Au détour d’une tasse de thé, la leçon de théâtre

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Au détour d’une tasse de thé, la leçon de théâtre

Le 18 Déc 2001
Wu Hsing Kuo.
Wu Hsing Kuo. Photo Laure Vasconi
Wu Hsing Kuo.
Wu Hsing Kuo. Photo Laure Vasconi
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
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GEORGES BANU : Sans doute, le théâtre européen ne serait pas ce qu’il est aujour­d’hui, tant sur le plan de la tech­nique cor­porelle que de la pen­sée, sans la série de grandes ren­con­tres avec l’Ori­ent qui a com­mencé au début du siè­cle, s’est pour­suiv­ie dans les années trente et enfin dans les années soix­ante. On peut aus­si par­ler d’échange, car il ne faut pas nég­liger en retour l’im­pact qu’a exer­cé l’Oc­ci­dent sur le paysage théâ­tral ori­en­tal.

« Le théâtre est ori­en­tal » procla­mait Artaud. Nous savons tous à quel point nous aura mar­qué la phrase, reprise à son tour par Ari­ane Mnouchkine. Tu as toimême été acteur au Théâtre du Soleil, puis tu es devenu péd­a­gogue et, aujour­d’hui, avec Lucia Ben­sas­son, tu diriges ARTA. C’est un lieu d’é­cole et de recherche très spé­ci­fique puisqu’il est ouvert aux grandes écoles de jeu du théâtre à tra­vers le monde et qu’il se con­sacre tout par­ti­c­ulière­ment à la ren­con­tre avec les tra­di­tions de l’Ori­ent

Jean-François Dusigne : Ma démarche découle en effet du con­stat qu’en France tout au moins, la for­ma­tion ini­tiale de l’ac­teur était et me paraît encore beau­coup trop étriquée : tan­tôt on nég­lige le lan­gage du corps, tan­tôt on nég­lige le plaisir du texte, le souf­fle, le rythme et la musi­cal­ité de la parole. Par con­tre, dès qu’on sort des fron­tières européennes, la déf­i­ni­tion même du théâtre s’élar­git con­sid­érable­ment : faut-il par­ler de danse ou de théâtre-dan­sé indi­en, d’opéra de Pékin ou de théâtre tra­di­tion­nel chi­nois ? Par-delà les dif­férences cul­turelles et la mul­ti­plic­ité des formes, la décou­verte des tech­niques tra­di­tion­nelles peut con­duire à un entraîne­ment non cloi­son­né où l’ex­pres­sion prend par exem­ple appui sur le chant, le par­lé-chan­té, la danse, l’ac­ro­batie ou les arts mar­ti­aux. Durant mon par­cours au Théâtre du Soleil, j’ai pu béné­fici­er d’une sorte d’ap­pren­tis­sage per­ma­nent au sein de la com­pag­nie car celle-ci invi­tait de grandes per­son­nal­ités, issues notam­ment du théâtre ori­en­tal, pour aider les acteurs à mieux se pré­par­er à telle ou telle créa­tion, en enrichissant leur palette de jeu. À leur con­tact, l’ac­teur pou­vait dévelop­per son imag­i­naire, aigu­is­er sa sen­si­bil­ité en éprou­vant son corps.

Aujour­d’hui, avec la raré­fac­tion des com­pag­nies, il me paraît cru­cial d’amé­nag­er pour l’ac­teur des temps de mise en ques­tion du savoir-faire, où il puisse au cours d’un ate­lier réfléchir con­crète­ment sur sa pra­tique et s’ex­ercer col­lec­tive­ment auprès d’artistes-péd­a­gogues tels Pei Yan­ling et Guo Jingchun, à mon sens les plus grands maîtres actuels de l’Opéra de Pékin. Eux-mêmes sont héri­tiers d’une tra­di­tion longue­ment mûrie par l’ex­péri­ence de plusieurs généra­tions d’ac­teurs.

G. B.: J’aimerais juste­ment te deman­der quel enseigne­ment peut tir­er un acteur occi­den­tal de ses dif­férentes ren­con­tres avec les maîtres ori­en­taux. Nous savons que le tra­vail ori­en­tal est fondé sur la trans­mis­sion de maître à dis­ci­ple. Ce mode de rela­tion ne soulève-t-il pas chez l’ac­teur des prob­lèmes de soumis­sion ?

