LA PLUPART des grandes aventures pédagogiques contemporaines, celles du début du siècle comme celles des années soixante, se sont donné une même exigence fondatrice : se retirer, s’enfermer avec un groupe à l’écart de la machine institutionnelle. Un lieu loin de la ville pour Copeau, l’espace caché du grenier pour Stanislavski, le territoire préservé par le jeu du pseudonyme pour Meyerhold à l’époque même où il travaille dans les grands théâtres impériaux — autant de choix qui affirment la nécessité de s’isoler avec un groupe pour pouvoir s’engager dans l’aventure pédagogique. Plus tard, Grotowski lorsqu’il fonde en 1959 le Théâtre Laboratoire, Barba lorsqu’il crée en 1964 l’Odin Teatret, Brook lorsqu’il s’engage avec Marowitz en 1963 dans la création du LAMDA Theatre ou lorsqu’il fonde, quelques années plus tard, le CIRT, tous reprennent, sous des formes différentes mais parallèles, l’exigence fondatrice des grandes expériences pédagogiques du début du siècle : s’éloigner de l’institution pour offrir au travail pédagogique un espace de liberté et d’exploration, un espace de vérité.
Pour tous il est clair que seuls la clôture et l’isolement à distance de ce que Copeau appelait « la foire théâtrale » peut assurer à l’espace pédagogique l’ indépendance par rapport aux exigences commerciales de la « machine à produire des spectacles » et l’autonomie artistique, loin tout à la fois des pièges du vedettariat et du poids des modèles figés, des conventions héritées. Il s’agit en effet de préserver une certaine pureté morale et de garantir une authentique liberté artistique. Le laboratoire, s’il veut pouvoir fonder une nouvelle approche pédagogique, exige la solitude du groupe : le retrait vers les marges, pour ainsi dire « le secret de la secte ». C’est en ce sens que Barba pourra revendiquer le nom de « théâtre sectaire » pour son groupe.
À travers cette ascèse de la solitude, ce mouvement de retrait, se dit le désir de création d’un lieu utopique conçu comme l’espace d’un nouveau commencement. La graine nouvelle dont pourrait naître le théâtre de l’avenir, rappelait Meyerhold, ne saurait être une simple bouture greffée sur l’institution. Être « un commencement », c’était pour Copeau le « sens vrai » du « beau nom de laboratoire ». Créer les conditions pour un commencement, telle fut toujours la préoccupation centrale des grandes aventures pédagogiques des années soixante : « être dans le commencement » disait Grotowski, « partir de zéro », « recommencer » proclamait Brook.
Cette quête du nouveau commencement exige une part de secret — un secret qui n’est autre que le secret de l’acteur. Ce secret de l’acteur en effet, selon Stanislavski, « ne peut être passé que de main en main, non pas du haut de la scène mais par l’enseignement, révélation de secrets et série d’indications de la part de l’un, labeur obstiné et inspiré pour s’en pénétrer de la part de l’autre ». Ainsi il ne saurait se révéler et se transmettre qu’au coeur d’une situation pédagogique qui préserve le secret de la relation intime entre le maître et l’élève.
Dès lors l’aventure pédagogique va se nouer d’abord autour de cette relation duelle du maître et de l’élève qui se trouve placée aux fondements même de l’acte de faire du théâtre. Car cette relation pédagogique n’est pas seulement le ressort de l’apprentissage mais le pivot d’une école de la création pour un art du théâtre dont le centre est occupé par la technique personnelle de l’acteur. C’est là une des clefs de toutes les grandes expériences pédagogiques de ce siècle. À travers elles s’est cristallisée l’idée d’un théâtre qui fait de la situation pédagogique son noyau. Si quelqu’un comme Grotowski était si fasciné par l’image de Stanislavski s’enfermant avec un petit groupe d’élèves dans un grenier pour travailler sur les actions physiques, c’est parce qu’il voyait là l’affirmation claire que seule la relation pédagogique dans l’intimité de son secret peut permettre de trouver les réponses.
Cette relation maître-élève ne saurait se construire autour de la transmission d’un savoir-faire, d’un modèle à imiter. Si la « fidélité au maître » reste, comme le rappelle Copeau, l’exigence essentielle et si « c’est ainsi qu’une oeuvre se fonde, par une filiation déjà préméditée », cela ne signifie pas que le fils, l’élève, répète le modèle du père, du maître. Certes une expérience, une mémoire sont données en héritage : « tu es le fils de quelqu’un », disait Grotowski, et lui-même se reconnaissait comme « fils » de Stanislavski. Mais le vrai fils n’est pas celui qui reproduit le modèle du père, le vrai disciple n’est pas l’épigone du maître. Il est celui qui doit trouver ses propres réponses aux questions que le maître l’a aidé à poser. « Il faut toujours un point de départ », affirme Barba, « l’important est qu’à la fin on ne rencontre pas le modèle mais soi-même ». C’est en ce sens que Grotowski peut se reconnaître comme fils de Stanislavski et qu’il peut voir en Meyerhold le vrai disciple de ce même Stanislavski. C’est en ce sens aussi que Barba, citant Boulez, peut dénoncer les dangers en art du bon fils trop respectueux du modèle. Seul le « mauvais fils » — tel Meyerhold — peut faire vivre l’héritage.
