Grotowski ou le passeur de frontières

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Grotowski ou le passeur de frontières

Le 28 Déc 2001
Jerzy Grotowski. Photo Sophie Steinberger.
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Jerzy Grotowski. Photo Sophie Steinberger.
Jerzy Grotowski. Photo Sophie Steinberger.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
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JE SUIS TRÈS ÉMU et je me sens tout à fait indigne de me retrou­ver sur cette scène sur laque­lle j’ai vu Jerzy Gro­tows­ki présen­ter son enseigne­ment. Je ne pré­tendrai pas vous expli­quer qui il était, ce qu’il a trou­vé, ce qu’il a fait. Je me con­tenterai de com­menter plusieurs de ses textes inédits : ceux qui ont été soumis à mes col­lègues du Col­lège de France au moment où j’ai présen­té sa can­di­da­ture devant l’Assem­blée des pro­fesseurs pour la créa­tion d’une chaire d’« Anthro­polo­gie théâ­trale » à laque­lle il fut élu. Il a pu alors com­mencer cet enseigne­ment que je souhaitais qu’il fît à Paris et qu’il n’a pu mal­heureuse­ment assur­er plus d’un an et demi.

J’ai inti­t­ulé cette causerie Gro­tows­ki passeur de fron­tières tout sim­ple­ment parce que, au moment où Mme Kokosows­ki a bien voulu m’in­viter dans le cadre de cette série « Penseurs de l’en­seigne­ment », je me suis sou­venu de la pre­mière ren­con­tre que j’avais faite de Jerzy Gro­tows­ki lors d’un sémi­naire organ­isé en 1968, très exacte­ment en juil­let 1968, au Dane­mark à Hol­ste­bro, dans les locaux monas­tiques de l’Odin Teatret. C’é­tait, je crois, un des pre­miers séjours de Gro­tows­ki en Europe de l’Ouest. Je savais à peu près par Euge­nio Bar­ba, l’or­gan­isa­teur de ce sémi­naire et son ancien assis­tant à Opole, de qui il s’agis­sait, je n’avais jamais vu aucun de ses spec­ta­cles et à plus forte rai­son je ne l’avais jamais vu lui-même.

Il est entré, très atten­du, dans une petite salle pleine à cra­quer. Il était volu­mineux, blême, le poil rasé, entière­ment vêtu de noir, sauf une chemise blanche cra­vatée elle-même de noir. Il avait tout d’un cler­gy­man, sauf les lunettes noires qu’il por­tait pour pro­téger sa très mau­vaise vue. Il par­lait d’abon­dance un méchant français, mais très clair traduit par Bar­ba en anglais, phrase après phrase. En effet l’as­sis­tance était com­posée, au moins pour deux tiers, de jeunes améri­cains venant de la mou­vance new-yorkaise dite « Off off Brod­way », acteurs, appren­tis acteurs, cri­tiques et met­teurs en scène « d’a­vant garde ». Pen­dant que Gro­tows­ki par­lait, je pre­nais des notes. Euge­nio Bar­ba quit­tant sa chaise de tra­duc­teur, est venu à pas de loup auprès de moi pour me dire à voix basse : « Essayez de ne pas trop faire voir que vous prenez des notes, cela gêne Gro­tows­ki ». J’ai essayé de cacher mes notes et d’en pren­dre moins. Au bout d’un cer­tain temps, j’ai vu Euge­nio Bar­ba, alar­mé, revenir à moi qua­si à qua­tre pattes pour me dire : « Surtout n’écrivez plus, si vous écrivez encore, il va s’ar­rêter. Il ne sup­porte pas ». Cela m’ir­ri­ta. Je me lev­ai sans faire de scan­dale, et j’ai quit­té la salle, bien décidé à repren­dre l’avion pour Paris le lende­main.

Le soir, Gro­tows­ki vint me trou­ver avec Bar­ba dans ma cel­lule. Il s’ex­cusa, m’ex­pli­quant qu’après avoir vécu pen­dant des années dans un régime polici­er, il avait acquis un sys­tème de défense, et con­trac­té une allergie insur­montable pour tout incon­nu qui pou­vait utilis­er ses pro­pos con­tre lui. Bar­ba lui avait expliqué qu’il n’avait rien à crain­dre de moi. À par­tir de là, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. J’ai pu véri­fi­er deux ou trois ans plus tard, le retrou­vant à New York, qu’il n’avait pas exagéré. Un agent de la sécu­rité polon­aise accom­pa­g­nait la troupe, et bien qu’il ne fût pas très doué, Gro­tows­ki et son alter ego Lud­wik Flaszen, recouraient à des rus­es de Sioux pour sur­veiller ses faits, gestes et ren­con­tres encore plus étroite­ment qu’ il n’é­tait capa­ble de le faire pour eux et pour les acteurs.

J’ai sou­vent passé des fron­tières pour le retrou­ver et pour voir ses spec­ta­cles. À Berlin, j’ai eu la stu­peur de voir me sauter au cou un incon­nu décharné, en blue-jeans et chemise ouverte, bar­bu et longs cheveux filass­es : il m’a fal­lu quelques sec­on­des pour admet­tre l’in­croy­able, presque le mirac­uleux. C’é­tait pour­tant lui, entière­ment méta­mor­phosé, peut-être par une savante diète, peut-être par de longues march­es et jeûnes sur les chemins de l’Inde. Il avait pris une vague ressem­blance avec le Christ, qui était alors le mod­èle, au moins physique, de la jeunesse améri­caine du Flower Pow­er. Mais pour l’avoir écouté des nuits entières, dans ma cham­bre d’hô­tel de Wro­claw, quelques années plus tôt, devant une bouteille de ce cognac français qu’il ado­rait, me racon­ter ses expéri­ences mys­tiques d’en­fant réfugié chez des paysans pen­dant la guerre, je savais que le Christ était pour lui tout autre chose qu’un role mod­el. Je ne saurai jamais au juste si le Christ a été pour lui celui de François d’As­sise, ou celui des chré­tiens manichéens dont Augustin fut un adepte avant de se con­ver­tir à celui de saint Paul : c’é­tait en tout cas une présence pro­fonde et féconde, dont il me par­lait encore quelques semaines avant sa mort. Dieu sait pour­tant s’il s’é­tait ini­tié depuis à toutes sortes d’autres grandes fig­ures religieuses, et aux tra­di­tions les plus divers­es de l’Ori­ent et de l’Afrique. Cet homme de théâtre hors du com­mun entendait man­i­feste­ment le théâtre comme la fron­tière entre le divin dans l’homme et l’homme ordi­naire.

À Paris, chaque fois que je l’ai revu, il me demandait de tran­scrire des textes, inter­views ou man­i­festes, qu’il impro­vi­sait en français devant moi et dont nous dis­cu­tions longue­ment. Son sens de l’ex­ac­ti­tude dans l’ex­pres­sion était celle d’un philo­logue, dou­blée de celle d’un génie pru­den­tis­sime, imag­i­nant d’a­vance tous les malen­ten­dus pos­si­bles, naïfs ou mal­in­ten­tion­nés. Le texte inédit que je vous com­menterai tout à l’heure a été ciselé ain­si, au cours de nom­breuses séances à la table d’un café du boule­vard Ras­pail, tou­jours pourvue de deux ver­res de cognac.