J.-F. D.: Il est cer­tain que le con­cept de « maître » prête par­fois à con­fu­sion. Je crois du reste qu’on utilise le terme de façon abu­sive. Une maxime chi­noise dit pour­tant : « le maître te con­duit jusqu’à la porte, le chemin de péleri­nage est à faire par soi-même ».

Con­traire­ment à l’im­pos­teur — ils sont nombreux‑, le maître d’art ne s’im­pose pas, on le recon­naît. Dans les théâtres tra­di­tion­nels ori­en­taux, on apprend à jouer comme l’en­fant apprend à par­ler, par imi­ta­tion. Certes, on peut être recon­nu comme artiste sans avoir pour autant la moin­dre fibre péd­a­gogique ; toute­fois, pour Pei Yan­ling1, seul le grand acteur peut pass­er maître car il aura alors son expéri­ence per­son­nelle de la scène à partager.

On recon­naît tout d’abord le maître par l’im­pres­sion d’év­i­dence qui émane du tra­vail auprès de lui, comme si le plaisir com­mu­ni­catif de jouer fil­trait à tra­vers son aisance à mon­tr­er, à esquiss­er un geste. Kelucha­ran Moha­p­a­tra qui, en Inde, a con­tribué à la résur­gence du style Odis­si (représen­ta­tion dan­sée de la féminité), donne au quo­ti­di­en l’im­pres­sion de traîn­er pénible­ment son vieux corps. Or sa par­faite maîtrise lui per­met pré­cisé­ment d’en­tr­er en un éclair dans un jeu d’une éton­nante vital­ité. À la fois homme et femme, tour à tour Krish­na et Rada, il peut sug­gér­er à l’in­stant la vision de la divinité par sa façon de mêler force mas­cu­line et sen­su­al­ité fémi­nine. Sa fac­ulté de méta­mor­phose est du reste tout aus­si fasci­nante que sa rapid­ité à se détach­er du rôle, avec la plus grande dés­in­vol­ture appar­ente…

Mais le sen­ti­ment d’ad­mi­ra­tion n’in­duit pas for­cé­ment pour autant une atti­tude de soumis­sion envers le maître, qui atten­dra cepen­dant qu’on vienne le trou­ver. Ce dernier donne tou­jours l’im­pres­sion préal­able, sans doute trompeuse, de ne pas être pressé. Ce jeu de patience est en fait un prélude indis­pens­able à l’in­stau­ra­tion d’une rela­tion durable d’ac­com­pa­g­ne­ment, car le con­trat tacite qui sera ensuite passé entre maître et dis­ci­ple s’ap­puiera sur l’élec­tion et le con­sen­te­ment mutuels. Guo Jingchun2 par­le à ce sujet de « sphères d’ex­i­gence ». Tant qu’il ne sent pas que l’ac­teur est prêt à tra­vailler avec lui, Guo affiche la plus grande tolérance. Ce qui ne l’empêche pas d’ob­serv­er son éventuel dis­ci­ple à son insu pour décel­er son poten­tiel et ses faib­less­es. Tan­dis que ce dernier se sent par­fois désem­paré par le mutisme, voire l’in­dif­férence feinte du maître, Guo attend que l’ac­teur ait man­i­festé dans son tra­vail une réelle demande avant de pou­voir exiger quelque chose de lui. Dès lors, tout en s’en­gageant à accom­pa­g­n­er son élève jusque dans le pro­longe­ment même de sa vie pro­fes­sion­nelle, Guo recon­naît qu’il devien­dra para­doxale­ment de moins en moins indul­gent au fur et à mesure qu’ils se con­naîtront mieux : son exi­gence se fera plus vive chaque fois qu’ils franchi­ront ensem­ble une nou­velle « sphère de leur intim­ité ». Mais j’a­jouterai que Guo Jingchun est maître de Pei Yan­ling depuis l’âge de qua­torze ans ; aujour­d’hui, ils diri­gent ensem­ble leur pro­pre troupe, et quand Pei se pré­pare pour un spec­ta­cle, il est trou­blant de voir le vieux maître devenir alors son assis­tant…

G. B.: Tu par­les d’ex­i­gence. Celle-ci ne sup­pose-t-elle pas une perte d’e­sprit cri­tique, afin d’in­té­gr­er de la meilleure manière pos­si­ble l’en­seigne­ment ?

