Dire ce que ne disent pas les pierres
Entretien
Théâtre

Dire ce que ne disent pas les pierres

Le 13 Avr 2001

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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives ThéâtralesRwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68

Bernard Debroux : Com­ment les valeurs cul­turelles et artis­tiques tra­di­tion­nelles rwandais­es ont-elles pu se per­pétuer alors que la vio­lence et la volon­té d’éradication furent si impor­tantes dans la deux­ième par­tie de ce siè­cle ?

Dor­cy Rugam­ba : Il y a comme tou­jours un géno­cide cul­turel qui précède tout géno­cide physique. Après les pogroms de 1959 au Rwan­da, la pre­mière République qui s’est instal­lée au pou­voir a poussé très loin la révi­sion de l’histoire du Rwan­da, pra­tique héritée de la colonisa- tion, ain­si qu’une dia­boli­sa­tion sys­té­ma­tique des arts ; ceux-ci étaient devenus indésir­ables au Rwan­da, sus­pec­tés pour la plu­part d’être « tut­sisants », monar­chisants et donc à éradi­quer ou à refor­muler. Ce fut une péri­ode d’effroi pour la plu­part des artistes restés à l’intérieur du pays. Ceux qui se retrou­vaient à l’extérieur après avoir fui les mas­sacres répéti­tifs n’étaient pas mieux lotis, ils étaient le plus sou­vent par­qués dans des réserves insalu­bres sans con­di­tions con­ven­ables pour une pra­tique artis­tique.

Mais vers les années 1970, il y a eu chez les Rwandais de l’intérieur comme chez ceux de l’extérieur un sur­saut de survie. Ceux des artistes qui avaient con­nu la péri­ode floris­sante des arts rwandais – danseurs, chanteurs, musi­ciens, poètes for­més pour la plu­part dans les anci­ennes académies d’enseignement des arts appelées
« ama­torero » – se ren­dent compte d’une rup­ture qui est en train de se pro­duire dans la trans­mis­sion du savoir des anciens et de ce que les valeurs cul­turelles tra­di­tion­nelles sont en train de se per­dre dans une société qui se con­stru­it sur des mythes erronés.
Mon père par exem­ple (Cyprien Rugam­ba), après avoir assisté à une par­o­die de dans­es guer­rières exé­cutée par des jeunes filles dans une man­i­fes­ta­tion publique est choqué de voir qu’en si peu d’années on ait réus­si ain­si à fauss­er la cul­ture rwandaise. Cette danse n’avait en effet aucun sens et ne repo­sait sur aucune tra­di­tion : les femmes n’ayant jamais été à la guerre, le Rwan­da n’a pas con­nu d’amazones. Ce fut pour lui une prise de con­science de la perte des arts rwandais dont on ne garderait que l’apparat. Deux ans plus tard, en 1976, il fondait le bal­let Amasim­bi N’Amakombe dont le rôle pre­mier était de retrou­ver et de mieux con­serv­er le pat­ri­moine rwandais. Le bal­let accueil­lait en for­ma­tion des recrues qui avaient entre 13 et 14 ans et les met­tait en con­tact avec les derniers déposi­taires, par­fois très âgés, pour qu’une trans­mis­sion par appren­tis­sage puisse s’effectuer. J’ai fait mes pre­miers pas d’artiste rwandais au sein du bal­let Amasim­bi n’Amakombe.
À l’extérieur du Rwan­da, il y a eu égale­ment un sur­saut de même nature, notam­ment au Burun­di où bon nom­bre d’artistes, dont Athanase Sen­tore, s’attelaient à for­mer une nou­velle généra­tion d’artistes. Jean-Marie Muyan­go, Mas­sam­ba et Augustin Majyam­bere qui font par­tie de la dis­tri­b­u­tion de RWANDA 94 furent tous des dis­ci­ples de Sen­tore.

B. D. : Peut-on dire que ceux qui organ­i­saient la résis­tance et la volon­té de retour au pays, et notam­ment le FPR, s’appuyaient sur les arts pour men­er leurs actions ?

D. R. : À l’intérieur du Rwan­da, il n’était pas pos­si­ble d’organiser une résis­tance mil­i­taire ; le pou­voir fai­sait dis­paraître physique­ment tout opposant et ce jusqu’à la fin des années 80 et l’avènement du mul­ti­par­tisme au Rwan­da. Mais le main­tien des arts et de la cul­ture rwandaise con­sti­tu­ait une autre résis­tance qui n’était pas dénuée de dan­ger car le pou­voir ne tolérait pas qu’une voix alter­na­tive puisse avoir une quel­conque influ­ence sur la pop­u­la­tion, fut-ce pour des raisons éduca­tives.
Mal­gré tout, cette résis­tance a main­tenu un intérêt con­stant pour les arts dans la pop­u­la­tion et à l’extérieur du pays, quand débu­ta le maquis pour com­bat­tre le pou­voir de Hab­ya­ri­mana, la cul­ture a été un des moyens le plus effi­cace pour réu­nir les gens. Plusieurs bal­lets ont été créés à cette époque et le FPR lui même con­sti­tua une troupe cul­turelle dans ses rangs.

B. D. : Cette prise en charge des bal­lets par la col­lec­tiv­ité est-elle une habi­tude anci­enne au Rwan­da ?

D. R. : Oui, c’est très ancien. De tout temps les artistes ont été à la charge de la col­lec­tiv­ité, incar­née au Rwan­da tra­di­tion­nel par la cour royale et les chef­feries. Les bal­lets étaient à la charge des chef­feries où ils étaient situés et à celle de la cour s’ils étaient à Nyan­za ou à d’autres endroits qui ont abrité la cour royale car elle
se déplaçait. Les bal­lets rendaient un ser­vice énorme à la col­lec­tiv­ité car ils s’occupaient de l’éducation de la jeunesse. Ce sont les bal­lets qui pre­naient en charge les académies « ama­torero » où de jeunes recrues étaient éduquées d’abord aux valeurs morales qui font un homme idéal : « Imfu­ra », mais aus­si à l’art de la guerre, aux arts du spec­ta­cle comme la danse, le chant, les dif­férents instru­ments de musique et à la lit­téra­ture rwandaise (la poésie, la rhé­torique…), à la beauté, au sens esthéthique rwandais.

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Écrit par Dorcy Rugamba
Danseur dès son plus jeune âge, Dor­cy Rugam­ba a par­ticipé à de nom­breuses tournées inter­na­tionales au sein de...Plus d'info
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