Un jour, je suis devenu « burattinaio » de Polichinelle et à partir de ce jour-là, a commencé une recherche sur laquelle je n’arrive pas à mettre le mot « fin ». Au contraire, de nouvelles questions apparaissent et après plus de vingt ans de connivence avec ce mystérieux personnage, toutes les réponses sont vaines, et ce qu’on croyait être le vrai et le faux se brouille. Ma recherche court de plus en plus vers le rien et tout mon présumé savoir devient ignorance.
VRAIS OU FAUX ? était le titre que mon maître Nunzio Zampella donna à son spectacle dans les lointaines années 80. Si je pense à mon ignorance, je suis pris de panique et je ne sais plus quoi dire. Alors, je vais raconter des petites histoires qui me sont arrivées. Vraies ou fausses ? Libre à vous de choisir.
Je me suis rapproché du monde des « guaratelle » napolitaines non pas par amour du passé mais parce que je pressentais qu’elles avaient quelque chose de contemporain à dire. Symbolisme, art abstrait, surréalisme, sont des mots inventés par les avant-gardes artistiques et sur lesquels on fait encore des recherches. Pourtant, le langage de l’ancien art des « guaratelle » utilise tout cela depuis un temps immémorial : Polichinelle est la négation de toute académie, il rentre et sort des règles à sa guise. Il me fallait revenir aux sources, apprendre leur langage.
Je venais de faire connaissance de Nunzio Zampella, dernier burattinaio vivant de la tradition napolitaine. Il avait arrêté de faire des spectacles et il n’avait plus rien avec lui. De tout son pauvre bagage, il ne lui était resté que ses mains, et il ne voulait rien me transmettre, moins que rien.
Pourtant les mains représentent l’essence de cette tradition qu’on ne peut ni aliéner ni mettre dans un musée et qui existe en même temps que notre corps vivant. Elles sont l’A.D.N. actif du passé sur lequel on peut faire revivre le plus ancien Polichinelle du monde, comme un enfant qui vient de naître. En ce temps là, je ne pouvais pas le savoir et dans ma recherche, j’avais en face de moi le vide. N’importe quel chercheur sérieux aurait abandonné. Pas moi.
J’ai cherché le passé à l’intérieur de moi-même, je l’ai inventé au point de construire un spectacle « traditionnel » complet d’une durée d’une heure. Le public l’a accueilli comme s’il était authentique ; il l’a trouvé à la fois moderne et fidèle à la tradition. C’est seulement après cette vérification que j’ai montré le fruit de mon travail à mon maître. Je lui avais effrontément désobéi, mais je savais que c’était là son désir le plus caché.
Alors seulement, il me montra son travail d’une manière complète.
Nous nous associâmes, lui et moi. Lui qui tout juste un an auparavant avait décrété la fin de cette tradition et avait vendu « baracca e burattini » (tout son théâtre), il recommençait à travailler avec moi, avec le matériel que j’avais construit. Cette période dura de septembre 1979 à décembre 1986, année durant laquelle il partit vers d’autres mystérieuses recherches.
On n’est pas à la fin de l’histoire, mais au début qui n’a pas de fin.
Cette manière de m’approcher de la tradition m’avait permis de comprendre que faire revivre le passé sans l’invention du présent aurait été la négation profonde de ce que chaque vrai burattinaio a toujours fait, à toutes les époques.
Le mot « tradition » a été inventé, me semble-t-il, assez récemment, et plutôt que d’éclaircir les choses, a souvent créé beaucoup de confusion.
Quel est notre rapport avec la tradition ? En tant que burattinaio, je me demande surtout quel est le rapport que mon public entretient avec la tradition. Je crois qu’il s’agit de cette émotion qu’il peut ressentir pendant un spectacle qui le ramène très loin dans son passé d’homme, où se réveille un ancien enfant oublié. Les spectacles traditionnels ratés sont ceux qui ennuient et endorment, qui transforment l’art vivant en art muséal mort. Je crois que l’une des erreurs que souvent l’on commet est de confondre « tradition » et « répertoire traditionnel ».