J.-F. D.: « S’ag­it-il d’ap­pren­dre à jouer des rôles ou d’ap­pren­dre à être acteur ?3 » demandait effec­tive­ment Vitez en 1968. Il oppo­sait alors l’en­seigne­ment de « la civil­i­sa­tion man­darine » où « l’ac­teur apprend à jouer des formes con­nues » tels le Guer­ri­er ou le Let­tré de l’opéra chi­nois, à l’en­seigne­ment de la « civil­i­sa­tion mod­erne » où l’ac­teur, con­scient, « apprend à jouer avec des formes con­nues ». J’avoue que j’ai longtemps été séduit par cette idée, en tant que pro­gramme : encore faut-il con­naître ces formes tra­di­tion­nelles qui appar­ti­en­nent au pat­ri­moine uni­versel. Or je suis aujour­d’hui con­va­in­cu que nous encourons le risque de l’a­mal­game cul­turel si nous réduisons notre intérêt pour les tra­di­tions de jeu à un éven­tail de reg­istres ou de tech­niques dont l’é­tude se ferait con­for­mé­ment à nos pro­pres con­cep­tions de l’ex­er­ci­ce. Il est vrai que l’e­sprit européen, qui a pour ver­tu la spon­tanéité, a sou­vent du mal à con­cili­er tra­di­tion et lib­erté de créa­tion. Soucieux de pou­voir retrou­ver l’é­mo­tion des pre­mières répéti­tions, l’ac­teur passera d’abord par l’analyse et l’im­pro­vi­sa­tion avant de fix­er son jeu. Or le mode de trans­mis­sion ori­en­tal se fonde quant à lui sur le mod­e­lage cor­porel et le pétris­sage. (À ce pro­pos, il y aurait beau­coup à dire sur le lien entre souf­france et esthé­tique…) Puisque la mémoire cor­porelle, ou plutôt l’in­té­gra­tion par l’en­traîne­ment d’au­toma­tismes, y joue un rôle déter­mi­nant, la for­ma­tion com­mence sou­vent dès l’en­fance. Il est donc peu prob­a­ble qu’un acteur européen déjà pro­fes­sion­nel devi­enne un jour acteur de kyô­gen, de kathakali ou d’opéra chi­nois. Par con­tre, il peut tout à fait par­venir à jouer à mer­veille quelques scènes du réper­toire de ces tra­di­tions en en respec­tant les règles. En fait, cela m’im­porte moins que la manière dont cette con­fronta­tion pour­ra imprégn­er son tra­vail artis­tique futur, par­fois même — et ce sera peut-être le plus probant — de façon incon­sciente. La décou­verte de modes de tra­vail hérités de pra­tiques sou­vent ances­trales aura, par le ques­tion­nement qu’ils sus­ci­tent, favorisé la mise à dis­tance de ses pro­pres habi­tudes.

C’est pourquoi, nous invi­tons les acteurs à prof­iter de ces moments d’ate­lier pour pren­dre le temps d’éprou­ver une rela­tion de tra­vail qui, de prime abord, les dérangera peut-être. Dans le même temps, il me paraît utile, pour leur pro­pre évo­lu­tion per­son­nelle, de les inciter à s’in­téress­er au mode d’ap­pren­tis­sage auquel ils se trou­vent con­fron­tés, jusqu’à pren­dre con­science des dif­férentes straté­gies de pas­sa­tion util­isées par le maître, dans la mesure où tous ces proces­sus reflè­tent en soi l’e­sprit de l’art ain­si trans­mis. Je con­state en retour que le fait d’in­ter­venir ponctuelle­ment auprès d’ac­teurs de for­ma­tion occi­den­tale ini­tiale con­duit les maîtres à repenser leur enseigne­ment pour en faire ressor­tir les leçons essentielles.Je cit­erai pour exem­ple notre recherche d’ate­lier menée durant tout cet été 2001 dont l’ob­jec­tif aura été d’ex­péri­menter com­ment cer­tains aspects de l’en­seigne­ment tra­di­tion­nel chi­nois pour­raient con­tribuer à l’in­ven­tion d’un théâtre vivant, sus­cep­ti­ble de con­cern­er le pub­lic européen d’au­jour­d’hui. Il s’agis­sait d’ex­plor­er à la lumière de l’Opéra de Pékin une oeu­vre épique du réper­toire occi­den­tal LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN, pièce elle-même inspirée d’une vieille légende chi­noise. Cette propo­si­tion était bien sûr guidée par le fait que Bertolt Brecht a conçu son théâtre épique après avoir été sub­jugué en 1935 par l’art du comé­di­en chi­nois Mei Lan­fang. En plus de l’en­traîne­ment inten­sif aux tech­niques de l’ac­teur chi­nois, nous avons pro­posé pour abor­der la pièce, de suiv­re chaque jour en par­al­lèle, deux démarch­es de tra­vail spé­ci­fiques :

