Le burattinaio entre tradition et modernité

Le burattinaio entre tradition et modernité

Le 7 Nov 2000
Bruno Leone devant son casteletet avec Polichinelle, 2000.
Bruno Leone devant son casteletet avec Polichinelle, 2000.

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Bruno Leone devant son casteletet avec Polichinelle, 2000.
Bruno Leone devant son casteletet avec Polichinelle, 2000.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Un jour, je suis devenu « burat­ti­naio » de Polichinelle et à par­tir de ce jour-là, a com­mencé une recherche sur laque­lle je n’arrive pas à met­tre le mot « fin ». Au con­traire, de nou­velles ques­tions appa­rais­sent et après plus de vingt ans de con­nivence avec ce mys­térieux per­son­nage, toutes les répons­es sont vaines, et ce qu’on croy­ait être le vrai et le faux se brouille. Ma recherche court de plus en plus vers le rien et tout mon pré­sumé savoir devient igno­rance.

VRAIS OU FAUX ? était le titre que mon maître Nun­zio Zam­pel­la don­na à son spec­ta­cle dans les loin­taines années 80. Si je pense à mon igno­rance, je suis pris de panique et je ne sais plus quoi dire. Alors, je vais racon­ter des petites his­toires qui me sont arrivées. Vraies ou fauss­es ? Libre à vous de choisir.

Je me suis rap­proché du monde des « guaratelle » napoli­taines non pas par amour du passé mais parce que je pressen­tais qu’elles avaient quelque chose de con­tem­po­rain à dire. Sym­bol­isme, art abstrait, sur­réal­isme, sont des mots inven­tés par les avant-gardes artis­tiques et sur lesquels on fait encore des recherch­es. Pour­tant, le lan­gage de l’ancien art des « guaratelle » utilise tout cela depuis un temps immé­mo­r­i­al : Polichinelle est la néga­tion de toute académie, il ren­tre et sort des règles à sa guise. Il me fal­lait revenir aux sources, appren­dre leur lan­gage.

Je venais de faire con­nais­sance de Nun­zio Zam­pel­la, dernier burat­ti­naio vivant de la tra­di­tion napoli­taine. Il avait arrêté de faire des spec­ta­cles et il n’avait plus rien avec lui. De tout son pau­vre bagage, il ne lui était resté que ses mains, et il ne voulait rien me trans­met­tre, moins que rien.

Pour­tant les mains représen­tent l’essence de cette tra­di­tion qu’on ne peut ni alién­er ni met­tre dans un musée et qui existe en même temps que notre corps vivant. Elles sont l’A.D.N. act­if du passé sur lequel on peut faire revivre le plus ancien Polichinelle du monde, comme un enfant qui vient de naître. En ce temps là, je ne pou­vais pas le savoir et dans ma recherche, j’avais en face de moi le vide. N’importe quel chercheur sérieux aurait aban­don­né. Pas moi.

J’ai cher­ché le passé à l’intérieur de moi-même, je l’ai inven­té au point de con­stru­ire un spec­ta­cle « tra­di­tion­nel » com­plet d’une durée d’une heure. Le pub­lic l’a accueil­li comme s’il était authen­tique ; il l’a trou­vé à la fois mod­erne et fidèle à la tra­di­tion. C’est seule­ment après cette véri­fi­ca­tion que j’ai mon­tré le fruit de mon tra­vail à mon maître. Je lui avais effron­té­ment désobéi, mais je savais que c’était là son désir le plus caché.

Alors seule­ment, il me mon­tra son tra­vail d’une manière com­plète.

Nous nous asso­ciâmes, lui et moi. Lui qui tout juste un an aupar­a­vant avait décrété la fin de cette tra­di­tion et avait ven­du « barac­ca e burat­ti­ni » (tout son théâtre), il recom­mençait à tra­vailler avec moi, avec le matériel que j’avais con­stru­it. Cette péri­ode dura de sep­tem­bre 1979 à décem­bre 1986, année durant laque­lle il par­tit vers d’autres mys­térieuses recherch­es.

On n’est pas à la fin de l’histoire, mais au début qui n’a pas de fin.

Cette manière de m’approcher de la tra­di­tion m’avait per­mis de com­pren­dre que faire revivre le passé sans l’invention du présent aurait été la néga­tion pro­fonde de ce que chaque vrai burat­ti­naio a tou­jours fait, à toutes les épo­ques.

Le mot « tra­di­tion » a été inven­té, me sem­ble-t-il, assez récem­ment, et plutôt que d’éclaircir les choses, a sou­vent créé beau­coup de con­fu­sion.

Quel est notre rap­port avec la tra­di­tion ? En tant que burat­ti­naio, je me demande surtout quel est le rap­port que mon pub­lic entre­tient avec la tra­di­tion. Je crois qu’il s’agit de cette émo­tion qu’il peut ressen­tir pen­dant un spec­ta­cle qui le ramène très loin dans son passé d’homme, où se réveille un ancien enfant oublié. Les spec­ta­cles tra­di­tion­nels ratés sont ceux qui ennuient et endor­ment, qui trans­for­ment l’art vivant en art muséal mort. Je crois que l’une des erreurs que sou­vent l’on com­met est de con­fon­dre « tra­di­tion » et « réper­toire tra­di­tion­nel ».