Il ne s’agit pas pour l’élève de copier un modèle, de reproduire un savoir-faire, mais d’être stimulé par une sorte de défi. Le vrai maître en effet est d’abord celui qui pose l’exigence, qui réintroduit sans cesse la nécessité du défi. « Il existe un défi auquel chacun doit donner sa propre réponse », c’est ce que le maître, selon Grotowski, doit toujours rappeler et pour cela il doit « être strict mais comme un frère », unir rigueur et ouverture chaude. Comment ne pas se souvenir ici de Copeau rêvant de ce maître idéal qu’il n’avait pas eu et qui aurait pu prendre le visage de Stanislavski avec « cette présence vivante, familière et redoutable, rude et tendre qui chaque jour par le don qu’elle nous fait d’elle même paraît en droit d’exiger de nous le meilleur ».
L’exigence, le défi s’inscrivent dans un territoire où s’allient l’humain et le professionnel. Car dans routes ces aventures exemplaires la situation pédagogique se veut le tremplin d’un processus individuel où la découverte de soi ne se sépare pas de l’apprentissage du métier. « Obtenir de l’acteur — en collaboration avec lui — une autorévélation totale » , « aider les autres à s’accomplir eux-mêmes », ces célèbres formules grotowskiennes ne font que cristalliser avec particulièrement de force les enjeux d’une aventure pédagogique alliant intimement maîtrise du métier et réalisation de soi.
Cette recherche d’accomplissement ne s’appuie pas seulement sur la relation duelle et fondatrice du maître et de l’élève. Elle exige aussi l’expérience d’un « être ensemble ». l’être ensemble de tout un groupe réuni autour d’une quête commune, d’un projet collectif. Ainsi l’aventure pédagogique implique l’apprentissage de l’unité chorale, une unité chorale qui seule fonde la promesse d’un mode artisanal de faire du théâtre.
Pouvoir unir la joie de l’atelier et l’accord de la communauté c’est ce que Copeau cherchait dans le modèle des confréries d’artisans ou du compagnonnage, dans « cet effort unanime et anonyme » qui donne au travail de l’artiste sa dimension d’artisanat. Un modèle où se trouvent associés fidélité au maître et apprentissage de l’unité chorale. Cet apprentissage de l’unité chorale au sein de l’école n’est-elle pas la meilleure préparation à l’unité même du travail scénique, à la choralité de « tous les artisans de la scène, tous les serviteurs du drame non pas artificiellement regroupés, mais inspirés du dedans, associés organiquement », « du moins », ajoute Copeau, à l’état d’une promesse et d’un exemple ».
L’espace pédagogique, lieu utopique où s’inscrit le projet d’un être ensemble comme propédeutique à la création — « trouver un lieu où un tel être-encommun soit possible » souhaitait Grotowski — telle fut l’ambition commune à toutes les aventures de la transmission évoquées ici. Elles furent toutes également soucieuses de donner à l’acteur les moyens d’une création susceptible d’unir le savoir de l’artisan et l’inspiration de l’artiste.
Comment à travers les apprentissages « arriver à quelque chose d’inspiré », c’est la question que posait Craig au début du siècle lorsqu’il s’interrogeait sur la finalité de l’école. Si, pour lui, « les maîtres sont le seul espoir du théâtre », c’est que l’inspiration, certes, ne s’apprend pas, mais que la transmission n’en reste pas moins la clé de voûte de la construction du théâtre de l’avenir. L’inspiration a besoin de l’école comme tremplin. Encore faut-il que la transmission rejette tout refuge dans la répétition du savoir-faire. Tel est le paradoxe de l’aventure pédagogique : la maîtrise du métier, la connaissance des artisanats du théâtre est la seule propédeutique possible à la création. Mais pour « arriver à quelque chose d’inspiré » à travers et au-delà des apprentissages, il faut accepter de s’engager dans des « expériences sans fin ».
« Laissez l’artisan tenter l’impossible … », demandait Craig pour finir. N’interdisez pas au savoir du métier l’ouverture vers un horizon d’utopie. Telle fut sans doute la leçon de toutes les grandes aventures pédagogiques contemporaines, soucieuses de rappeler que la transmission du métier dramatique ne suffit pas. Il reste à l’artiste-artisan à faire la preuve de l’invention.