  • La pre­mière méth­ode, qui nous est plus famil­ière, était fondée sur l’analyse et l’im­pro­vi­sa­tion de sit­u­a­tions. Les scènes étaient élaborées à par­tir des propo­si­tions d’ac­teurs qui béné­fi­ci­aient de nos con­seils et retours.
  • La sec­onde méth­ode était fondée sur l’ob­ser­va­tion, l’im­i­ta­tion et l’en­traîne­ment. Elle con­sis­tait à se gliss­er dans le jeu sous la direc­tion rigoureuse de Pei Yan­ling et Guo Jingchun en com­mençant par suiv­re pré­cisé­ment la par­ti­tion musi­cale et gestuelle préal­able­ment conçue par les maîtres selon les règles et codes de jeu de l’Opéra chi­nois. « Apprenez les per­cus­sions », dis­ait Pei, « cela ryth­mera votre jeu. Les per­cus­sions vous propulseront dans l’essen­tiel : en vous don­nant l’én­ergie juste, elles vous fer­ont com­pren­dre ce qui se passe intérieure­ment dans le per­son­nage d’un bout à l’autre de la pièce. Quand votre gestuelle s’ac­cordera avec le rythme des per­cus­sions, ajoutait-elle, ce qui vous nour­rit intérieure­ment vien­dra se graver dans vos regards… »

La richesse de cette expéri­ence m’a con­forté dans l’idée qu’on peut aus­si appren­dre à être acteur en apprenant à jouer des rôles…

Par ailleurs, il était éton­nant de mesur­er à quel point les pro­pos des chi­nois pou­vaient par­fois rejoin­dre les préoc­cu­pa­tions de Brecht, quand bien même ils n’ont jamais lu ses écrits théoriques.

G. B.: Brecht avait bien perçu Mei Lan­fang…
De ces sit­u­a­tions péd­a­gogiques inhab­ituelles pour nous occi­den­taux, quelles sont celles qui t’ont le plus mar­qué ou qui ont eu un effet déter­mi­nant sur ton expéri­ence aus­si bien d’ac­teur que de péd­a­gogue ?

J.-F. D.: Je dirai tout d’abord que ces mul­ti­ples ren­con­tres avec des maîtres de cul­tures aus­si dif­férentes m’ont per­mis de mesur­er com­bi­en de leçons sur l’art de l’ac­teur peu­vent pass­er non seule­ment par le dis­cours mais aus­si, et surtout, par le com­porte­ment.

Avant de devenir chef de famille, Nomu­ra Kosuké4 avait entre­pris de fonder une école de kyô­gen. Pour choisir ses élèves, il con­vi­ait les can­di­dats à déje­uner. Suiv­ant un tour de table, cha­cun lui expo­sait ses moti­va­tions en y met­tant bien sûr le plus de con­vic­tion. En fait, Nomu­ra prê­tait moins atten­tion à la teneur des pro­pos qui étaient alors échangés qu’à la manière de se com­porter des can­di­dats au cours du repas, obser­vant leur manière de com­man­der un plat ou de l’ap­préci­er.