Le sémi­naire de 1968, auquel finale­ment j’as­sis­tai d’un bout à l’autre, fut fer­tile en rebondisse­ments. Après ma petite révolte, il y eut la révolte générale des jeunes améri­cains. La présen­ta­tion achevée, les exer­ci­ces avaient com­mencé. Tous ces jeunes gens, venus pour appren­dre quelque chose de nou­veau et d’ex­ci­tant, par­tic­i­paient à Marc Fumaroli est pro­fesseur au Col­lège de France. Ces séances dirigées par Gro­to­sw­ki. Elles se pro­longeaient bien au-delà du raisonnable, de l’après déje­uner à l’aube du lende­main. Les spec­ta­teurs comme moi, envelop­pés dans des cou­ver­tures (les nuits sont fraîch­es dans le Jut­land même en juil­let), hagards ou ensom­meil­lés, suiv­aient stoïque­ment ces séances com­mencées vers deux heures de l’après-midi et qui se ter­mi­naient à l’aube. Vers deux heures du matin, il y avait tou­jours de l’ex­cep­tion­nel. Par­mi les jeunes gens clairsemés, qui avaient survécu à des épreuves physiques aus­si pro­longées, quelque chose alors se pas­sait. Le cen­tre de la vaste pièce par­quetée ressem­blait à un champ de bataille oû la vic­toire ne dépendait plus que de deux ou trois com­bat­tants. Tout à coup, comme par un sec­ond souf­fle extra­or­di­naire mon­té de pro­fondeurs encore inex­plorées, on voy­ait l’un d’en­tre eux se trans­fig­ur­er en Nijin­s­ki, par­courir la pièce comme un oiseau de feu sans touch­er terre, tout en émet­tant de sur­croît, encour­agé et guidé par un Gro­tows­ki imper­turbable, des sons étranges et mer­veilleux. Je me sou­viens d’un Sué­dois plutôt banal, et qui ne s’é­tait en rien dis­tin­gué jusque-là dans les dif­fi­ciles exer­ci­ces physiques et sonores : il prit ain­si son envol, comme si sa chrysalide avait enfin lais­sé échap­per un roy­al papil­lon. Cela tenait du mir­a­cle. Je cor­re­spondis quelque temps avec ce gen­til garçon pour savoir de lui com­ment les choses s’é­taient passées. Il me répon­dit qu’il n’en savait rien et qu’il aurait beau de nou­veau psalmodi­er les anci­ennes mélodies pop­u­laires de son pays que Gro­tows­ki lui avait demandé de faire remon­ter de sa mémoire, et de chanter en faisant porter sa voix sur cer­tains résonateurs internes inhab­ituels, il ne serait jamais capa­ble de retrou­ver cette inspi­ra­tion enfouie au fond de lui-même. Il avait du moins décou­vert ce secret et cela lui don­nait des ailes.

Tout cela était fort beau, mais les jeunes améri­cains, dépités qu’au­cun d’en­tre eux n’eût été vis­ité par la grâce, embal­lés par ailleurs à la nou­velle qu’un de leur com­pa­tri­otes venait de marcher sur la lune ( cet exploit abstrait lais­sait les Européens de glace) finirent par se révolter. Ils trou­vèrent des pas­sion­arii ou des avo­cats dans les jour­nal­istes ou gens de théâtre issus de l’in­tel­li­gentsia new-yorkaise. Un matin, ce fut la tem­pête : « Ici c’est la dic­tature. C’est le régime com­mu­niste. Gro­rows­ki ne sait pas ce que c’est que le dia­logue. Il manip­ule et tor­ture les human beings comme au goulag. Mais qu’est-ce que c’est que ce théâtre, qu’est-ce que c’est que cet enseigne­ment ? Tout ici nie les rights of man, on y pra­tique le brain storm­ing ».

Gro­tows­ki écoutait cette crise d’hys­térie avec beau­coup de calme. Il expli­qua que l’é­gal­ité juridique entre le teacher et le stu­dent devait faire place pen­dant le teach­ing à une iné­gal­ité pure­ment fonc­tion­nelle et pra­tique, accep­tée libre­ment de part et d’autre. Tout se cal­ma.

Cer­tains de ses objecteurs d’alors, comme la jour­nal­iste Mar­garet Croy­den, ont été si bien « retournés » qu’ils ont depuis comp­té par­mi les plus fidèles amis améri­cains de Gro­tows­ki, ceux qui organ­isèrent sa venue à New York et la présen­ta­tion, dans une église de Wash­ing­ton Square, de son ultime spec­ta­cle avec la troupe du Théâtre-Lab­o­ra­toire de Wro­claw, APOCALYPSIS CUM FIGURIS.

Un tel malen­ten­du, entre Gro­tows­ki et les jeunes améri­cains (il alla très loin par la suite pour l’éviter, sans se renier), m’ap­pa­raît encore aujour­d’hui comme symp­to­ma­tique de ce qui, spir­ituelle­ment, séparait encore, en 1968, l’Eu­rope et les U.S.A. D’un côté, la mémoire, et l’ap­pel pos­si­ble à l’én­ergie créa­trice de la mémoire ; de l’autre, l’a­t­ro­phie de la mémoire et l’ex­ploita­tion mécanique de la vital­ité super­fi­cielle, éro­tique ou cérébrale, décon­nec­tée de la mémoire.

Il était clair que pour Gro­tows­ki le théâtre était le lieu où la vie pro­fonde de la mémoire pou­vait se sub­stituer à la mécanique de la vie sans mémoire. À nos jeunes gens New-Yorkais, per­suadés d’ap­partenir à la société la plus démoc­ra­tique, la plus libre, la plus con­tente, la plus ouverte, la plus morale, la plus dynamique du monde, l’idée qu’il y eût un dou­ble incon­nu de leur théâtre habituel et si impérieuse­ment évi­dent leur parais­sait un blas­phème, et que l’on pût chercher à pass­er de l’autre côté du miroir, une ten­ta­tive de con­di­tion­nement. Telle était néan­moins la fron­tière des fron­tières que Gro­tows­ki n’a jamais cessé de pass­er, cher­chant inlass­able­ment les méth­odes qui ren­dent pos­si­ble ce pas­sage. J’ai suivi de loin ses voy­ages au Bénin et au Nige­ria, en Jamaïque ou à Haïti, j’ai entre­vu un peu de ce qu’il avait retenu de l’Inde et de la Chine d’a­vant la révo­lu­tion cul­turelle : partout où il allait, c’é­tait tou­jours pour y recueil­lir une tra­di­tion de « pas­sage » en voie d’ex­tinc­tion afin d’en nour­rir sa médi­ta­tion sur l’ac­teur, et de trou­ver les schèmes com­muns, réu­til­is­ables par le théâtre, à ces tech­niques spir­ituelles venues de très loin.

