Roman Paska : Vous vous trouvez ici à l’Exposition universelle de Hanovre, où vous réalisez des installations et des représentations dans le pavillon « Basic Needs » ( besoins essentiels). Ce que vous montrez ne correspond à mon avis ni à une exposition, ni à une installation, ni à un spectacle, mais à un mélange des trois. Qu’en pensez-vous ?
Peter Schumann : C’est l’évolution d’idées qui n’allaient pas du tout ensemble au départ, et qui ont fini par se réunir, par tâtonnements, pour aboutir au spectacle tel qu’on peut le voir actuellement. En fin de compte, on retrouve toutes les choses que vous avez évoquées, mais pas en même temps. En effet, de l’ouverture à la fermeture du pavillon, il s’agit essentiellement d’une exposition, avec quelques légendes imprimées sur le côté. Pour nous, la difficulté, c’était le public. Il est extrêmement difficile de s’adresser à un public de « touristes professionnels ». Ils sont toujours pressés et ne peuvent pas comprendre, ni accepter de faire quelque chose d’aussi bête que de rester sans bouger. C’est tout simplement impossible. S’ils y consentent ce n’est que pour reposer leurs pauvres jambes qui n’en peuvent plus et ont besoin de s’asseoir quelques instants. Une fois que nous avons compris cela, nous avons disposé quelques chaises et avons constaté que c’était une astuce très simple pour inciter les gens à lire ce qu’ils ont devant les yeux. En effet, s’il n’y a pas de sièges, on n’a aucune chance d’y arriver. Il fallait ensuite communiquer au public les thèmes abordés dans l’exposition. Ce fut un échec au début. Nous avons clairement observé que les gens ne voulaient pas écouter, s’éloignaient, n’étaient pas attirés par la musique. C’est grâce à une accumulation d’astuces que nous avons réussi à surmonter ces difficultés. Au départ, nous n’avions pas disposé de caches sur les portes et on apercevait la lumière qui filtrait au travers. Les gens avaient donc tendance à poursuivre leur chemin alors même qu’on donnait une représentation. Tant que la porte est restée ouverte, les gens se sont dirigés directement vers la sortie. Puis nous avons fermé la porte durant le spectacle, et avons fait sortir les gens par un autre endroit. Nous nous sommes alors aperçus que la majorité d’entre eux restait. Tout dépend de petites choses comme ça.
R. P. : Même si votre spectacle se déroule à l’intérieur, ce que vous décrivez ressemble fort à du théâtre de rue.
P. S. : Absolument. C’est tout à fait semblable au théâtre de rue. Tout d’abord, les gens ne viennent pas vous voir, mais ils tombent sur vous par hasard. C’est comme dans la rue.
Ils se comportent aussi comme s’ils étaient dans la rue. Ils marchent vers un autre endroit, sans s’apercevoir qu’ils sont déjà là où ils pourraient vouloir aller. C’est vrai, c’est comme dans la rue.
R. P. : Même si la situation s’apparente à du théâtre de rue, vous n’en êtes pas moins dans un espace clos. Les gens traversent un espace situé en intérieur. En leur donnant des chaises, vous les conduisez d’une certaine manière presque dans une situation de salle de théâtre.
P. S. : Pas tout à fait, car ils ne sont pas assis devant un spectacle, il faut les guider, les conduire d’un endroit à l’autre. C’est très sain, très bon, cela vaut bien un peu d’exercice dans un club de remise en forme.
R. P. : Justement, à propos des déambulations des spectateurs, l’espace est aménagé comme une succession de chapelles dans ce qui ressemble à une cathédrale.
P. S. : Les petits autels tels qu’on en trouve dans les chapelles se prêtent à la concentration et à une brève célébration de quelque chose d’extrêmement simple. Par exemple, celui consacré aux bonnes choses (la nourriture, le sommeil et la santé) n’est rien de plus que quelques oiseaux en papier qui volettent et un oreiller qui a été placé sous la tête d’un petit agneau. C’est vraiment très simple. L’exposition elle-même doit être convain- cante. Les gestes et les activités de la seule actrice qui est présente sont égale- ment assez engageants pour que le public reste. Puis, les spectateurs se trouvent confrontés à une phrase de Marx, écrite quand il était très jeune, juste après son mariage, et à d’autres choses dont ils ne sont pas nécessairement conscients. Par exemple, il y a cette citation d’Hölderlin qui sort de la bouche d’une marionnette géante et qui est un commentaire sur Marx même si son auteur a vécu avant Marx. Il s’agit d’une superbe citation. On tombe aussi sur le logo du FMI, ou des déclarations sur les activités de la Banque mondiale et du Pentagone. Il y a tant de choses à lire qu’en général, les gens ne les assimilent pas, mais elles sont tout de même là, au cas où. Par ailleurs, on a également installé un cadre constitué de gravures sur bois. Ce sont essentiellement des panneaux qui traînaient sur le site de l’Expo quand nous avons commencé à travailler ici. « L’avenir a des partenaires fiables », c’est ce qu’on lit dans les bus, c’est pourquoi nous nous sommes un peu interrogés sur la fiabilité de ces partenaires et sur l’avenir qu’ils nous offrent. Il est facile de faire des jeux de mots sur ces slogans. Mais nous nous sommes aperçus que les gens ne s’en donnaient pas la peine. Leurs yeux ne s’élèvent pas au niveau des slogans, ils ne prennent pas le temps de lire ce qui est écrit.