En retour, il est par­fois très instruc­tif d’ob­serv­er le tra­vail con­joint de deux maîtres. Lors d’un ate­lier « Mohi­ni Attam, danse de la séduc­tion »5, nous avions fait venir, pour une inter­ven­tion com­mune, Kala­man­dalam Kshe­ma­vathi et Kala­man­dalam Lee­lam­ma. Celle qui parais­sait la plus jeune (en fait l’é­cart d’âge n’é­tait que de qua­tre ans) don­nait à sa gestuelle toute sa finesse et son ampli­tude. Ce faisant, dans son attache­ment à suiv­re pré­cisé­ment le style, elle fai­sait d’abord pass­er son sens de la per­fec­tion tech­nique ; la sec­onde, au corps plus potelé, tra­vail­lait avec plus d’é­conomie et sem­blait se con­tenter d’esquiss­er seule­ment ses inten­tions : du même coup, elle don­nait une inter­pré­ta­tion plus per­son­nelle. Comme les acteurs d’âge mûr, elle gag­nait en intéri­or­ité ce qu’elle per­dait en vir­tu­osité. Assuré­ment, de la façon de canalis­er ses éner­gies dépend la qual­ité sen­suelle, émo­tion­nelle du rôle.

G. B.: À ce sujet, et à pro­pos du regard qu’on peut avoir sur les ori­en­taux, tu con­nais la fameuse his­toire de Gro­tows­ki en Chine : il assiste à une représen­ta­tion d’un spec­ta­cle de l’Opéra de Pékin où le rôle prin­ci­pal est tenu par un jeune acteur. Le pub­lic l’ap­plau­dit mod­éré­ment. Plus tard, Gro­tows­ki voit le même spec­ta­cle inter­prété par le père du jeune acteur. Tan­dis que lui n’y voit aucune dif­férence, le pub­lic est en extase et applau­dit le vieil acteur à tout rompre. Gro­tows­ki demande alors à un spé­cial­iste : « Mais qu’elle est la dif­férence ? » et le spé­cial­iste lui répond : « Le jeune tran­spire ».

J.-F. D.: Guo Jingchun dit à peu près la même chose en pré­cisant : « le bon acteur tran­spire, mais il ne sue pas » …

Con­cer­nant le recours abon­dant aux apho­rismes, je rap­porterais cette expéri­ence per­son­nelle où, lors d’une créa­tion, nous butions sur l’in­ter­pré­ta­tion d’un réc­it trag­ique où il était ques­tion de mas­sacre. Il s’agis­sait d’une his­toire con­tem­po­raine où un père rap­porte qu’il vient de per­dre sa femme et sa fille. Kalani­di Narayanan, maître d’abi­naya6, assis­tait à la répéti­tion. Venue par curiosité, elle ne dis­ait rien. Plus tard, autour d’une tasse de thé accom­pa­g­née de pâtis­series, alors que nous étions réu­nis pour hon­or­er notre invitée, Kalani­di, voy­ant que nous étions tou­jours préoc­cupés par la séance du matin, nous demande à brûle-pour­point : « Ne peut-on dis­tinguer l’é­mo­tion du rôle de l’é­mo­tion du spec­ta­teur ? » For­mule laconique. J’avoue que sur le coup je ne com­pre­nais pas ce qu’elle voulait dire par là. Mais, dans la nuit, cette remar­que a déclenché en moi une série de ques­tions : « crois-tu que le per­son­nage se laisse aller dans les pleurs dans une telle sit­u­a­tion) L’é­mo­tion du per­son­nage n’est pas for­cé­ment la même que celle que toi, acteur-spec­ta­teur, tu éprou­ves pour lui en décou­vrant son his­toire ». Je réal­i­sais alors que Kalani­di me sug­gérait de résis­ter aux pleurs, plutôt que de chercher à les provo­quer ou de m’y com­plaire…

