L’HOMME SE TAIT, son silence s’ajoute à d’autres silences. Il savait. Tout le monde savait. Il médite sur ces silences, celui de la complicité, celui de la honte, le silence de la stupeur ou de l’aveuglement, du racisme.
Le silence des victimes, celui des bourreaux, la peur de dire, celle de savoir. Nos résistances. Primo Levi dans SI C’EST UN HOMME raconte comment à son retour des camps, les gens se détournaient quand il essayait d’évoquer ce qu’il avait vu et enduré. Oui, les collines se sont tues. Quiconque voyage dans la désolation du Rwanda en ces jours d’avril à juillet 1994 pense aux ravages de la bombe à neutrons face à l’absence
de vie humaine dans des villages naguère bourdonnants. Seuls les rescapés, partis très loin, entendent encore les os craquer sous les coups de machette ou les gémissements s’élever avec la nuit, quand l’obscurité devenait camouflage. Tout ici est désert. L’homme maintenant avance, un mouchoir posé sur le nez. À ses pieds, des photos se déroulent, des morceaux de papiers tachés d’encre bleue, un certificat d’études, un carnet de mariage, quelques traces de ce que fût la vie ici, avant.
Il dit : « Les créanciers du génocide sont les bailleurs de fonds internationaux ». Ce sont ses premiers mots. Une brouette dans un enclos est gardée par des chiens devenus gras, ils grognent, préservent leur butin, ils ont appris à aimer la chair humaine. L’homme est
en présence d’une abolition inouïe : pour la troisième fois dans l’histoire du siècle, l’imaginaire d’un peuple s’est inscrit sur les corps mêmes des victimes. Il dit :
« Le langage lui-même est blessé ». Le vent érode déjà les fosses communes. Des crânes apparaissent. Quelques poignées de cheveux crépus, des os blanchis, se mêlent à la chair verdâtre. L’odeur le submerge.
Les collines du silence
Le 24 Avr 2001

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