R. P. : Pensez-vous que ce projet s’inscrive dans la lignée des autres, ou avez-vous adapté la façon habituelle de travailler du Bread and Puppet à ce projet ?
R. P. : Quand vous dites le même nom, vous voulez dire Bread for the World et Bread and Puppet ?
P. S. : Absolument. Ils ont donc décidé de nous soutenir. Je les ai rencontrés et j’ai à nouveau annulé le projet en disant que nous étions athées et que nous ne voulions pas d’un projet d’obédience chrétienne. Nos dieux sont en papier mâché et n’ont rien à voir avec le Dieu des Chrétiens. Nous avons insisté et ils ont fini par donner leur aval aux dieux en papier mâché. En fait, ils sont assez tolérants. Ils sont engagés dans des programmes contre l’effet de serre en Afrique et le travail des enfants en Asie, idées avec lesquelles nous sommes parfaitement d’accord.
R. P. : Pouvez-vous nous parler des dieux en papier mâché ?
P. S. : En réalité, il s’agit d’une proposition à la fois très bête et très sérieuse que nous faisons aux gens, celle de porter un regard neuf sur leurs dieux monothéistes et capitalistes et de s’en débarrasser. Ce sont des dieux terribles, qui terrorisent le monde. Et même s’ils se posent en dieux d’amour et d’amitié, ils sont tout le contraire. Tous les grands bellicistes sont des Chrétiens, des créatures de Dieu, comme M. Clinton et M. Bush, qui détiennent le plus gros arsenal atomique du monde. La guerre des étoiles est en gestation. Il faudrait que les gens regardent de plus près leurs dieux et les transforment en dieux de papier mâché, qui sont beaucoup plus sympathiques. À l’origine, les dieux sont toujours créés par l’homme. Nous avons fabriqué nos dieux, qui sont de jolies petites créatures que l’on peut jeter ou échanger. Elles peuvent porter un nom un jour, et un autre le lendemain. Il s’agit d’une proposition très sérieuse pour la civilisation. C’est pourquoi nous espérons que les gens comprendront notre message. Nous leur offrons des dieux en papier mâché.
R. P. : Dans une situation comme celle-ci, vous sentez-vous proche de ce que faisait le Bread and Puppet Theatre à ses débuts ?
P. S. : D’une certaine manière oui. Mais, dans l’ensemble, la situation dans laquelle nous sommes ici est en soi extraordinaire, parce que nous sommes à l’Expo 2000. Comme les autres expositions universelles, il s’agit d’une proposition fausse, futuriste. C’est une espèce de proposition technologique à dénominateur commun qui est faite au public : résoudre les problèmes de la planète grâce à la technique, en utilisant davantage de machines. À cet égard, toutes les expositions universelles sont identiques. Mais celle-ci va encore plus loin, au sens où la vie a été supprimée dans les halls. Ici, ce qui est exceptionnel, c’est qu’il y a de vrais objets, alors que la majorité des halls ne renferment que des écrans. Tout se trouve sur des écrans, tout n’est qu’écrans. Le message est unique. Il n’y a rien, aucune critique, pas même une ligne, même pas un moment de réflexion, pour s’interroger sur la voie que l’on est en train de suivre et se demander si c’est bien la bonne. C’est du commerce, rien de plus. Se trouver au milieu de tout cela et affirmer le contraire, avec tous les combats qui font rage, c’est bénéfique. Ce serait pire si nous n’étions pas présents, s’il n’y avait personne pour donner au moins ce petit coup de pied.
