Le dedans dehors

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Le dedans dehors

Le 1 Nov 2000

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Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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DES COUTEAUX DANS LES POULES s’ouvre sur une crise, au sens orig­inel du terme : sous l’apparence d’une sim­ple querelle de ménage (car la pièce va con­stam­ment jouer sur les apparences, et tromper nos attentes), le dia­logue entre deux paysans, dans une chau­mière à l’extrémité d’un vil­lage1, mar­que le moment décisif, « cri­tique », d’un dis­cerne­ment, d’une exi­gence de dis­tinc­tion, de dif­féren­ci­a­tion. Soulig­nant l’inadéquation d’une image pro­posée par son mari, et reje­tant par la même occa­sion la stratégie métaphorique de son dis­cours amoureux, Jeune femme refuse une com­para­i­son qui l’assimile à autre chose : Suis pas un champ. Com­ment suis un champ ? C’est quoi un champ ? Plat. Mouil­lé. Noir de pluie. Suis pas un champ. Évidem­ment, William, son laboureur de mari, est d’accord, ce n’est pas ce qu’il a dit, il par­lait en puis­sance : il cher­chait sim­ple­ment à décrire, trou­ver la manière de dire, là, pour elle, pour lui (pour eux?), la beauté de son corps, de ses « formes ». Jeune femme n’est champ que par par­al­lélisme, approx­i­ma­tion, rap­proche­ment sym­bol­ique, abstrait, gram­mat­i­cal, et d’ailleurs le lan­gage four­nit pour ce faire des out­ils spé­ci­fiques : C’est fait pour ça… Comme. Si ce petit instru­ment de syn­taxe, c’est-à-dire de tis­sage et de lien, n’existait pas, et s’il était même légitime d’en con­tester l’efficacité, on ne pour­rait pas davan­tage par­ler que labour­er sans char­rue.

Si la réac­tion de la jeune femme, et son entête­ment pen­dant la scène, sont d’abord comiques car apparem- ment exces­sifs dans la sit­u­a­tion don­née, cet excès même alerte l’auditeur/spectateur et inau­gure une dérive inex­orable de l’horizon pas­toral, de plus en plus ouverte- ment fis­suré par le désar­roi : car c’est par des réflex­ions sur le lan­gage et les actes de parole que les « per­son­nages » de Har­row­er vont se faire vio­lence, et c’est là, aus­si, que l’écriture de la pièce puis­era son énergie interne de pro­gres­sion et d’accumulation. En effet, con­tester la valid­ité de l’analogie et de la com­para­i­son trou­ble la per­cep­tion même de l’être humain, l’image qu’il se donne de lui-même et de son action dans le monde. Ain­si Fou­cault, dans son explo­ration archéologique LES MOTS ET LES CHOSES, trace la rup­ture qui nous a séparés d’une époque où, « jusqu’à la fin du seiz­ième siè­cle, la ressem­blance a joué un rôle bâtis­seur dans le savoir de la cul­ture occi­den­tale […], organ­isé le jeu des sym­bol­es, per­mis la con­nais­sance des choses vis­i­bles et invis­i­bles, guidé l’art de les représen­ter…» La reven­di­ca­tion que fait la jeune femme, d’une sin­gu­lar­ité, à la fois extérieure (je ne ressem­ble pas à un champ, et donc n’en suis pas un), mais aus­si intérieure (quelque chose en moi, une anar­chie séman­tique, se rebelle, se cabre, refuse la com­para­i­son qui me juge, me jauge, me fige), serait-elle un symp­tôme de ce moment du temps où, dit Fou­cault, « la ressem­blance va dénouer son appar­te­nance au savoir et dis­paraître, au moins pour une part, de l’horizon de la con­nais­sance » ? Pour men­er peut-être… à la folie, la folie de cette épouse meur­trière dev­enue à la fin de la pièce accoucheuse de chevaux, ermite aux cheveux sales ? Folie pro­pre­ment poé­tique à laque­lle mène toute cri­tique abrupte du lan­gage, tout soupçon sur sa capac­ité à dire, à décrire : Quand le vent fait faire ça à l’arbre… (Elle se sec­oue) Qu’est-ce que c’est ? Y a un nom pour ça ? Pourquoi ça fait ça ? [ … ] Qu’est-ce que c’est ? Com­ment dire l’instant du frémisse­ment des feuilles au moyen d’un objet qui paral­yse ce frémisse­ment, com­ment le dire dans l’instant où il définit et irrigue notre expéri­ence immé­di­ate ? Com­ment être avec ça, être ça, dans des « mots » ? Par quelle pen­sée sauvage ? Prise dans l’enchaî- nement de ces ques­tions, trans­for­mée par les états-lim­ites et les pas­sages à l’acte où elles l’entraînent, Jeune femm se désac­cou­ple du vil­lage, de sa vie organ­isée au rythme des moissons. Elle bas­cule. Ce qu’elle est dedans, ce qu’elle voit dehors, (et elle dit bien que pour elle un secret pro­fond de son être pal­pite à l’intersection de ces deux entités), tout cela ne peut s’accommoder du lan­gage exis­tant, tout cela refuse instinc­tive­ment, organique­ment, le lan­gage des autres, celui qui per­met à la com­mu­nauté du vil­lage de sur­vivre, se per­pétuer pas­sive­ment, sans rien voir de ses yeux cail­loux. Quelque chose fuit. À jamais.