Le répertoire offre une série de canevas tout droit sortis du passé. S’il nous est parvenu, ce n’est pas sans raisons. Mais il ne constitue pas pour autant le corps de ce qu’on peut faire avec la tradition, il n’est qu’une source où puiser pour parler de notre monde contemporain. Face à ce monde riche et complexe surgissant de derrière le rideau qu’est la « tradition », il y a une seule possibilité : se perdre. Aujourd’hui, en regardant ma carrière – un grain de sable dans la mer – je m’aperçois combien il est essentiel de partager et de confronter ses propres recherches avec celles d’autres burattinai de Polichinelle, et de favoriser la naissance de nouveaux burattinai qui, avec de jeunes énergies et de nouvelles inventions, pourront venir rafraîchir notre océan.
Dans toute cette complexité une seule planche de salut ! La simplicité.
Dans cette mer en tempête chacun de nous a son petit bateau fait de « baracca e burattini » et sa petite bouée de sauvetage.
Quelques simples exemples pour voir combien de possibilités s’ouvrent, simplement en jouant avec le répertoire.
Le répertoire traditionnel : Polichinelle danse avec Teresina. Le chien veut le mordre ? Il le chasse. Un despote veut l’empêcher de chanter ? Il le tue. La mort veut le prendre ? Il la repousse. Et après dans le final : il danse avec Teresina.
Mais dehors, dans le monde réel, il y a la guerre, la violence et les hommes réels demandent à Polichinelle de dire la sienne. Comment peut-il répondre ? Comment Polichinelle peut tenir un discours contre la guerre ? Pour le burattinaio, c’est l’angoisse la plus noire. Pourtant, le public attend sa réponse. La peur, l’angoisse entrent dans son petit théâtre et ses personnages, les éternels ennemis de Polichinelle meurent tous seuls, Polichinelle est fâché parce qu’il ne peut plus faire sa guerre. Ce simple changement des règles de la « tradition » crée la transe, l’émotion arrive au public, le message est fort.
Le spectacle a été joué dans une vraie prison quelques jours après une violente rébellion, activée par un système qui utilise d’abord l’arme de la répression. Que fait Polichinelle ? Il est violent comme toujours, mais cette fois-ci, il rencontre un personnage mystérieux qui plutôt que de mourir prend la force de sa violence et arrive à l’emprisonner. Polichinelle est désesperé, il arrivera à battre le mystérieux personnage seulement après la révélation de San Gennaro : seuls les baisers et les caresses le font brûler pour l’éternité. C’est un spectacle presque stupide, et pourtant la réaction du public a été terrible. Je ne parle pas des prisonniers mais du directeur de la prison. De toute mon expérience, aucun coup de bâton de Polichinelle n’a été capable de toucher quelqu’un du public comme ce terrible baiser.
Et puis encore… Mais qui est ce Polichinelle ? On le voit si petit, presque insignifiant et puis, un metteur en scène comme Roberto De Simone, suffisamment estimé en Italie pour pouvoir se permettre de petites étrangetés, introduit Polichinelle, le petit burattino, dans une œuvre. N’importe qui pourrait prévoir sa disparition dans un contexte si imposant, et pourtant il devient plus fort que l’orchestre entier. C’est sa capacité d’être en transe qui est incroyable. Et ici, s’ouvre un autre puits sans fin. Des actions simples, comme perdre le masque, deviennent terribles, bouleversantes.
Il y a aussi l’expérience de l’école. À un certain point de ma recherche est arrivée l’idée de la transmission. On part du vide : il faut découvrir son propre Polichinelle à l’intérieur de soi. Doucement, s’ouvre un monde infini. Après une année de travail, naissent de nouveaux burattinai avec de nouvelles idées qui raniment d’anciennes forces mystérieuses cachées on ne savait où, incontrôlables. Ce qui m’a motivé à enseigner : non plus concentrer mon attention sur mon travail mais plutôt l’accorder à celui qui cherche : l’élève. L’aider à chercher. Aucun remède. Aucune règle ou technique à acquérir. Seulement des petits exemples, si possible un peu contradictoires, pour donner l’envie, l’imitation étant interdite. Au début, il y a la panique, il y a le vide en face, mais en creusant à l’intérieur de nous et en s’aidant de nos forces, le Polichinelle caché en nous commence à sortir, il est notre envie de vivre, simple, primordiale, de vivre en se battant avec le monde réel, de l’emporter sur les monstres qui veulent nous tuer, de rencontrer l’amour qui nous nourrit. La panique est riche d’enseignement. Elle se situe au dessus, sur le mur qui relie passé et modernité.
Texte traduit de l’italien par Alessandra Amicarelli avec l’aide de Sophie Bon.