R. P. : Dans votre travail, même si vous dites que les dieux en papier mâché sont jetables, il s’agit souvent de très beaux personnages, dotés d’un immense pouvoir évocateur. Le public est profondément ému et touché par ces personnages. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle une organisation telle que Bread for the World vous a contactés. Ils voient dans votre œuvre une dimension « sacrée », qui leur fait penser qu’elle est compatible avec leur idée de drame liturgique. Qu’en pensez- vous ? Je me demande si vous ne croyez pas un peu plus que vous ne le dites à vos dieux de papier mâché ?
P. S. : Pour moi, la spiritualité est possible dans un accord entre celui qui fait la proposition et les gens qui écoutent cette proposition : ces mots, ces sculptures, sont appelés dieux, ou sont l’autel, ou le point de focalisation. On peut le faire avec humour, comme c’est notre cas, et on peut aussi le prendre très au sérieux, comme un besoin humain. Ils ont besoin de dieux, et je dis simplement qu’ils devraient jeter ceux qu’ils ont, car ils ont des dieux que l’on doit accuser de tous les maux de la civilisation. Il n’y a pas à tergiverser. R. P. : Et espérez-vous que les gens soient sortis transformés de cette rencontre avec des dieux en papier mâché ?
P. S. : Nous voulons qu’ils comprennent, à la sortie de la cathédrale, qui est aussi la sortie du pavillon des besoins essentiels, qu’il faut renverser le système qui nous gouverne, car ce système est mauvais. Ce n’est pas une incitation à la révolution classique, car je pense que c’est la manière dont la police et l’armée l’organisent qui est idiote. L’histoire de Mumia Abu-Jamal et des Black Panthers a prouvé qu’on pouvait se faire tuer pour avoir tenu ce genre de propos. Il n’y a donc pas moyen de lutter contre le gouvernement avec des armes, mais il est certainement possible de mobiliser les gens, de leur faire comprendre qu’ils ont un mauvais gouvernement. C’est ce que j’appellerais la révolution culturelle.
R. P. : Lorsque vous proposez au public un morceau de pain à la fin du spectacle, y voyez-vous un moyen pour les spectateurs de témoigner de leur participation par le partage ? Ont-ils le choix ?
P. S. : Oui. Ils ont aussi le choix, et ils choisissent assez souvent de manger ce pain, alors que d’autres s’abstiennent. C’est une participation, un accord, qui n’est pas total. Le fait qu’ils mangent le pain ne signifie pas qu’ils acceptent de révolutionner leur mode de vie ou celui de quelqu’un d’autre, mais par ce geste, ils disent : « je suis suffisamment d’accord pour accepter cette hospitalité », ce qui n’est déjà pas si mal.
R. P. : Nous nous trouvons à Hanovre, la ville natale de Kurt Schwitters. Vous voyez-vous inscrit dans la tradition de l’art allemand du vingtième siècle ?
P. S. : Schwitters a eu cette phrase merveilleuse : « nous demandons l’élimination immédiate de tout ce qui est mauvais ». Oui, je suis pour Merz. Naturellement, l’art est une révolution. La révolution du début de ce siècle a débouché sur Hitler et l’emprise du fascisme sur toute l’Europe, mais néanmoins, c’est la révolution spirituelle de ce siècle. Cela reste valable, et, quelle que soit la doctrine révolutionnaire et la nouvelle pensée que vous y introduisiez, cela a toujours à voir avec ce moment du début du siècle, et il faut qu’il en soit ainsi. Oui, je ressens une grande proximité. Hier, un homme m’a parlé d’un opéra de Kandinsky que je ne connaissais pas, qui s’intitule quelque chose comme LES TABLEAUX D’UNE EXPOSITION. Je ne connais que LE SON JAUNE de Kandinsky, mais apparemment, il en a fait d’autres, et cette exposition rappelait à cet homme cette œuvre de Kandinsky. Je connais la pensée et les écrits de Kandinsky, et je sais également qu’il y a aussi quelque chose de très proche dans mon travail.
R. P. : Selon vous, que va-t-il se passer maintenant ? Que va-t-il advenir de la marionnette dans le prochain siècle ? Quelle orientation prendra-t-il ? Où peut-il aller ?
P. S. : Nous avons eu la très grande satisfaction de voir, au cours de ces derniers mois, que les marionnettes étaient prises très au sérieux : elles ont été matraquées par la police ! À Philadelphie, la police a même recouru à des moyens militaires : bardés de tout l’arsenal des forces de prévention, les policiers ont fait irruption dans les studios où se fabriquaient des marion- nettes pour la convention républicaine, et ils les ont détruites avant même qu’elles ne puissent servir. C’est une manière de prendre les marionnettes au sérieux. Cela ne s’était jamais vu au cours de ce siècle. Et tout d’un coup, ce sont les marionnettes qui sont dangereuses, et qu’il faut combattre, réprimer, frapper et attaquer. Oui, c’est un sérieux inédit. On assiste également à un nouveau mouvement chez les jeunes, qui n’acceptent plus les règles de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale. Ils s’y opposent en s’aidant de marionnettes, car les marionnettes sont plus grandes que les êtres humains, facilement plus belles, et aussi facilement plus expressives, dans le détail et en général. Elles ne sont pas donc simplement des instruments utiles, elles sont des dieux. Dans de nombreux cas, elles ont un véritable pouvoir mystique, et ce pouvoir est aujourd’hui reconnu par la police. C’est le compli- ment du siècle pour notre art.