La fron­tière, peut-être la plus dif­fi­cile à franchir, celle qu’il n’a cessé du même mou­ve­ment de tra­vers­er dans les deux sens, c’est celle qui sépare moder­nité et antiq­ui­té. Il est prob­a­ble que les jeunes améri­cains de l’a­vant-garde new-yorkaise, dont j’ai par­lé, avaient sub­odoré que Gro­tows­ki, con­sid­éré comme la fine pointe de l’a­vant­garde du théâtre des années soix­ante — soix­ante-dix, était en fait un maître qui man­i­fes­tait, vis-à-vis de la moder­nité, de la société de la sec­onde moitié du XXe siè­cle (aus­si bien d’ailleurs la société indus­trielle, mais total­i­taire, de l’Est, que la société indus­trielle, mais com­mer­ciale libérale de l’Ouest), des réserves et avait pris une atti­tude détachée et cri­tique. Au cours de ses voy­ages « mon­di­al­istes » dans des ter­res où les touristes cherchent le dépayse­ment et les eth­no­logues un savoir, il allait chercher des con­tre­poids à ce qui, dans les sociétés dites avancées du monde glob­al, fait cru­elle­ment défaut. Ce qui était vrai pour le jeune Sué­dois en qui il avait réveil­lé le monde ancien endor­mi au fond de lui-même, et à qui il avait révélé, par le chant, l’én­ergie spir­ituelle dont ce monde oublié pou­vait l’ir­riguer, était tout aus­si vrai du monde glob­ale­ment usé et desséché, mais où sub­sis­tait encore quelques puits artésiens d’où avait longtemps jail­li et d’où pou­vait encore sur­gir la vie sec­onde et créa­trice.

C’est autour de ce thème que s’est organ­isé le pro­jet d’en­seigne­ment au Col­lège de France, c’é­tait en fait un thème à car­ac­tère sci­en­tifique, du même ordre qu’au­rait pu l’être un pro­jet sur l’in­ven­taire et la mise en valeur de tout autre pat­ri­moine en péril, archi­tec­tur­al ou paysager. Gro­tows­ki s’est plié d’au­tant plus volon­tiers à cet exer­ci­ce qu’il avait déjà, dans un pro­jet soumis à l’Unesco, pro­posé de diriger une recherche pat­ri­mo­ni­ale sur ce qu’ il appelait « les sources » . Cela peut avoir des analo­gies avec l’ad­mirable tra­vail des anthro­po­logues et des eth­no­logues. Sauf que Gro­tows­ki, poète de théâtre et directeur d’ac­teurs, tout en cher­chant à sa manière « ce qui était per­du » ou ce qui était men­acé de l’être, se pro­po­sait moins de l’en­granger dans la mémoire et la muséo­gra­phie savantes, que de le restituer à la moder­nité comme un chemin exis­ten­tiel ouvert dans son dernier tem­plum, le théâtre.

Jerzy Grotowski. Photo Sophie Steinberger.
Jerzy Gro­tows­ki. Pho­to Sophie Stein­berg­er.

C’est avec cette per­spec­tive que nous sommes par­venus à définir ce pro­jet de chaire sous le titre Anthro­polo­gie théâ­trale. For­mule insuff­isante, et qui se prê­tait à l’ironie facile : anthro­polo­gie de théâtre, anthro­polo­gie de fumiste. Mal­gré tout, dans la con­jonc­tion de deux ter­mes extrêmes, elle sig­nifi­ait bien le pro­gramme d’une vie, qui allait devenir celui d’un enseigne­ment. Anthro­polo­gie, c’é­tait l’en­quête sur la diver­sité des tech­niques du « pas­sage » pra­tiquées dans les sociétés encore sur­vivantes de longue mémoire et de tra­di­tion orales.

Théâtre, c’é­tait le dernier lieu de la moder­nité où l’ex­péri­ence du « pas­sage » pou­vait légitime­ment trou­ver abri, et où ce qui est savoir pour l’an­thro­po­logue et l’eth­no­logue, peut devenir principe de dépasse­ment.

Mais il nous fal­lait aus­si un achem­ine­ment fam­i­li­er à ce qui était l’ob­jet de toute la recherche de Gro­tows­ki. Nous l’avons trou­vé quand j’ai sug­géré à Gro­tows­ki que tout ce que j’avais vu de lui , ses pro­pos, ses exer­ci­ces, ses mis­es en scènes fai­sait de son théâtre l’an­tithèse de celui que prône Diderot dans un texte célèbre et con­nu de tous, le Para­doxe sur le comé­di­en, écrit en 1773 – 1778, mais pub­lié seule­ment vers 1830, en pleine péri­ode roman­tique. Dans le théâtre de Gro­tows­ki, on exerçait des acteurs et non des comé­di­ens. On ne leur demandait pas de con­stru­ire des rôles, dont ils restent intérieure­ment détachés , à l’im­age de ce qui se passe dans la vie ordi­naire, où l’on joue à être quelqu’un sans chercher plus loin. On leur demandait de faire venir au jour, du fond oublié de leur pro­pre être, une vérité et une énergie que la vie ordi­naire, avec ses rôles stéréo­typés et dans la chaleur entropique dont elle se con­tente, s’arrange pour ignor­er. On leur demandait de se dépass­er, de pass­er de l’autre côté, le corps étant le lieu et le véhicule de ce tres­pass­ing. Je lui ai dit cela avec réserve, per­suadé qu’il allait me répon­dre que ce « pont aux ânes » de la dis­ser­ta­tion lit­téraire française n’avait rien à voir avec notre affaire. Au con­traire, il a immé­di­ate­ment adop­té l’idée, me faisant remar­quer qu’il se tenait pour le con­tin­u­a­teur de Stanislavs­ki, et que, tout en admi­rant le génie de Brecht, il n’ap­parte­nait pas au courant du théâtre mod­erne se récla­mant du Verfrem­dung effekt. Sur cette antithèse claire entre la famille d’en­seigne­ment théâ­tral sym­bol­isée par Diderot et Brecht et l’autre famille qui, remon­tant à l’an­tiq­ui­té gré­co-latine ( « Si tu veux m’é­mou­voir, dit Horace, com­mence par être ému »), se pour­suit chez Stanislavs­ki et chez Gro­tows­ki, nous avons pu con­stru­ire une rampe douce qui con­dui­sait tout naturelle­ment au coeur du sujet. Évidem­ment, il intro­duisit des pré­ci­sions et des nuances essen­tielles. Ces deux « familles » ne se bor­naient pas à l’Oc­ci­dent. Il clas­sait dans la pre­mière les tech­niques d’ac­teur de l’Opéra de Pékin, telles qu’ il avait pu les étudi­er avant la révo­lu­tion cul­turelle. Il situ­ait dans la sec­onde les tech­niques de transe mis­es en oeu­vre par des rit­uels qu’il avait étudiés aux Indes ou en Afrique. Et il insis­tait sur le fait que, si lui-même pou­vait se tenir pour un con­tin­u­a­teur de Stanislavs­ki, c’é­tait à cette réserve près qu’il avait repris la réflex­ion de Stanislavs­ki dans les dernières années où celui-ci ; à ce moment il avait com­mencé à entrevoir qu’il ne suff­i­sait pas de pass­er par « l’in­téri­or­ité » pour faire venir au jour la vérité intime, mais qu’il fal­lait met­tre en jeu les ressources du corps, prin­ci­pale vic­time de la dégra­da­tion de l’én­ergie en chaleur, et pour­tant récep­ta­cle ig noré de mémoire et d’én­erg ie vive où la vérité pro­pre à l’ac­teur trou­ve ses ultimes assis­es. Ce n’est pas pour rien que Gro­tows­ki por­tait tant d’at­ten­tion au « Fils de l’Homme ». L’in­car­na­tion de Dieu était pour lui le mys­tère cen­tral, la clef de tout.