G. B.: Je vais te racon­ter une autre his­toire qui m’a mar­qué aus­si per­son­nelle­ment. C’est un grand maître japon­ais, Tamasaburo Ban­do, qui m’a fait com­pren­dre l’essence même du Kabu­ki, par une phrase. Je lui avais posé cette ques­tion : « J’ai lu qu’au début du siè­cle, sous l’in­flu­ence de l’Oc­ci­dent, les plus célèbres Onna­gatas (les acteurs qui jouent des femmes) avaient mis des seins pos­tich­es pour don­ner l’im­pres­sion d’être véri­ta­ble­ment une femme. C’é­tait évidem­ment sous l’in­flu­ence de l’esthé­tique vériste occi­den­tale. Qu’est-ce que vous en pensez ? » Il a alors répon­du : « Mais c’est extra­or­di­naire, c’est une idée extra­or­di­naire. Je ne savais pas, c’est très bien de faire cela, mais à con­di­tion qu’à la fin on enlève les seins. Il faut les jeter en l’air pour dire : tout est faux, tout est faux ! » Je crois que, par ce rac­cour­ci, Tamasaburo résumait l’essence même de l’On­na­ga­ta : l’art du faux poussé à son comble. Et comme tu le dis, l’en­seigne­ment passe effec­tive­ment par de telles for­mu­la­tions, con­crètes et con­cis­es. L’apho­risme est d’ailleurs le pro­pre de la pen­sée ori­en­tale.

J.-F. D.: Et c’est pourquoi nous veil­lons, Lucia Ben­sas­son et moi-même, à ce que la mai­son d’AR­TA soit un lieu de vie, où de tels échanges puis­sent avoir lieu. Car les plus grandes leçons ne sont pas tou­jours don­nées de façon magis­trale au cours du tra­vail. Par­fois même fur­tifs, les con­seils peu­vent sur­gir comme à l’im­pro­viste en divers­es occa­sions de la vie quo­ti­di­enne, dans la cui­sine, autour d’une table. On pense aux fameux Dits d’Ayame, ces pro­pos sur l’art de l’ac­teur Kabu­ki recueil­lis dans des cir­con­stances ana­logues au tra­vers d’anec­dotes ou de con­sid­éra­tions sur la vie apparem­ment sans rap­port. Nous atta­chons donc une grande impor­tance à ce que les maîtres que nous invi­tons puis­sent loger sur place, de sorte que le temps d’ate­lier soit un temps absorbant de mûrisse­ment, où l’on vient vers le maître, sachant que celui-ci est disponible pour vous recevoir.

G. B.: ARTA se trans­forme ain­si en ashram, comme en Inde …

J.-F. D.: Et aus­si en datcha, ou en mai­son tchekhovi­enne quand nous invi­tons les Russ­es … Mais la per­spec­tive de faire couleur locale ne m’at­tire guère. Ce qui pré­vaut par con­tre, c’est de faire en sorte que le con­texte puisse favoris­er un autre type de parole que le dis­cours ana­ly­tique qui nous est fam­i­li­er. Nomu­ra Kosuké a par exem­ple été beau­coup sol­lic­ité en Europe du Nord ain­si qu’aux États-Unis. Son intérêt l’a donc con­duit à adapter intel­ligem­ment son enseigne­ment à nos modes de pen­sée. Pour trou­ver la fameuse démarche glis­sée du Nô ou du Kyô­gen, il invi­tait tout d’abord les acteurs à gravir une pente forte­ment inclinée, tout en chan­tant. Lors de leurs pre­mières ten­ta­tives, les acteurs ne ces­saient de gliss­er en arrière, et leur voix sor­tait dif­fi­cile­ment, toute érail­lée. Nomu­ra Kosuké leur fai­sait alors pren­dre con­science de l’im­por­tance de bien plac­er son « Koshi », son cen­tre de grav­ité. Après dif­férents exer­ci­ces, il leur demandait à nou­veau d’escalad­er la pente, un bâton-témoin cette fois attaché dans leur dos pour mieux sen­tir leur colonne : les acteurs fran­chis­saient alors la pente avec aisance, et leur voix sor­tait de façon bien tim­brée. Shime Shigeya­ma7 se con­tente quant à lui d’évo­quer les esprits malé­fiques qui se trou­vent sous la scène : l’ac­teur doit veiller à les con­tenir sous ses pas. Pour trou­ver le frap­pé des pieds, il ten­tera par con­tre de réveiller l’én­ergie des génies qui se trou­vent en ce lieu… Qu’est-ce qui par­le en fin de compte le plus à un acteur : l’analyse phys­i­ologique ou la métaphore ? J’aime per­son­nelle­ment cette deux­ième manière de procéder car elle évite l’assèche­ment de l’ex­pli­ca­tion didac­tique, à une époque où l’on est par trop friand de livres d’ex­er­ci­ces…

