Lâcheté du démon et courage de l’ange
Théâtre
Parole d’artiste
Réflexion

Lâcheté du démon et courage de l’ange

Le 18 Avr 2001
Photo Alain Kazinierakis.
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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives ThéâtralesRwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68

UN ASSASSIN ten­ant dans ses bras les osse­ments de sa vic­time à qui il demande par­don à longueur de journée. Sin­guli­er !
Il est dif­fi­cile de savoir ce qui se passe dans la tête d’un homme quand la mort se présente, décidée à choisir, et qu’elle pose à celui-ci une ques­tion qui le force à se renier où à s’assumer quelles qu’en soient les con­séquences.
Soit on reste logique avec soi, on assume ses principes, ses sen­ti­ments et on le paye de sa vie ; la vie trou­ve alors tout son sens. Soit on se fait hara-kiri, on va à l’encontre de soi, ses sen­ti­ments, ses principes, ses engage­ments ; on devient un traître, un crim­inel
et on le paye de sa rai­son (de toute manière), quand on est un homme.
L’homme dont on voit la pho­to ci-dessus aurait tué un ami de longue date avec lequel il avait con­clu un pacte de sang (kun­y­wana).
Le kun­y­wana était le sceau d’une ami­tié sans lim­ite dans la tra­di­tion rwandaise. Ceux qui se livraient à cette céré­monie (les deux per­son­nes s’entaillaient le poignet et mêlaient leur sang) se juraient fidél­ité et loy­auté en toute cir­con­stance, même en cas de dan­ger de mort.
Cet homme aux osse­ments aurait tué son mun­y­wanyi (ami intime) et après le géno­cide, rongé de remords, il serait revenu sur les lieux de son crime pour déter­rer sa vic­time et par­tir se dénon­cer aux autorités. Depuis il passerait ses journées à deman­der par­don à sa vic­time pour le pacte vio­lé. His­toire de vie, his­toire de trahi­son, his­toire d’une ami­tié trahie comme il y en a eu des mil­liers d’autres en 1994 au Rwan­da.

Si pour cer­tains le géno­cide au Rwan­da est surtout un chiffre impres­sion­nant de vic­times, pour nous qui avons vécu au Rwan­da, ce géno­cide c’est d’abord des vis­ages, des noms, des his­toires. C’est la perte d’un par­ent, d’un frère ou d’une sœur mais c’est aus­si la dis­pari­tion du bouch­er, du boulanger, du men­di­ant du coin de la rue, du taxi-vélo, du fou…
C’est aus­si le com­porte­ment étrange, sur­prenant ou révoltant de l’ami d’enfance, du voisin d’en face ou de l’illustre incon­nu.
Le géno­cide d’avril 94 est pour la plu­part d’entre nous la pul­véri­sa­tion en l’espace de trois mois de tout l’univers dans lequel nous avons vécu. Je suis déjà retourné trois fois à Butare, la ville où j’ai passé toute mon enfance. Butare est restée intacte, aucune trace
de balles, pas d’obus de morti­er ; c’est tou­jours la même cité uni­ver­si­taire calme et austère. J’avais l’impression d’y renaître si ce n’est que je n’y recon­nais­sais plus per­son­ne ; juste de temps en temps quelques rescapés égarés dans un décor dénué de ses acteurs. Qu’ils soient vic­times ou bour­reaux, les gens d’avant avril 94 ont totale­ment dis­paru pour nous. Les pre­miers sont morts et ne revien­dront plus, les sec­onds sont en prison ou en fuite ; de toute manière une ligne de sang nous sépare d’eux ; de fait ils n’existent pas ; en tout cas plus dans notre monde.

Le géno­cide, c’est aus­si la perte des illu­sions ; c’est la remise en ques­tion de tout ce en quoi on a cru ! L’amitié, la loy­auté, l’honneur, l’amour… C’est l’impression désagréable de n’avoir rien su, rien con­nu, rien com­pris, de s’être trompé toute sa vie sur les gens, leurs inten­tions, leur nature…, sur la nature humaine, sur soi…
En dis­ant cela, deux his­toires me vien­nent à l’esprit.
Des his­toires de Butare de deux per­son­nes presque incon­nues pour moi mais dont le par­cours n’a cessé de m’interpeller depuis. Il s’agit d’Édouard et de Céline. Deux per­son­nes dont j’ignorais le nom de famille.
Édouard était un petit homme assez bien con­nu dans la ville de Butare ; un gars sym­pa, cool ; tou­jours la blague aux lèvres pour déten­dre l’atmosphère. Il tenait un bar dans la ban­lieue de Ngo­ma. Le bar por­tait le surnom de « l’ONU » car il était fréquen­té par tout le monde, y com­pris au plus fort de la ten­sion avant le géno­cide quand les cam­pagnes de haine bat­taient leur plein.