Je vais com­menter cer­tains pas­sages de ce pro­jet d’en­seigne­ment et de recherche et vous ver­rez com­ment Gro­tows­ki a défi­ni de lui-même deux grandes per­spec­tives sur les tra­di­tions de for­ma­tion d’ac­teur. Cela le con­duit à com­menter lui-même le texte de Diderot, dont je vais vous lire un frag­ment :

« Mon ami, il y a trois mod­èles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de l’ac­teur. Celui de la nature est moins grand que celui du poète, et celui-ci moins grand encore que celui du grand comé­di­en, le plus exagéré de tous. Ce dernier monte sur les épaules du précé­dent, et se ren­ferme dans un grand man­nequin d’osier dont il est l’âme ; il meut ce man­nequin d’une manière effrayante, même pour le poète qui ne se recon­naît plus, et il nous épou­vante, comme vous l’avez fort bien dit, ain­si que les enfants s’épou­van­tent les uns les autres en ten­ant leurs petits pour­points courts élevés au-dessus de leurs têtes, en s’ag­i­tant, et en imi­tant de leur mieux la voix rauque et lugubre d’un fan­tôme qu’ils con­tre­font. Mais, par hasard, n’au­riez vous pas vu des jeux d’en­fants qu’on a gravés ? N’y auriez-vous pas vu un mar­mot qui s’a­vance sous un masque hideux de vieil­lard qui le cache de la tête au pied ? Sous ce masque, il rit de ses petits cama­rades que la ter­reur met en fuite. Ce mar­mot est le vrai sym­bole de l’ac­teur ; ses cama­rades sont les sym­bol­es du spec­ta­teur. Si le comé­di­en n’est doué que d’une sen­si­bil­ité médiocre, et que ce soit là tout son mérite, ne le tien­drez-vous pas pour un homme médiocre ? Prenez‑y garde, c’est encore un piège que je vous tends. — Et s’il est doué d’une extrême sen­si­bil­ité qu’en arrivera-t-il ? — Ce qu’il en arrivera ! — C’est qu’il ne jouera pas du tout, ou qu’il jouera ridicule­ment. Oui, ridicule­ment, et la preuve, vous la ver­rez en moi quand il vous plaira. Que j’ai un réc­it un peu pathé­tique à faire, il s’élève je ne sais quel trou­ble dans mon coeur, dans ma tête ; ma langue s’embarrasse ; ma voix s’altère ; mes idées se décom­posent ; mon dis­cours se sus­pend ; je bal­bu­tie, je m’en aperçois ; les larmes coulent de mes joues et je me tais. — Mais cela vous réus­sit. — En société, au théâtre, je serais hué. — Pourquoi ! — Parce qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour enten­dre des dis­cours qui en arrachent, parce que cette vérité de nature dis­sone avec la vérité de con­ven­tion. Je m’ex­plique : je veux dire que, ni le sys­tème dra­ma­tique, ni l’ac­tion, ni les dis­cours du poète, ne s’arrangeraient point de ma décla­ma­tion étouf­fée inter­rompue, san­glotée. Vous voyez qu’il n’est pas même per­mis d’imiter la nature, même la belle nature, la vérité de trop près, et qu’il est des lim­ites dans lesquelles il faut se ren­fer­mer. — Et ces lim­ites, qui les a posées ? — Le bon sens qui ne veut pas qu’un tal­ent nuise à un autre tal­ent. Il faut quelque­fois que l’ac­teur se sac­ri­fie au poète. — Mais si la com­po­si­tion du poète s’y prê­tait ? Eh bien ! vous auriez une autre sorte de tragédie tout à fait dif­férente de la vôtre. — Et quel incon­vénient à cela ! — Je ne sais pas trop ce que vous y gag­ner­iez ; mais je sais très bien ce que vous y per­driez. »1

Diderot se réfère à des tech­niques de jeu qui visent unique­ment à exercer un effet sur la per­cep­tion du spec­ta­teur sans aucune iden­ti­fi­ca­tion de la part de l’ac­teur, ni avec le car­ac­tère du per­son­nage, ni avec la logique du com­porte­ment liée à ce rôle. La con­séquence de ces tech­niques de jeu « cal­culé », c’est qu’ il revient au spec­ta­teur de croire à demi mots les masques qu’ on lui présente, tan­dis qu’il revient à l’ac­teur de se mon­tr­er tech­nique­ment assez habile et effi­cace pour ren­dre ces masques crédi­bles, par l’i­den­ti­fi­ca­tion de part et d’autre de la dis­tance esthé­tique.

« Les tech­niques du jeu de ce genre, { com­mente Gro­tows­ki } je les appelle arti­fi­cielles, sans aucune asso­ci­a­tion péjo­ra­tive, mais plutôt dans le sens éty­mologique du mot : art (c’est-à-dire la tech­né grecque).»2

Il laisse ain­si enten­dre, quoique d’une manière indi­recte, que la supéri­or­ité de l’ « art » sur la « nature », que sup­pose le « para­doxe » de Diderot, est un pré­sup­posé mod­erne (les Mod­ernes rangeant l’art dans la tech­nique, et plaçant la tech­nique très haut) mais qui n’épuise pas la ques­tion. Le comé­di­en-tech­ni­cien qui a la faveur de Diderot se divise en quelque sorte. D’un côté, la rai­son ana­ly­tique et tech­nique con­stru­it son rôle pour tromper le spec­ta­teur sans le tromper tout à fait. Diderot com­pare ce rôle savam­ment con­stru­it à un grand panier à l’in­térieur duquel l’ac­teur s’in­stalle et qu’il fait mou­voir de l’in­térieur, comme les dames en tenue de Cour sous Louis XVI. De l’autre, il y a son univers émo­tion­nel, pas­sion­nel, affec­tif, sub­jec­tif, diri­ons-nous, qui est réservé à la vie ordi­naire et à la vie privée, et qui n’est aucune­ment con­cerné par le tra­vail pro­fes­sion­nel du comé­di­en. Plus l’ac­teur est dépourvu d’é­mo­tion, plus il s’ab­sente de lui-même, mieux il cal­cule la con­struc­tion de son per­son­nage et mieux il prévoit les émo­tions et les sen­ti­ments qu’il veut faire éprou­ver par le spec­ta­teur.

L’é­cole stanislavski­enne, à laque­lle Gro­tows­ki se rat­tache, conçoit les choses autrement. Chez Stanislavs­ki, c’est l’ac­teur qui doit s’ap­puy­er sur le rôle pour se révéler à lui-même, et c’est dans la mesure où il vivra ce rôle comme le lieu d’émer­gence d’une vérité qui lui est essen­tielle, que l’ef­fet exer­cé sur le spec­ta­teur sera luimême une révéla­tion. On a affaire à l’ap­pro­fondisse­ment de la très anci­enne tra­di­tion rhé­torique de sincérité dans le jeu de la scène en principe menteur, tra­di­tion à laque­lle Sartre fait allu­sion dans son titre fameux : SAINT GENÊT COMÉDIEN ET MARTYR. Mais cette vérité du « témoin qui brûle sur son bûch­er », selon le mot d’An­tonin Artaud, com­ment la faire advenir ?

