« Le chœur des prières solitaires » est surtout consacré à la création centrale du triptyque « Vérité », TRASH (A LONELY PRAYER), prise sous un angle très particulier mais qui mène également à RWANDA 94 : le traitement du chœur. L’article, écrit à la demande de Richard Kalisz pour la revue Rue des usines, no 34-35, printemps 1997,
examine les différents statuts de la voix parlée et de la « scénographie sonore» dans le triptyque « Vérité » et tout particulièrement TRASH. Ces expériences ont directement autorisé ce qui organise la forme de RWANDA 94, à la fois épique et cathartique.
Nous remercions Richard Kalisz pour son aimable autorisation à publier ce texte.
TRASH (A LONELY PRAYER), une création du Groupov, texte de Marie-France Collard et Jacques Delcuvellerie est le volet central du triptyque dit Vérité. Le spectacle a été créé en 1992 au Théâtre de l’Atelier Sainte Anne (Bruxelles), et repris à La Rose des Vents (Villeneuve d’Ascq) et au Théâtre de la Place (Liège).
Historienne 5 :
« Foutre foutredieu foutredieu de foutu bordel de merde foutredieu de foutu bordel de merde de sale foutre merde merde foutredieu de sacredieu de foutu bordel de chierie de merde de sale foutre de sale bite dégoulinante de foutre pleine de foutre pissant son foutre foutredieu sacredieu moi petite fille à la nuit tombée perdue dans les bois ibis aux longues jambes ancrées dans la vase j’ai vu mon père mon père (ô Père) baiser baiser sa chienne sa chienne noire et lustrée il la foutait mon père assis la bite grise et violette du paysan sortie du pantalon et sous mes yeux éblouis (ô Père) foutre foutre foutredieu de sacredieu de foutu bordel de merde je t’en prie je t’en prie pisse pisse moi dans la bouche je t’en supplie pisse moi dans la gueule dans ma sale petite gueule de salope de chienne de putain sa chienne au bord de l’étang feux s’éteignant la chienne noire sorcière à ses pieds il la foutait profond sa queue aveugle (ô Père) entre les poils à genoux dans l’herbe où pointait la rosée déchirant l’orifice de l’animal bête aplatie au sol prisonnière elle gémissait doucement foutredieu sacredieu j’ai vu mon père décharger son foutre tout son foutre dans le cul de la chienne le cri du hibou couvrant celui de la buse ta queue ta queue donne moi ta queue amère ta bite s’il te plaît s’il te plaît je la branle je suis ta fille ta fille ta petite fille qui t’aime tu es ma fille ma fille ma petite fille que j’aime j’écrasais en même temps la tête du poussin noyé tordant le cou coupant les veines l’eau s’écoulait entre mes jambes (ô Père) j’ai pissé debout montrant ma fente ta queue ta queue ta bite dans ma bouche ma queue ma queue ma bite dans ta bouche dans le foin plus tard couchée dans tes bras il a forcé le ventre de la gamine petite motte satinée fleur de lait caillé sentant bon goûtant sucré salé c’est bien connu le sang le sang coulait son sang répandu il le léchait remontant sur la chair tendre suçant suçant ogre dévorant seigneur volant son dû et les larges mains plates et calleuses autour du cou fragile (ô Père) s’aventuraient nul cri pourtant mais un sourire lèvres d’enfant surprise de la nuit de la saint-jean oh mon père tu jouissais tu jouissais foutre dégoulinant sur la petite figure foutre foutre me faire foutre branler des bites des queues des bites nous allons te baiser salope putain ordure catin garce sale garce sale petite pute ventre velu de mon père odeur du temps brin de bruyère et souviens toi muscles de pierre muscles de fer muscles tendus de thermidor casant odeur du temps et souviens t’en que je t’attends brin de bruyère sainte bite de mon père ils lui crachent à la gueule juste à côté du cimetière bouche ouverte mains attachées orties blanches lui chatouillant la panse humal humant le humus nuit baveuse et liquide d’un coup de couteau net et franc coupèrent les liens s’écroule à terre le cou se rompt la tête claque je boirai tes larmes et ton sang je lécherai tes plaies ouvertes et pourries je ferai de toi (ô Père) victime immolée l’objet de mes orgies il rit d’une gifle fait volet la tête le sang dans tes veines égrène des secondes éternelles cosmiques les étoiles les étoiles tu te vois propulsée au centre d’une galaxie étrangère maillon d’humanité détachée de sa chaîne un animal s’approche tu sens tout à coup un pelage te frôler la cheville caresse légère te rappelant la douceur amère de ton enfance le chien de dieu entame son oraison jaculatoire cul sacré dyonisos en enfer truie glanant dans la fange tu jouis écumante tu jouis tu te branles tu te branles tu te frottes salope extasiée vautrée dans un océan de foutre draguant la vase et des déchets tu te pares jusqu’à mourir noyée étouffée glabre et blême dans le désordre exubérant de tes cris frénésie gaspilleuse culte païen et Darwin te remercie justice justice. »
TRASH affronte les mêmes questions que les deux autres volets du triptyque : sens de la vie, place de l’homme et de la femme dans la nature, rôle de la connaissance, question de la divinité, économie de la souffrance, fonction de la politique, etc. Mais il les situe à ces deux pôles extrêmes où les religions aussi bien que le matérialisme dialectique ont beaucoup de mal à les saisir : la naissance de l’humanité, son dégagement diffus de l’animalité, et d’autre part la jouissance et la mort dans leur dimension la plus intime, la plus individuelle.