R. P. : Selon vous, se pourrait-il que votre propre travail, avec tous ces gens qui vous ont imité et qui ont tenté de suivre votre exemple, ait eu et ait toujours un impact ?
P. S. : Oui, parce que tous ces gens qui ont organisé ces manifestations à Los Angeles et à Philadelphie ont été étudiants au Bread and Puppet Theatre, et cela commence à porter ses fruits. On perçoit aujourd’hui les résultats de tous ces ateliers que nous avons tenus. Et c’est dans ces activités politiques que ce résultat est le plus évident. Ce n’est pas un théâtre de marionnettes qui souhaite inventer une technique de plus, mais c’est un art qui entend changer la condition humaine, qui veut s’attaquer au système, rendre la vie meilleure et être en prise directe avec les grands problèmes de ce monde.
R. P. : À plusieurs reprises lors de notre conversation, vous avez prononcé le mot « marionnettiste ». J’ai l’impression que parfois, lorsque vous utilisez ce mot, vous voulez évoquer quelque chose d’un peu particulier.
P. S. : Pour nous, cet atelier a été une très bonne définition de ce qu’est un marionnettiste. C’est presque un guide spirituel. C’est quelqu’un qui propose un produit artistique mêlant sculpture et musique et qui raconte des histoires. Il doit initier les autres aux quelques aspects techniques que cela suppose, mais c’est surtout en les faisant participer aux scènes qu’il les captivera. Il devra les associer à la création pour en faire un public non professionnel, puis des militants. Ils sont en plein dedans, de sorte que, bien qu’ils n’aient pas plus de trois jours d’expérience, ces gamins sont aujourd’hui des protestataires. Ils sont engagés. C’est ça, le monde des marionnettes.
R. P. : Et la relation particulière qu’entretient le marionnettiste avec la marionnette ?
P. S. : Il est à l’intérieur, il ne se contente pas de la faire bouger, il est l’enfant, rapetissé par tant de grandeur. Il faut laisser la chose flotter au-dessus de votre tête et admettre qu’elle est plus grande que vous.
R. P. : Si je considère une marionnette comme un dieu en papier mâché, je ne peux m’empêcher de demander ce que représente le marion- nettiste de ce point de vue-là ?
P. S. : Il est le sacristain dans cette église, ou le manutentionnaire qui prépare le terrain pour les autres dieux, ou déplace le dieu vers un endroit plus approprié, où les gens le verront mieux. Il est le manutentionnaire, l’agent de nettoyage, le préposé aux poubelles.
R. P. : Lorsque vous envisagez la création d’un projet tel que celui-ci, que l’on appelle cela une exposition, une installation, un spectacle, ou ce que vous voudrez, faites-vous la différence entre les parties qui relèvent de la sculpture et de la conception de l’espace, d’une part, et tous les aspects liés à la représentation et au théâtre, d’autre part ?
P. S. : Non, seulement sur le plan pratique. Il faut comprendre qu’on ne peut pas faire une animation douze heures d’affilée. Mais en réalité, peu importe que ce soit des sculptures sur bois et des gravures ou des moulages en argile, ou que tout puisse facilement être remplacé par autre chose. J’ajouterai que pour la représentation, peu importe que vous utilisiez votre voix ou des instruments, tant que vous restez à l’écart de ces machines qui produisent des fonds sonores ou qui projettent des images. Tant que vous restez proche de la réalité des choses et des matériaux, que vous avez autant de choses à faire passer dans votre message et votre propos, je ne pense pas que cela fasse une grande différence.
R. P. : Cachez-vous quelque chose au public ?
P. S. : Oh, je pense que oui. Nous trichons beaucoup en prétendant dire des choses simples alors qu’en réalité, nous disons des choses bien plus complexes, ou pas aussi évidentes qu’elles n’y paraissent. Mais ce n’est pas un problème. Oui, il y a de la tromperie, cela ne fait aucun doute. C’est toujours trompeusement simple. Mais pourquoi pas ?
Traduction : Architexte.