L’in­tro­spec­tion, la remé­mora­tion auto­bi­ographique, aux­quelles Stanislavs­ki s’est d’abord attaché, allaient déjà très loin. Explo­rant cette piste, Stanislavs­ki a remar­qué que, par­mi les con­di­tions du per­son­nage que l’ac­teur doit accepter comme siennes, fig­urent les con­di­tions physiques pro­pres à ce per­son­nage (son âge, son état de san­té, son rythme énergé­tique, ses habi­tudes de com­porte­ments liées à l’é­d­u­ca­tion et au milieu social). Stanislavs­ki a donc imposé à l’ac­teur ses fameux « comme si ». « Comme si » ses artic­u­la­tions se dur­cis­saient, « comme si » son rythme de mou­ve­ment était lent, « comme si » ta colonne vertébrale n’avait pas suff­isam­ment de force pour tenir le corps dans la pos­ture de pleine disponi­bil­ité, tout cela bien évidem­ment lorsque un rôle de vieux est bâti et joué par un acteur jeune. Avec ses « comme si » Stanislavs­ki a fait entr­er aus­si les con­di­tions sociales pro­pres au per­son­nage et allant encore plus loin, il a agrégé à son sys­tème la « psy­cholo­gie » du per­son­nage. En faisant « comme si » il retrou­vait les asso­ci­a­tions men­tales et émo­tion­nelles du per­son­nage (ses anci­ennes blessures, ses désirs, ses mécan­ismes de réac­tion face aux autres), l’ac­teur descend en quelque sorte à l’in­térieur de sa pro­pre mémoire auto­bi­ographique et prête au rôle qu’il doit inter­préter les élé­ments d’au­then­tic­ité émo­tion­nelle qui vont ren­dre vivant et donc per­suasif, con­va­in­cant, émou­vant, vraisem­blable le per­son­nage qu’il joue et que, dans une cer­taine mesure, il vit.

Dans la pre­mière péri­ode de sa recherche Stanislavs­ki a voulu rap­procher l’ac­teur et son per­son­nage en l’inci­tant à sélec­tion­ner par­mi ses pro­pres sou­venirs. Au cours de cette péri­ode, insiste Gro­tows­ki, il s’est référé beau­coup à la mémoire affec­tive. Il a sup­posé que, si l’ac­teur retrou­vait les sou­venirs affec­tifs sim­i­laires aux émo­tions du per­son­nage, il pour­rait réelle­ment vivre le per­son­nage. Mais vers la fin de sa vie Stanislavs­ki a décou­vert que les émo­tions ne sont pas dépen­dantes de la volon­té et il a don­né à ses recherch­es un sens entière­ment nou­veau : c’est ce sens nou­veau que Gro­tows­ki a voulu repren­dre à son compte pour le men­er beau­coup plus loin.

Selon le dernier Stanislavs­ki, l’ac­teur ne doit pas se deman­der ce qu’il a ressen­ti dans telle ou telle sit­u­a­tion de sa vie per­son­nelle, mais s’in­ter­roger sur ce qu’il a fait clans cette sit­u­a­tion. Main­tenant, c’est le sou­venir moteur, ce sont les sou­venirs du corps plutôt que des sou­venirs affec­tifs qui sont rap­pelés et revé­cus pour don­ner vérité au per­son­nage. Cette ultime étape de sa recherche est con­nue sous le nom de « Méth­ode des actions physiques ». Cette méth­ode revient à analyser la logique du com­porte­ment en la sai­sis­sant au niveau des « petites actions » qui sont comme des mor­phèmes du com­porte­ment humain.

Marc Fumaroli et Michelle Kokosowski. Photo Laure Vasconi.
Marc Fumaroli et Michelle Kokosows­ki. Pho­to Lau­re Vas­coni.

Gro­tows­ki a fait de cette notion de « mor­phème », un des principes essen­tiels de sa gram­maire de met­teur en scène. Et, très généreuse­ment, il en rend hom­mage à son maître russe :

« Pour libér­er l’ac­teur de la recherche for­cée des émo­tions, qu’il avait recon­nue inef­fi­cace, il a util­isé le terme les actions physiques, même si pour lui ces actions englobaient en réal­ité le mono­logue intérieur (c’est-à-dire ce qu’on pense), les points de con­tact avec les autres, les réac­tions face aux autres, les asso­ci­a­tions entre ce qu’on fait et ce dont on se sou­vient, con­sciem­ment ou incon­sciem­ment. Mais cette fois, il a réu­ni tout cet ensem­ble vivant dans l’ex­pres­sion les actions physiques. Il était con­va­in­cu, et je partage sa con­vic­tion, que si — dans le proces­sus du jeu — on retrou­ve ce que clans sa vie on a fait ou ce qu’on pour­rait faire clans des cir­con­stances pré­cis­es, la vie émo­tive va suiv­re par elle-même, juste­ment parce qu’on ne cherche pas à la manip­uler. »3

Dans les grandes mis­es en scène de Gro­tows­ki, comme dans celles de son dis­ci­ple Euge­nio Bar­ba, on a affaire à un mon­tage de « mor­phèmes » reliés par l’in­ter­ac­tion des acteurs, mais révélés pour tous au cours du tra­vail de remé­mora­tion des « actions physiques » oubliées, retrou­vées, revécues, dévelop­pées : ce sont elles qui don­nent leur vérité à chaque détail du mon­tage. La dimen­sion auto­bi­ographique de l’acte de chaque acteur, et je dirais aus­si l’in­trigue auto­bi­ographique inter­prétée par le groupe des acteurs, passe par la vérité de la mémoire du corps, ce qui crée un décalage à la fois irré­cus­able et insup­port­able pour le spec­ta­teur assis entre cette vie réelle — le dou­ble de sa pro­pre vie — et cette vie dont il se con­tente et dont il n’est pas con­tent. On est ain­si à l’autre pôle du sys­tème didero­tien, où l’ac­teur est aus­si par­faite­ment pro­tégé que le spec­ta­teur. Il ne risque rien. Il con­stru­it, cal­cule, il est intel­li­gent, il a observé et il con­naît la nature humaine, sa moyenne et ses extrêmes : il sait l’imiter de façon à la faire recon­naître par le spec­ta­teur.

Quelle extra­or­di­naire leçon d’his­toire du théâtre ! Tout ce pas­sage du pro­jet d’en­seigne­ment jus­ti­fie ample­ment le mot « théâtre » qui y fig­ure. Et l’ « anthro­polo­gie » dont il y est ques­tion aus­si trou­ve sa jus­ti­fi­ca­tion la plus orig­i­nale en ceci qu’elle s’ap­puie sur une méth­ode d’analyse et d’en­quête induite d’une pro­fonde expéri­ence du théâtre et de son his­toire.

Les petites actions physiques qui devi­en­nent les mor­phèmes de la syn­taxe de la con­struc­tion du rôle théâ­tral chez le dernier Stanislavs­ki, sont tou­jours précédées par les impul­sions qui vont du dedans du corps vers l’ex­térieur. Et, là encore, on est dans une tra­di­tion qui est tout à fait dif­férente de celle dont Diderot s’est fait l’av­o­cat.

On procède de l’in­térieur vers l’ex­térieur, alors qu’au con­traire dans le sys­tème de Diderot, l’ex­térieur du comé­di­en se fait recon­naître par l’ex­térieur du spec­ta­teur. Tout LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN rejette l’au­to­bi­ogra­phie. Ni LES CONFESSIONS de Saint Augustin, ni celles de Rousseau ne présen­tent le moin­dre intérêt pour la con­struc­tion du masque théâ­tral didero­tien.