Pour­tant c’est William, apparem­ment le plus terre-à- terre des per­son­nages de la pièce « Petit-cheval William » dont le nom même repose sur une métaphore qui fini­ra peut-être par l’écraser, ou le libér­er ? – qui subit en pre­mier l’appel du désor­dre. Dès la fin de la pre­mière scène, lais­sé seul à mono­loguer (sa femme est tout logique­ment par­tie définir en quoi le fro­mage qu’elle fab­rique n’est pas « comme » la lune), il racon­te un sou­venir d’enfance énig­ma­tique : un jour, ou un soir – peut-être les deux en même temps – il fai­sait paître les chevaux et s’est réveil­lé dans un pré, le dedans dehors, ses organes rouges et mouil­lés redis­tribués sur l’herbe, lui-même devenu béance sous le ciel, rede­venu com­posé de créa­tion à venir, tout ce qui est « lui » en attente, comme des cœurs de lapin noués avec de la salive de vache. Image étrange­ment sen­suelle et intense d’une intéri­or­ité arrachée à elle-même, retournée comme un gant. Plus tard dans la pièce, en écho à cette hal­lu­ci­na­tion, il for­mulera dans un dernier cauchemar sa vision hurlante de la jeune femme per­dant sa peau, arrachée chaude… avec des trous partout… sauf à l’endroit de ses yeux, fer­més, obturés, tournés vers un monde intérieur, la pro­tégeant peut-être de cette écorchure sèche par laque­lle la glaise ter­restre envahit les mem­bres et les nerfs sen­si­tifs : De la boue, mes pieds. Les sens plus. Chez William, donc, avant même les autres per­son­nages qui sem­blent s’opposer à lui, Har­row­er trace une indi­vid­u­al­ité à part, com­plexe, angois­sée par le con­tact avec la matière, le tout de l’univers, et qui trans­forme cette intran­quil­lité pho­bique en dis­cours vio­lem­ment poé­tique, en quête inlass­able de noms pour dire. Uuaaaagh­hh!! Uh… oh… T’as pas enten­du ça ?

Com­ment nom­mer les choses ? L’acte édénique, dans cette Écosse aride et inhos­pi­tal­ière qui ne reflète aucun par­adis per­du ou à retrou­ver, obsède les per­son­nages. Mais le Dieu de l’Ancien Tes­ta­ment, qui con­fi­ait à Adam la respon­s­abil­ité de la dénom­i­na­tion, reste étrange­ment loin­tain, con­stant objet de doute – doute dont les riques de per­tur­ba­tion hantent la pièce. Qu’est-ce que don­ner un nom, quel est la nature de cet acte vocal, syl­labique, mais aus­si intel­lectuel, spir­ituel, dont la volon­té de trans­for­ma­tion, de tor­sion réveille des ten­ta­tions démo­ni­aques ? Quelle part secrète, indis­cern­able, étrangère de moi-même est impliquée, pos­sédée, quand je nomme, et que je suis nom­mé : Suis d’autres choses ?, demande bru­tale­ment Jeune femme à William, Feu ? […] Botte ? Lit ? Porte ? Car, comme le fit ironique­ment l’homme- corne, Gilbert Horn, le meu­nier-qui-tue : don­ner un nom à une chose, ce n’est pas seule­ment la ren­dre util­is­able, c’est aus­si accom­plir un acte bru­tal, tyran­nique, qui oblige l’autre, le lig­ote. Jeune femme n’est pas dupe lorsqu’elle perçoit dans la moqueuse leçon de vocab­u­laire du meu­nier : Vois ça ? Là. Là. Ça a un nom. Loquet-de-porte. C’est mon loquet-de-porte…, l’ordre voilé et per­verse­ment indi­rect de la fer­mer (la porte…). Ordre don­né à demi- mot, comme on dit juste­ment. Nom­mer, décou­vre-t-elle au moulin, dans le bruit assour­dis­sant de la meule de pierre qui dévore les sacs de grain, c’est agir, se pro­jeter, comme le pre­mier humain, comme le nou­veau-né, physi- que­ment, organique­ment dans le monde, dans le « réel », et peut-être, dans un vom­isse­ment qui retourne l’être tout entier, se vider de ses entrailles comme William dans le champ au-delà, et se retrou­ver en rond, mimant le con­tour des lèvres qui pronon­cent, ce frot­te­ment d’organes qu’on appelle par­ler. Le moment déjà cité est emblé­ma­tique : Jeune femme se sec­oue comme les feuilles de l’arbre : Y a un nom pour ça ? C’est-à-dire : y a‑t-il un nom qui puisse décrire ça (ce que je vois), mais aus­si qui puisse décrire mon geste, ce geste du monde que je repro­duis, la Geste exténu­ante de ma présence au monde, de mon dire du monde. La ques­tion essen­tielle devient alors celle de l’adéquation de mon acte. Mais cette adéqua­tion est une notion com­plexe, car je dois, si je veux décrire en per­son­ne, exprimer non pas seule­ment toute chose que je vois, mais le rap­port de mon corps, de mes yeux à la chose, ce que je vois de la chose, qui ne cor­re­spond jamais, dans cette intéri­or­ité pour­tant offerte, à ce que vit l’autre. Pour William, le nom juste pour une flaque est « flaque ». Mais une flaque d’eau claire après la pluie fraîche (où tu peux voir la terre dessous) n’est pas (comme) une flaque som­bre et boueuse. Car la couleur, la con­sis­tance, la lumi­nosité changent mon exis­tence, mod­i­fient mon souf­fle, m’arrêtent. Les choses changent chaque fois que je les regarde, répète Jeune femme, et ce change­ment mod­i­fie en retour mon regard et ma façon de voir, dans un échange inépuis­able. On com­prend que devant tant de sub­ver­sion, de réflex­ion qui désori­ente et désta­bilise, William oppose son autorité mar­i­tale : Tu vas droit où tu vas, femme. Tu march­es et t’arrêtes pas.

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