Par ailleurs, le souci de bien appli­quer l’ex­er­ci­ce amène par­fois les jeunes acteurs, à en oubli­er leur objec­tif essen­tiel. La con­fu­sion entre imi­ta­tion (dans le sens d’im­prég­na­tion), et pâle copie extérieure sus­cite par­fois le malen­ten­du de ne plus se préoc­cu­per que de ques­tions formelles. Faisant sans doute un tel con­stat, Sadanam Bal­akr­ish­nan, maître de Kathakali, racon­tait ain­si aux sta­giaires l’his­toire du maître de tir du MAHABARATHA : celui-ci présente un arc à trois dis­ci­ples en leur dis­ant : « j’aimerais que vous visiez l’oiseau qui se trou­ve sur cet arbre ». Il demande au pre­mier : « qu’est-ce que tu vois ? » Le pre­mier dis­ci­ple com­mence par décrire minu­tieuse­ment dans tous leurs détails le ciel, l’ar­bre, les feuilles. Le maître l’in­ter­rompt : « ne tire pas ». Il demande au sec­ond : « qu’est-ce que tu vois ? » Le sec­ond dis­ci­ple s’én­erve et répond : « je vois une branche et un oiseau sur la branche ». Le maître dit : « ne tire pas ». Il demande alors au troisième dis­ci­ple, qui n’est autre qu’Ar­ju­na : « qu’est-ce que tu vois) ». Alors Arju­na s’ap­prête, bande son arc et dit : « je vois l’oeil de l’oiseau ». Le maître dit : « tu peux tir­er ». Après avoir racon­té cette his­toire, Bal­akr­ish­nan ajoutait : « s’il y a une chose à retenir de tout l’en­seigne­ment, c’est ça ».

Foyer de l'Odéon - Théâtre de l'Europe.
Foy­er de l’Odéon — Théâtre de l’Eu­rope. Pho­to Lau­re Vas­coni.

G. B.: À cette his­toire, on peut répon­dre par une autre his­toire. À l’is­sue des journées que nous avions menées autour du secret de l’ac­teur, nous étions sor­tis avec Udo Samel, qui avait notam­ment inter­prété Woyzeck dans le spec­ta­cle de Stéphane Braun­schweig. Il jouait dans le fameux spec­ta­cle de Klaus Michaël Grüber, L’AFFAIRE DE LA RUE DE LOURCINE. Ce soir là donc, Udo Samel me racon­te ses répéti­tions avec Grüber : il devait jouer un per­son­nage qui pense avoir tué une vieille femme, après avoir beau­coup bu dans la nuit avec son com­pagnon. Grüber qui avait du reste une forte expéri­ence de ce côté là, lui donne alors une indi­ca­tion, comme tu dis, métaphorique. Grüber est un artiste et il sait utilis­er la métaphore. À Udo Samel qui devait donc jouer cette sit­u­a­tion, Grüber a fourni une sit­u­a­tion, une seule : « Tu march­es comme quelqu’un qui se réveille le matin et qui, sans avoir ouvert les fenêtres, sort dans la rue ; et la rue est cou­verte de ver­glas ». Samuel me dis­ait que cette indi­ca­tion était si poé­tique qu’elle tra­ver­sait la total­ité du spec­ta­cle, et qu’il n’avait pas eu besoin d’une autre indi­ca­tion. Cette his­toire de l’homme qui marche sur le ver­glas répond au fond au même type de fonc­tion­nement, c’est-à-dire l’u­til­i­sa­tion de l’imag­i­na­tion pour résoudre les prob­lèmes tech­niques.