L’ori­en­ta­tion préférée par Gro­tows­ki sourd du pro­fond de l’être de l’ac­teur et, sans avoir à le chercher, elle remet en ques­tion le con­fort, non exempt de malaise, du spec­ta­teur assis. Les impul­sions qui vien­nent de l’in­térieur et qui con­stru­isent l’acte théâ­tral, bien qu’elles puis­sent être dis­so­ciées en mor­phèmes, ne sont pas des impul­sions suc­ces­sives et jux­ta­posées. Ce ne sont pas des sec­ouss­es élec­triques suc­ces­sives, elles ont une unité organique, elles doivent se fon­dre les unes dans les autres, se lier les unes aux autres. Un mot que Gro­tows­ki utilise volon­tiers en français c’est le mot « flu­ide ». Si le flux des impul­sions qui précède les petites actions se libère, le corps de l’ac­teur devient « organique » (autre mot-clef) dans son com­porte­ment scénique. Mûris­sant à cette autre manière d’être, dans ce dou­ble qui est plus lui-même que lui-même, l’ac­teur lie les plus petits mou­ve­ments qui lui vien­nent des pro­fondeurs et qui devi­en­nent plus flu­ides, plus con­tin­uels, moins sac­cadés. Tan­dis que le sys­tème de Diderot quitte la nature pour s’en­fer­mer dans l’art, la méth­ode analysée par Gro­tows­ki dépasse l’art, et le « naturel » que l’art peut recon­stituer, pour retrou­ver la nature artiste et créa­trice oubliée et per­due.

Cette flu­id­ité vivante, cette suc­ces­sion d’im­pul­sions qui ne se jux­ta­posent pas, mais qui se fondent les unes dans les autres, c’est le mou­ve­ment que l’on admire chez les tigres, chez les héros d’Homère, mais dont nous n’avons plus aucune idée, sinon machi­nale chez les grandes vedettes sans âme du sport. C’est un mou­ve­ment d’une élé­gance et d’une énergie qui nous revient quelque­fois par le rêve ou par la grande pein­ture.

Bien évidem­ment Stanislavs­ki, dans ses recherch­es, avait été con­di­tion­né par la tra­di­tion nat­u­ral­iste du théâtre russe, dont Gro­tows­ki dans un para­graphe on ne peut plus clair, se sépare rad­i­cale­ment. Il retient de son prédécesseur l’in­tel­li­gence tech­nique, non sa final­ité esthé­tique. Il est un poète des sources, non un illu­sion­niste des estu­aires. Il se sépare aus­si très net­te­ment des héri­tiers de Stanislavs­ki qui, pour lut­ter con­tre le nat­u­ral­isme ou les traces de nat­u­ral­isme dans le théâtre de leur maître, sont allés dans le sens de la dis­tan­ci­a­tion didero­ti­enne. Il note que Mey­er­hold est cer­taine­ment celui qui a porté le plus loin je dirais l’an­tis­tanislavskisme dans la tra­di­tion stanislavski­enne. Il cite comme moment de syn­thèse de cette jeune généra­tion la PRINCESSE TURANDOT de Vakht­en­gov qui en 1922 a été le som­met de la mise en scène russe du XXe siè­cle.

Ce n’est pas dans la suite de Vakht­en­gov que lui même s’in­scrivait. Il avait voulu revenir là où Stanislavs­ki s’é­tait arrêté, et pour­suiv­re logique­ment sa pen­sée comme lui-même eût pu le faire.

Et la générosité de la pen­sée de Gro­tows­ki se révèle encore au fait que loin de con­damn­er le principe didero­tien, loin de l’é­carter, il veut y voir au con­traire une con­stante des arts de la scène, qui se retrou­ve dans d’autres civil­i­sa­tions ou dans d’autres tra­di­tions que la nôtre. Dans un très beau pas­sage, il décrit les tech­niques de l’Opéra de Pékin comme rel­e­vant de cette autre con­stante. Dans l’Opéra de Pékin, l’ac­teur ne donne absol­u­ment rien de lui-même. Il habite des rôles dont cha­cun des élé­ments a sa pro­pre autonomie et dont il doit maîtris­er d’une manière par­faite à la fois les syl­labes, les syn­tagmes et les phras­es. Diderot eût aimé. C’est aus­si un sys­tème où la flu­id­ité organique n’est pas l’ob­jet ou l’ob­jec­tif recher­ché. L’ac­teur du théâtre de Pékin, comme dans une cer­taine mesure l’ac­teur du théâtre du Kathakali, laisse pass­er un très bref espace vide entre cha­cun des petits syn­tagmes qu’il inter­prète. Il y a un stac­ca­to, pour employ­er l’ex­pres­sion que Gro­tows­ki a emprun­tée au vocab­u­laire du chant ital­ien, qui car­ac­térise cette forme de jeu dont il admire la vir­tu­osité tech­nique. Il en appré­cie aus­si cette sci­ence même du corps, qu’il a observée avec beau­coup d’in­térêt, mais qui ne cor­re­spond pas au « pas­sage de fron­tière » qui était son obses­sion per­son­nelle :

« Le mou­ve­ment [de l’ac­teur tra­di­tion­nel chi­nois] se divise, [écrit-il] par de minus­cules arrêts (‘stops’), en tranch­es (‘bits’) de com­porte­ment scénique. On a ici un phénomène ana­logue à l’écri­t­ure chi­noise où chaque car­ac­tère est à côté d’un autre car­ac­tère, séparé par un petit espace [ … ], où une série de pho­tos immo­biles se suc­cè­dent à une telle vitesse que le spec­ta­teur voit le mou­ve­ment mais non pas ses com­posantes. »4

La com­para­i­son avec le ciné­ma indique bien qu’il s’ag­it chaque fois d’un tour de force tech­nique des­tiné à créer une illu­sion par­faite auprès du spec­ta­teur, mais qui ne touche pas aux fron­tières bien arrêtées de l’ex­is­tence, ni des comé­di­ens, ni du pub­lic.

Par­tie d’une réflex­ion théorique et d’une expéri­ence pra­tique de la chose théâ­trale, l’en­quête gro­towski­enne s’est élargie aux rit­uels, aux tech­niques de l’ex­tase, partout où elles n’avaient pas été cor­rompues en poudre aux yeux. Il n’a pas cher­ché à recon­stituer le théâtre all’im­pro­vi­so du XVIIe ou du XVIIIe siè­cle. Strehler l’a ten­té dans son fameux ARLEQUIN SERVITEUR DE DEUX MAÎTRES. La recon­sti­tu­tion archéologique ne l’in­téres­sait pas. Il a voulu expéri­menter lui-même sur le ter­rain, dans leur con­texte, ce qui pou­vait sub­sis­ter de tra­di­tions vivantes et intactes. Il en cite plusieurs, pré­cisant chaque fois qu’il est allé faire cette enquête du point de vue du théâtre, en d’autres ter­mes pour nour­rir la sci­ence du théâtre. La tech­nique théâ­trale, l’ex­péri­ence de l’ac­teur dans toute l’é­ten­due de son reg­istre, voilà ce qu’il est allé chercher, sans reculer devant le seuil qui sépare pro­fane et sacré, scène laïque et expéri­ence religieuse :