Cha­cun pou­vait aller y boire un verre sans ris­quer d’être éti­queté. Pour­tant vers la fin avril, quand les chars de la mort atteignirent Butare, quand les habi­tants de Ngo­ma hési­taient encore et se refu­saient à tuer leurs voisins, Édouard prit les devants et tua sa femme en pub­lic pour mon­tr­er l’exemple à suiv­re ; et comme si cela n’était pas encore assez illus­tratif, il brûla vif un bébé sur un bûch­er tout en prenant soin de le repouss­er dans les flammes avec une branche à chaque fois que l’enfant essayait de s’enfuir. Lâche, cru­el, l’air débon­naire d’Édouard cachait un démon. Édouard a été attrapé à Cyan­gugu ; il est déjà passé en juge­ment et a été con­damné à la peine cap­i­tale.
Il y a à peine six ans, comme tout le monde j’aimais aller sirot­er une bière à l’ONU, chez Édouard le gars sym­pa !

La deux­ième his­toire est celle de Céline, une jeune fille qui pas­sait facile­ment inaperçue. Elle était étu­di­ante en sci­ences sociales à l’UNR (Uni­ver­sité nationale du Rwan­da). C’était la fille d’un mil­i­taire shiru, c’est-à-dire orig­i­naire des com­munes de Kara­go ou Giciye, le fief d’Habyarimana. Elle fai­sait donc par­tie de ceux que
nous appe­lions à l’époque « les autres » (abaza­utres), une par­tie des étu­di­ants naturelle­ment mem­bres du par­ti prési­den­tiel. Au moment du géno­cide, elle se trou­vait au cam­pus de l’université avec d’autres étu­di­ants qui étaient restés pour pré­par­er leur ses­sion de juin. Par­mi eux son copain, un étu­di­ant tut­si de la fac­ulté des sci­ences. Quand com­mencèrent les tueries du cam­pus, des listes avaient été dressées réper­to­ri­ant tous les étu­di­ants présents et les numéros de leur cham­bre. Les tueurs (les baza­utres en tête) raflaient les étu­di­ants à tuer cham­bre après cham­bre, mais n’arrivant pas à trou­ver le copain de Céline, ils allèrent son­ner chez elle pour deman­der si elle ne le cachait pas. Elle protes­ta de la manière la plus vive, pré­tex­tant qu’elle épou­sait entière­ment la cause hutue et qu’elle ne com­pre­nait pas qu’on l’accuse de trahi­son. Les tueurs repar­tirent mais après deux jours de recherch­es vaines, ils revin­rent déter­minés à fouiller la cham­bre de Céline, con­va­in­cus que c’était le seul endroit où il avait pu leur échap­per.

Effec­tive­ment ils le trou­vèrent caché sous le lit et mal­gré les pleurs et l’imploration de Céline qui s’accrochait à lui, on l’emmena dans une clair­ière de l’arboretum (une forêt arti­fi­cielle qui jouxte le cam­pus) où les tueurs mas­sacraient les étu­di­ants. On deman­da alors à Céline de s’écarter si elle ne voulait pas y pass­er elle aus­si. Elle leur rétorqua qu’il fal­lait la tuer d’abord s’ils souhaitaient tuer son copain. Les tueurs n’hésitèrent pas et les tuèrent tous les deux. Cette fille qui pas­sait inaperçue venait d’affronter la mort de face sans lui céder son amour. Comme beau­coup d’autres, j’ai croisé cet ange sans être aveuglé par tant de lumière.
Les trois mois du géno­cide ont sans doute con­nu ici et là de telles his­toires mais ce qui est désolant et explique sans doute l’ampleur du crime, c’est qu’il y ait eu tant d’Édouard et si peu de Céline.

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Écrit par Dorcy Rugamba
Danseur dès son plus jeune âge, Dor­cy Rugam­ba a par­ticipé à de nom­breuses tournées inter­na­tionales au sein de...Plus d'info
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