : « C’est pas Toi. C’est moi », il se rend compte soudain qu’il crée sa pro­pre réal­ité. Il crée son pro­pre monde. J’imagine que lui aus­si est croy­ant. Mais il ne va pas à l’église comme les autres. Il décou­vre que Dieu n’est pas ce qu’il croy­ait à l’origine.

J. H. : Qu’est-ce qu’il croy­ait à l’origine ?

D. H. : Je ne sais pas. Je crois qu’il croy­ait plus ou moins ce que croy­ait le vil­lage. Mais lui fait un pas sup­plé­men­taire et il écrit ses pen­sées. Et la femme con­jure ça en dis­ant : « Est Dieu qui met des choses dans ta tête et est Dieu qui les enlève. Est péché de les garder » – c’est-à-dire de les écrire. C’est défi­er Dieu de les garder. Mais lui a dépassé cette idée. Il a une con­cep­tion plus pro­gres­siste de Dieu parce qu’il est seul. Il peut faire ce qu’il veut, penser ce qu’il veut.

J. H. : Adri­enne Scul­lion, dans son livre THÉÂTRE EN ÉCOSSE dis­tingue deux ten­dances dans le théâtre écos­sais con­tem­po­rain : la pre­mière s’attacherait à dépein­dre une société urbaine en plein désar­roi moral ; la sec­onde à puis­er dans l’histoire et les mythes orig­inels de l’Écosse, sus­cep­ti­bles d’agir sur l’imaginaire, de le ressourcer, de retrou­ver leurs pou­voirs de guéri­son mag­iques.

Dans TUE LES VIEUX…, par exem­ple, la femme en anorak dit : « Nous ne savons plus – per­son­ne d’entre nous, plus per­son­ne ne sait, pourquoi nous faisons quoi que ce soit. Nous ne savons plus pourquoi nous agis­sons. Il ne reste plus aucune rai­son de faire quoi que ce soit. » Dans cette pièce, et d’autres plus anci­ennes : 54 % ACRYLIC et LES CHRYSALIDES vous dépeignez une civili- sation en pleine décom­po­si­tion. C’est très dif­férent de ce que vous faites dans DES COUTEAUX DANS LES POULES.

D. H. : Il n’y a pas tant de guéri­son que ça dans DES COUTEAUX DANS LES POULES. Je dirais qu’il y en a plus dans TUE LES VIEUX… Je n’ai jamais vu TUE LES VIEUX… comme une pièce « urbaine ». Je me méfie beau- coup de cette idée que la ville est for­cé­ment mau­vaise, que les vies sont frac­turées, que les gens n’ont plus de rap­port les uns avec les autres, qu’il y a une panne de com­mu­ni­ca­tion. Je vois cette pièce de façon com­plète- ment dif­férente. Je la vois comme une pièce qui ne par­le que de com­mu­ni­ca­tion, du désir de com­mu­ni­quer, avec des gens qui le font vrai­ment – et tant pis si c’est de tra­vers, ils font quand même des ten­ta­tives. Mais je crois que je vois où Adri­enne Scul­lion veut en venir. Elle par­le de la vision rurale de l’Écosse, de cette idée de l’Écosse comme d’un lieu où les êtres peu­vent se ressourcer, retrou­ver la paix, et dès qu’ils vont à la ville les choses tour­nent mal. Moi, je ne ressens pas ça. Mon paysage rur­al est un enfer (rires), et ma ville est un endroit où les gens se trou­vent ensem­ble.

J. H. : Alors que peut-on dire de la genèse de DES COUTEAUX DANS LES POULES ? D’où vient cette pièce ? Vouliez-vous écrire sur l’Écosse ?

D. H. : Non, pas du tout. C’est un piège dans lequel je ne veux surtout pas tomber. J’ai écrit une pièce avant celle-ci, qui par­lait de… j’ai décidé qu’elle par­lerait de l’appropriation des ter­res par les grands pro­prié­taires en Écosse, et des injus­tices qui en découlaient. Et cette pièce était dom­inée par cette his­toire, elle devait servir à dénon­cer les injus­tices de ces actions. C’était une très mau­vaise pièce parce que je bat­tais le tam­bour, je décrivais la colère des gens. Or, il y a une scène dans cette pièce où un rétameur ambu­lant sur un marché racon­te l’histoire d’une femme qui va au moulin et tombe amoureuse du meu­nier. C’est de là qu’est venu l’histoire, de la bouche de quelqu’un d’autre dans une autre pièce. Et je me suis dit soudain que c’était pas mal, parce que c’était sim­ple. Donc la pièce était à l’origine une his­toire dans la bouche de quelqu’un d’autre. Et c’est quand je me suis mis à imag­in­er ce monde que d’autres sit­u­a­tions sont entrées en jeu, plutôt que des con­sid­éra­tions plus larges. Dès que je me suis mis à revivre ce temps-là, avec des ques­tions comme : « quelle était l’étendue… l’étendue de leur vocab­u­laire, les mots aux­quels ils avaient accès, com­ment était-ce de vivre dans une mai­son où quand la nuit tombait on ne sor­tait plus ? » … toutes ces choses ont com­mencé à fer­menter, m’obligeant à ressen­tir ce que c’est que d’utiliser le lan­gage, de n’avoir pas de lan­gage, et de chercher d’où vient le lan­gage. Je ne me mets à écrire que lorsque toutes ces choses s’agrègent. Je ne peux rien écrire avant de me sen­tir poussé par der­rière.

J. H. : Pensez-vous que le met­teur en scène et les acteurs devraient con­naître ce mag­ma orig­inel de l’écriture, ou est-ce que la pièce suf­fit à elle-même ?

D. H. : À mon avis, les péri­odes de répéti­tion sont trop cour­tes en Écosse : trois semaines en général. Les acteurs n’ont pas le temps… Et je trou­ve tou­jours frus­trant de penser que j’ai passé tout ce temps à réfléchir sur cette pièce, les prob­lèmes qu’elle soulève, à faire des lec­tures, tan­dis que les acteurs ne peu­vent pas s’intéresser à cet arrière-plan. Bien sûr ils s’intéressent à leur per­son­nage, car il faut mon­ter la pièce. Mais ils n’ont pas le temps de faire des recherch­es, par exem­ple sur les rap­ports des gens à Dieu au seiz­ième siè­cle.

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