« L’ob­jec­tif que se pro­pose les yogis de cette ori­en­ta­tion clas­sique [écrit-il], c’est le ‘décon­di­tion­nement’, pour utilis­er le terme de Mircea Eli­ade [ … ], je n’ai pas la com­pé­tence pour juger [ … ], ce qui n’en­tre pas dans le ter­rain de mes intérêts ni de mes capac­ités. »5

Un peu plus haut il avait écrit :

« J’ai donc lais­sé de côté les approches ori­en­tées vers la ‘sus­pen­sion des proces­sus vitaux’ et vers le ‘décon­di­tion­nement’. »6

Les lim­ites de l’en­quête sont net­te­ment dess­inées, il n’est pas Cas­tane­da, il n’en­tre pas en reli­gion dans le religieux. Reste qu’il est le seul, par­mi les péd­a­gogues du théâtre, à s’être intéressé à l’hésy­chasme ortho­doxe, comme au vau­dou haï­tien. Le théâtre était, à ses yeux, l’héri­ti­er mod­erne de toutes les expéri­ences et tech­niques par lesquelles les hommes ont cher­ché à expéri­menter un degré d’ex­is­tence dont la vie ordi­naire ne leur don­nait pas une idée. Cela ne l’a jamais entraîné à pren­dre au pied de la let­tre pro­pre­ment religieuse aucune des ces voies locales de dépasse­ment :

« Je ne me sens aucune com­pé­tence pour me pronon­cer sur le prob­lème des soi-dis­ant ‘pos­ses­sions’ [écrit-il à pro­pos du vau­dou]. »7

Il n’a cepen­dant pas hésité, dans sa leçon inau­gu­rale, à aus­cul­ter même le vau­dou ! Il a étudié en tech­ni­cien les dans­es des der­vich­es soufis, il n’a rien ignoré du yoga hin­dou et il s’en explique sans ambages :

« Quel est donc l’ob­jec­tif [ écrit Gro­tows­ki] des pra­tiques rit­uelles ‘organiques’ dans ces tra­di­tions qui sont liées à la reli­gion, si ce n’est pas le ‘décon­di­tion­nement’ ? [ au sens d’Éliande, c’est-à-dire la sor­tie en quelque sorte de l’u­nivers socio-poli­tique dans lequel nous sommes plongés]. Dis­ons qu’il s’ag­it plutôt de la trans­for­ma­tion de l’én­ergie quo­ti­di­enne, lourde, mais pleine de vie, quelque­fois vio­lente, liée à la sen­su­al­ité — en énergie plus légères, on pour­rait dire sub­tile. Le corps est le véhicule de ce pas­sage. Le corps, avec ses impul­sions, sa flu­id­ité, son organic­ité. Faute de mieux, j’emprunte ce vocab­u­laire à une tra­di­tion hin­douiste dans cet ordre. Elle évoque les qual­ités énergé­tiques et un hypothé­tique pas­sage de l’én­ergie lourde (tamas), ou de l’én­ergie des activ­ités vitales (rajas), vers l’én­ergie (satt­va): légère, trans­par­ente, dite ‘spir­ituelle’. Dans l’hin­douisme, on par­le même d’un pas de plus ‘au-dessus du satt­va’. En tout cas, il ne s’ag­it pas là de quan­tité d’én­ergie, de ce qu’en améri­cain on dit ‘to be ener­getic ‘, de ce que j’ap­pellerais ‘le tonus’, mais bien de qual­ités de l’én­ergie. On souligne aus­si la néces­sité de redescen­dre vers le degré d’én­ergie plus brute, plus quo­ti­di­enne, plus instinctuelle, mais en gar­dant dans le retour à la nor­male quelque chose de cette énergie plus sub­tile. Je recon­nais, que saisir le phénomène rit­uel organique sous cet angle, c’est aus­si laiss­er de côté tout son aspect social, cathar­tique, ludique qui a une grande impor­tance et qui ne m’échappe pas. »8

On entrevoit ici le fond de sa pen­sée : trans­met­tre au théâtre une syn­thèse de ces expéri­ences si divers­es, et même classées comme religieuses, du dépasse­ment. Il décrit une sorte d’as­cen­sion qui fait pass­er des éner­gies lour­des ou cérébrales à des éner­gies légères et flu­ides. À par­tir de cette trans­mu­ta­tion, de cet allége­ment, de cette spir­i­tu­al­i­sa­tion (oû la mémoire est appelée à un rôle majeur), il faut redescen­dre, comme Jésus appa­rais­sant en jar­dinier à Madeleine, ou en pèlerin aux dis­ci­ples d’Em­maüs, dans la réal­ité, mais une réal­ité éclairée de l’in­térieur, pleine d’être et de sig­ni­fi­ca­tion, étrange et famil­ière, celle du tem­plum, celle du théâtre. Pas de mot plus impor­tant pour définir cet état que celui de « pré­ci­sion », pas de mot qui sig­ni­fie plus dure­ment qu’il a été man­qué et raté que celui de « chaos ». L’ex­i­gence de la poé­tique théâ­trale de Gro­tows­ki rejoint celle du poème en prose dégelé de la métrique, ou celle des rit­uels et de la liturgie, mais dégelés du sacré :

« Dans le champ de pra­tiques rit­uelles, il existe donc aus­si (comme dans le champ des tech­niques dra­ma­tiques) une polar­i­sa­tion entre les approches ‘organiques’ et les approches ‘arti­fi­cielles’, une polar­i­sa­tion entre ce qui est flu­ide, con­tin­uel, enrac­iné dans le corps agis­sant et lié à l’at­ten­tion vig­i­lante face à l’ex­térieur, et les approches ‘arti­fi­cielles’, car­ac­térisées par la com­po­si­tion très stricte des posi­tions cor­porelles (les posi­tions et non pas les tran­si­tions), par la non-iden­ti­fi­ca­tion avec le proces­sus, par ce qu’on pour­rait qual­i­fi­er de non-spon­tanéité. J’en­tends ce terme dans le sens noble d’ ‘ingénierie’, c’est à‑dire le pro­jet ini­tial et préal­able qu’on réalise dans tous les détails qui ressor­tis­sent à ce pro­jet mais je l’op­pose volon­tiers au ‘jar­di­nage’ qui s’ap­plique à l’ap­proche organique : en ce cas, en effet, on a affaire à un proces­sus naturel qu’on aide à se réalis­er de lui-même en assur­ant le respect du temps et des con­di­tions néces­saires. »9

Chose curieuse, c’est Diderot et Brecht qui, dans cette analyse, sont du côté du sacré, du hiératisme, de l’icône, alors que Gro­tows­ki est du côté de la vie poé­tique habitée par le divin, du côté du Cor­rège et du Car­avage. Le mot choisi de jar­di­nage évoque l’ar­ti­sanat de l’ate­lier plutôt que l’in­dus­trie du spec­ta­cle ou la pompe du sacré. L’éveil de l’ac­teur à la vie scénique est un proces­sus naturel qu’il faut aider à mürir, si la vie scénique veut être elle-même un éveil.