Un martyr chrétien, un résistant communiste peuvent donner un sens à leur sacrifice, mais ce sens est général, il vaut pour tous ceux qui partagent cette vision du monde, ce combat. La dimension tout à fait personnelle de cette disparition demeure troublante1. De même pour la relation sexuelle. Régie par des lois, une morale dominante, ou militante, animée par un idéal, elle reste dans la singularité individuelle extrêmement mystérieuse et souvent fort différente des valeurs que la personne elle-même voudrait lui conférer. Elle mêle inextricablement ces trois plans sur lesquels travaille TRASH : la chose archaïque, immémoriale et universelle, même pas humaine en soi, dite de l’instinct (rut, coït, procréation) mais toujours inscrite dans la culture, un état historique donné et, dans, ce monde-là, à ce moment-là, dans le fantasme et le désir d’un être singulier, unique. De surcroît, non seulement la connexion de ces trois plans, mais chacun d’eux en lui-même est contradictoire.
Ainsi ce qu’il est convenu de désigner comme « perversions sexuelles » semble a priori proprement humain, ou du moins anthropoïde. Mais TRASH décrit quelques-uns des phénomènes sexuels aberrants de la nature, n’ayant aucune fonction reproductrice, décelables. De même, non seulement la sexualité, mais le sexe même est désormais objet du travail. La biogénétique permet aujourd’hui, si la loi n’y mettait obstacle provisoirement, de féconder une fille, vierge, de la semence d’un homme mort depuis de longues années… Par exemple… Ainsi « l’archaïque universel », sans cesser de nous travailler, prend-il de plus en plus de relativité. Les miracles des mythologies, les fantasmes sociaux, entrent à leur tour dans le champ de la production matérielle, pour le meilleur (ce serait possible) ou pour le pire (c’est le plus probable sans l’abolition du système du profit maximal immédiat). Par où le politique redevient, sur ce terrain même, absolument central.
Toute cette thématique se déploie dans TRASH à travers 6 locuteurs, 5 femmes et un homme. Environ 80 % du texte est dévolu aux femmes, il est l’œuvre de Marie-France Collard, j’ai écrit les deux interventions de l’homme. Celles-ci sont inspirées du style biblique, en particulier d’Isaïe et de Saint-Paul, mais le discours politique qui s’y exprime appartient aux tenants de la lutte armée. Cet homme, porte-parole du mystérieux Réas, incarne une logique patriarcale et puritaine, alors même qu’il réclame justice, compassion, amour du prochain. Un peu partout de par le monde aujourd’hui, les guérilleros islamistes, entre autres, en sont assez étroitement cousins.
L’essentiel du texte et de la scène revient cependant aux femmes. Leur langage utilisé nous renvoie aux frontières de l’être parlant, de l’être social, là où se risquent dans un même temps la jouissance et la nausée. Mais au lieu d’en être paralysé – tétanisé – on tente l’exploration de ce chemin. La langue des transgressions est rarement le fait des femmes, du moins dans la littérature, comme si elle faisait partie d’un refoulement très ancien, issu de ces confrontations « archaïques » d’où émergea la nécessité des premiers interdits fondateurs.
Ceux-ci sont réinitiés par chacun, dans la prime enfance, à travers, entre autres, l’apprentissage du langage et la confrontation à l’Autre, le « sexe opposé », première approche de l’altérité. Si les lieux de la transgression ne sont plus socialement organisés, chacun pourtant porte encore en soi cette « part maudite », devenue maintenant péché pour les uns, pathologie pour les autres… C’est elle qui s’exprime, qui s’explore à travers la révolte de ces cinq femmes, isolées et cependant unies dans cette volonté de reconnaissance de soi.
Au reste, on aura constaté que, non seulement TRASH, mais l’ensemble du projet Vérité se décline au féminin. L’héroïne centrale de Claudel est Violaine, ou plutôt le duo des sœurs, Violaine-Mara. Quant à Pélagie Vlassova, chez Brecht, elle occupe une place
sans doute unique dans le répertoire, puisqu’au milieu d’une trentaine de personnages, elle apparaît dans toutes les scènes de la pièce.