Le réper­toire offre une série de canevas tout droit sor­tis du passé. S’il nous est par­venu, ce n’est pas sans raisons. Mais il ne con­stitue pas pour autant le corps de ce qu’on peut faire avec la tra­di­tion, il n’est qu’une source où puis­er pour par­ler de notre monde con­tem­po­rain. Face à ce monde riche et com­plexe sur­gis­sant de der­rière le rideau qu’est la « tra­di­tion », il y a une seule pos­si­bil­ité : se per­dre. Aujourd’hui, en regar­dant ma car­rière – un grain de sable dans la mer – je m’aperçois com­bi­en il est essen­tiel de partager et de con­fron­ter ses pro­pres recherch­es avec celles d’autres burat­ti­nai de Polichinelle, et de favoris­er la nais­sance de nou­veaux burat­ti­nai qui, avec de jeunes éner­gies et de nou­velles inven­tions, pour­ront venir rafraîchir notre océan.

Dans toute cette com­plex­ité une seule planche de salut ! La sim­plic­ité.

Dans cette mer en tem­pête cha­cun de nous a son petit bateau fait de « barac­ca e burat­ti­ni » et sa petite bouée de sauve­tage.

Quelques sim­ples exem­ples pour voir com­bi­en de pos­si­bil­ités s’ouvrent, sim­ple­ment en jouant avec le réper­toire.

Le réper­toire tra­di­tion­nel : Polichinelle danse avec Teresina. Le chien veut le mor­dre ? Il le chas­se. Un despote veut l’empêcher de chanter ? Il le tue. La mort veut le pren­dre ? Il la repousse. Et après dans le final : il danse avec Teresina.

Mais dehors, dans le monde réel, il y a la guerre, la vio­lence et les hommes réels deman­dent à Polichinelle de dire la sienne. Com­ment peut-il répon­dre ? Com­ment Polichinelle peut tenir un dis­cours con­tre la guerre ? Pour le burat­ti­naio, c’est l’angoisse la plus noire. Pour­tant, le pub­lic attend sa réponse. La peur, l’angoisse entrent dans son petit théâtre et ses per­son­nages, les éter­nels enne­mis de Polichinelle meurent tous seuls, Polichinelle est fâché parce qu’il ne peut plus faire sa guerre. Ce sim­ple change­ment des règles de la « tra­di­tion » crée la transe, l’émotion arrive au pub­lic, le mes­sage est fort.

Le spec­ta­cle a été joué dans une vraie prison quelques jours après une vio­lente rébel­lion, activée par un sys­tème qui utilise d’abord l’arme de la répres­sion. Que fait Polichinelle ? Il est vio­lent comme tou­jours, mais cette fois-ci, il ren­con­tre un per­son­nage mys­térieux qui plutôt que de mourir prend la force de sa vio­lence et arrive à l’emprisonner. Polichinelle est dés­es­peré, il arrivera à bat­tre le mys­térieux per­son­nage seule­ment après la révéla­tion de San Gen­naro : seuls les bais­ers et les caress­es le font brûler pour l’éternité. C’est un spec­ta­cle presque stu­pide, et pour­tant la réac­tion du pub­lic a été ter­ri­ble. Je ne par­le pas des pris­on­niers mais du directeur de la prison. De toute mon expéri­ence, aucun coup de bâton de Polichinelle n’a été capa­ble de touch­er quelqu’un du pub­lic comme ce ter­ri­ble bais­er.

Et puis encore… Mais qui est ce Polichinelle ? On le voit si petit, presque insignifi­ant et puis, un met­teur en scène comme Rober­to De Simone, suff­isam­ment estimé en Ital­ie pour pou­voir se per­me­t­tre de petites étrangetés, intro­duit Polichinelle, le petit burat­ti­no, dans une œuvre. N’importe qui pour­rait prévoir sa dis­pari­tion dans un con­texte si imposant, et pour­tant il devient plus fort que l’orchestre entier. C’est sa capac­ité d’être en transe qui est incroy­able. Et ici, s’ouvre un autre puits sans fin. Des actions sim­ples, comme per­dre le masque, devi­en­nent ter­ri­bles, boulever­santes.

POLICHINELLE ET LA MORT, mise en scène Bruno Leone, 2000.
POLICHINELLE ET LA MORT, mise en scène Bruno Leone, 2000.

Il y a aus­si l’expérience de l’école. À un cer­tain point de ma recherche est arrivée l’idée de la trans­mis­sion. On part du vide : il faut décou­vrir son pro­pre Polichinelle à l’intérieur de soi. Douce­ment, s’ouvre un monde infi­ni. Après une année de tra­vail, nais­sent de nou­veaux burat­ti­nai avec de nou­velles idées qui rani­ment d’anciennes forces mys­térieuses cachées on ne savait où, incon­trôlables. Ce qui m’a motivé à enseign­er : non plus con­cen­tr­er mon atten­tion sur mon tra­vail mais plutôt l’accorder à celui qui cherche : l’élève. L’aider à chercher. Aucun remède. Aucune règle ou tech­nique à acquérir. Seule­ment des petits exem­ples, si pos­si­ble un peu con­tra­dic­toires, pour don­ner l’envie, l’imitation étant inter­dite. Au début, il y a la panique, il y a le vide en face, mais en creu­sant à l’intérieur de nous et en s’aidant de nos forces, le Polichinelle caché en nous com­mence à sor­tir, il est notre envie de vivre, sim­ple, pri­mor­diale, de vivre en se bat­tant avec le monde réel, de l’emporter sur les mon­stres qui veu­lent nous tuer, de ren­con­tr­er l’amour qui nous nour­rit. La panique est riche d’enseignement. Elle se situe au dessus, sur le mur qui relie passé et moder­nité.

Texte traduit de l’italien par Alessan­dra Ami­carel­li avec l’aide de Sophie Bon.

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