La décou­verte la plus sai­sis­sante de tous ses voy­ages de recherche, elle allait trop bien dans son sens, il l’a faite au cours de son pas­sage sur le pont qui relie la tra­di­tion africaine cen­trée autour d’Ifé à son essaim­age en Jamaïque et au Brésil, notam­ment à Bahia. Il s’est autant pas­sion­né pour cette famille religieuse que l’esclavage avait séparé, qu’il l’avait été par les divers­es tra­di­tions hin­douistes ou boud­dhistes, pre­miers objets de ses voy­ages.

« Prenons par exem­ple [écrit-il], la tra­di­tion du vau­dou, qui englobe les sources africaines orig­inelles comme celles d’Ifé et de Oshog­bo ( ou encore à mon sens celle du zhar éthiopi­en), avec leurs pro­longe­ments aux Caraïbes, notam­ment en Haïti ( et à Cuba : san­te­ria), mais aus­si en dehors des Caraïbes — comme le macum­ba [ou le caam­don­blé] au Brésil). Toute cette famille de pra­tiques rit­uelles, que l’on peut qual­i­fi­er en rac­cour­ci d’africaine et d’afro-caribéenne, forme un champ d’é­tudes où les out­ils des tech­niques dra­ma­tiques, mais dans la ver­sion de l’or­ganic­ité, peu­vent être appliqués. Dans la tra­di­tion rit­uelle de cette lignée, le corps et ses impul­sions sont pleine­ment englobés. Le com­porte­ment humain devient ryth­mique et flu­ide, et l’in­stru­ment prin­ci­pal, le chant vibra­toire, a une influ­ence directe, non seule­ment sur la logique des com­porte­ments, mais aus­si sur le tem­pory­thme ( qui inclut même la res­pi­ra­tion) sur le flux des impul­sions et à tra­vers du champ/ mouvement/ danse et le rythme des tam­bours, sur le tem­po-rythme du proces­sus men­tal (jusqu’à un cer­tain point, des con­séquences sim­ples et naturelles se font sen­tir sur les bat­te­ments du coeur ). »10

C’est de là qu’a sur­gi la dernière phase de son tra­vail, et la moins con­nue. Ces chants vibra­toires for­ment un domaine par­ti­c­uli­er à cette tra­di­tion de pra­tiques rit­uelles. À la dif­férence des mantras, ces chants s’en­raci­nent dans les impul­sions du corps. Ils ont un aspect dra­ma­tique : cha­cun est lié avec une per­son­nal­i­sa­tion. Celui ou celle qui par­ticipe à ces rit­uels con­stru­it par cette voie un per­son­nage qui se révèle du fond de la voix évo­ca­trice, et qui se man­i­feste au cours de l’ex­er­ci­ce. À Pont­ed­era, c’é­tait cette voie qu’il avait auda­cieuse­ment explorée pour en pour­voir le pat­ri­moine du théâtre.

Ces chants vibra­toires, par leurs struc­tures sonores même, s’i­den­ti­fient avec les qual­ités de l’en­fance ou de la vieil­lesse, avec les qual­ités féminines ou mas­cu­lines. Les par­tic­i­pants à ces rit­uels peu­vent, s’ils sont de sexe mas­culin, inter­préter des rôles féminins et s’ils sont âgés des rôles d’en­fant : dès que le rit­uel est ter­miné, ils ren­trent dans leur per­son­nal­ité habituelle. Mais à tra­vers le chant, sans se bless­er, ils ont lais­sé appa­raître ces per­son­nages qui vivent souter­raine­ment en eux et ils les ont inter­prétés le temps du rit­uel.

« On peut en con­clure [écrit Gro­tows­ki] que les qual­ités vibra­toires de ces chants avec les impul­sions cor­porelles qui les por­tent sont — objec­tive­ment — une sorte de lan­gage. En Haïti on utilise — par­mi d’autres — des chants dont aucun des exé­cu­tants ne con­naît la sig­ni­fi­ca­tion ver­bale ( cette sig­ni­fi­ca­tion est oubliée). [La langue orig­inelle ne sub­siste plus que dans ces frag­ments rit­u­al­isés si j’ose dire et dont la sub­stance vocale a survécu en quelque sorte à leur séman­tique]. On dit alors en créole haï­tien que c’est du chant ‘dans le lan­gage’. »11

Un trait m’a frap­pé dans ce texte tes­ta­ment, dont j’au­rais tant aimé que Gro­tows­ki puisse, comme il l’an­nonçait, dévelop­per tous les aspects dans son enseigne­ment, étab­lis­sant ain­si le bilan de son immense expéri­ence et exper­tise. Il par­le une fois de plus d’or­dre et de désor­dre, de chaos et de forme. Il fait remar­quer, con­tre l’opin­ion reçue, que ces rit­uels, quand ce ne sont pas des mas­ca­rades pour touristes ou eth­no­logue naïf, ont eux-mêmes une struc­ture tra­di­tion­nelle qui, toute flu­ide qu’elle soit, est gardée avec une extrême rigueur. Si l’un des par­tic­i­pants entre dans ce qu’on appelle une transe de pos­ses­sion, mais d’une manière qui porte en elle-même des élé­ments de désor­dre et de chaos, on l’in­ter­rompt. On appelle en créole haï­tien : pos­ses­sion « bossale » ce type de transe qui trou­ble et blas­phème le rit­uel. « Bossal » cela veut dire « sauvage ». La perte de la struc­ture est donc con­sid­érée comme néfaste, la rigueur de la forme doit aller de pair avec son organic­ité.

On recon­naît là une alliance des con­traires qu’a recher­chée Gro­tows­ki depuis les orig­ines de ses recherch­es théâ­trales. L’or­age lui-même a une forme, et le som­met de l’art, comme nous l’avons expéri­men­té dans LE PRINCE CONSTANT, est de savoir don­ner une forme à l’or­age des pas­sions. Je pour­rais encore méditer plus avant sur ce texte de Gro­tows­ki. Je me con­tenterai pour con­clure d’en déplor­er la brièveté, qui fait regret­ter les Mémoires oraux qu’au­rait pu con­stituer sur le long terme son enseigne­ment du Col­lège. Chaque grand let­tré qui meurt, on le sait, c’est une bib­lio­thèque qui brûle. Avec la dis­pari­tion de Gro­tows­ki, c’est tout un pat­ri­moine d’hu­man­ité qui ne se trou­ve pas dans les bib­lio­thèques, et dont il a été l’un des rares et derniers savants aver­tis, qui a brûlé. À nous, sur le ter­rain qu’il a quit­té, et qui sans lui est devenu de plus en plus désert, de retrou­ver l’e­sprit de passeur qui l’a lit­térale­ment pos­sédé toute sa vie.

  1. Diderot, OEUVRES COMPLÈTES, Paris, La Pléi­ade, éd. André Bil­ly, 1951, « Le Para­doxe sur le comé­di­en », p. 1084. ↩︎
  2. Jerzy Gro­tows­ki, Titres et travaux, 1995, p. 8. ↩︎
  3. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 12 – 13. ↩︎
  4. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 15. ↩︎
  5. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 19. ↩︎
  6. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 17. ↩︎
  7. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 19. ↩︎
  8. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 17 – 18. ↩︎
  9. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 18. ↩︎
  10. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 18 – 19. ↩︎
  11. Gro­tows­ki, ouvr. cit., p. 19. ↩︎
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Marc Fumaroli
Marc Fumaroli est professeur au Collège de France.Plus d'info
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