J.-F. D.: Et je trou­ve cela for­mi­da­ble car de telles indi­ca­tions peu­vent non seule­ment fonc­tion­ner à l’in­stant mais aus­si agir dans le temps en trot­ti­nant dans la tête comme un rébus. D’un ate­lier à un autre, dirigé par des maîtres de mon­des par­fois très dif­férents, des his­toires sem­blent ain­si se répon­dre, en écho. C’est peut-être en écoutant par­ler le maître chi­nois Guo Jingchun que j’ai enfin com­pris l’his­toire du maître de tir du MAHABARATHA. Guo Jingchun est un fin gourmet et ses références sont sou­vent culi­naires. Il est d’ailleurs par­fois dif­fi­cile de suiv­re Pei Yan­ling et Guo Jinchun dans leurs con­ver­sa­tions car ils passent con­stam­ment, et sans tran­si­tion, de pro­pos sur le plat qu’ils sont en train de pré­par­er ou de manger à des pro­pos sur le jeu des acteurs qu’ils sont en train de diriger. « Si pour cuisin­er, je n’ai que du pois­son et rien d’autre, je ne peux rien faire » dit Guo. « Ce n’est pas unique­ment avec ma volon­té que je peux jouer : il y a dif­férents ingré­di­ents à réu­nir. Si par con­tre, vous avez acheté sur le marché un beau pois­son, bien frais ; si vous avez pris soin de pré­par­er, de moudre, de griller toute la var­iété d’épices que vous vous êtes procurée, si main­tenant vous suiv­ez scrupuleuse­ment et pas à pas les con­signes d’un bon livre de recettes, vous ne fer­ez pas for­cé­ment pour autant un excel­lent plat : tout le secret de l’art de l’ac­teur, pour­suit Guo, réside dans sa manière d’u­tilis­er har­monieuse­ment, de lier per­son­nelle­ment les 101 tech­niques qu’il a préal­able­ment acquis­es ».

Et, pour­suit-il : « Nous sommes au pied d’une même mon­tagne, réal­i­sait Pei au cours du tra­vail. Les acteurs occi­den­taux sont au pied du ver­sant ouest, les ori­en­taux au pied du ver­sant est. À ce stade, au pied de la mon­tagne, les uns et les autres ne se voient pas, ils ne le peu­vent pas : ils sont aux antipodes. Cha­cun com­mence par établir à sa manière son camp de base, acquiert les indis­pens­ables tech­niques fon­da­men­tales qui lui servi­ront pour l’as­cen­sion. Ensuite, plus on grav­it les étapes pour affin­er le jeu, pour pré­cis­er à chaque instant ses moti­va­tions intérieures, plus on décou­vre la cordée opposée. On s’aperçoit alors non sans éton­nement que celle-ci se pose les mêmes ques­tions essen­tielles con­cer­nant l’art intérieur de l’ac­teur ». l’acte même de trans­met­tre viv­i­fie la tra­di­tion.

  1. Actrice et maître de l’Opéra de Pékin. ↩︎
  2. De l’Opéra de Pékin, lui-même maître de Pei Yan­ling. ↩︎
  3. Antoine Vitez, « Si le théâtre s’ap­prend », ÉCRITS SUR LE THÉÂTRE, l, L’ÉCOLE, Paris, P.O.L, 1994, pp. 59 – 60. ↩︎
  4. Acteur de Kyô­gen, Nom­ma Kosuké est descen­dant direct d’une des plus grandes dynas­ties de cette forme de théâtre tra­di­tion­nel japon­ais. Sig­nifi­ant « paroles folles », le Kyô­gen se joue le plus sou­vent entre deux scènes de Nô, pour en libér­er la ten­sion trag­ique par un inter­mède humoris­tique ou grotesque. ↩︎
  5. Danse de l’Inde du Sud. ↩︎
  6. Dans le théâtre-dan­sé indi­en, l’ab­hi­naya recou­vre tout ce qui con­cerne le jeu des émo­tions. Le tra­vail plus spé­ci­fique sur l’ab­hi­naya vise à dépass­er la tech­nique dan­sée ou chan­tée pour ten­dre vers ce que les indi­ens nom­ment la créa­tion du Rasa, expéri­ence esthé­tique partagée par le pub­lic. ↩︎
  7. « Impor­tant bien cul­turel vivant », Shime Shigeya­ma est issu d’une autre famille de kyô­gen, qui réside à Kyoto. Il est inter­vient égale­ment à ARTA. ↩︎
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Jean-François Dusigne
Jean-François Dusigne a été acteur au théâtre du Soleil d\'Ariane Mnouchkine. Il enseigne à la...Plus d'info
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