L’atelier Gabily : Former les « servants de plateau »

Non classé

L’atelier Gabily : Former les « servants de plateau »

Le 9 Déc 2001
Le groupe T'Chan'G, de D. G. Gabily, 1993.
Le groupe T'Chan'G, de D. G. Gabily, 1993. Photo Laurent Monlaü
Le groupe T'Chan'G, de D. G. Gabily, 1993.
Le groupe T'Chan'G, de D. G. Gabily, 1993. Photo Laurent Monlaü
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

« LE THÉÂTRE VIVANT (il existe, ô com­bi­en, un théâtre mort), et au pre­mier chef celui de Gabi­ly, se nour­rit de cadavres, de pythies, de fous, de spec­tres, de revenants, de mythes increvables. Cuisinez cela à feu vif. Ne cherchez pas de recettes. Ne faites pas risette. Riez, pleurez. Traquez l’au-delà de la mélodie, l’âpre mélopée, le chant sans nom des tré­fonds. Que le doute soit votre gagne-pain, les larmes votre élixir. Didi­er-Georges Gabi­ly savait cela par coeur. Mais son coeur a lâché. Tenez bon, gens de son choeur. Que votre faib­lesse soit votre force. Que votre humil­ité vous tienne lieu d’orgueil.
Je vous écris ces lignes d’un pays où, dans des arrière-cours sales, humides et infec­tées, Dos­toïevs­ki me demande sou­vent des nou­velles de son ami Gabi­ly. Com­ment va-t-il ? Il va, vivant cadavre, il va.
À vous ».

Jean-Pierre Thibau­dat1

« Hors-sujet. L’ate­lier tient lieu de sujet. Le pein­tre tra­vaille et le monde est son mod­èle. La porte est ouverte et le monde entre par la porte. Allé­gorie con­nue. Courbet. Dan­ger. Courbettes. Mon­dan­ités. L’ac­teur, l’au­teur salu­ent — « on n’est pas des bêtes ». L’au­teur, l’ac­teur sor­tent par la fenêtre — « mais quand même … »
Chez nous, on voudrait que le sujet tienne lieu d’ate­lier. Rem­brandt…»2

D.G. Gabi­ly. Mars 1991.

  1. Let­tre aux acteurs de Didi­er-Georges Gabi­ly, in La Nou­velle Revue Française, juil­let, août 1997, n°534 – 535. ↩︎
  2. Extrait d’un texte à ce jour inédit, (QUOI ?), écrit en 1991. ↩︎
  3. Texte cité par Jean-Pierre Thibau­dat dans un arti­cle de Libéra­tion, « Le tra­vail à l’ate­lier », mer­cre­di 21 juil­let 1993. ↩︎
Ceci n’est pas un atelier

Le tra­vail de l’écrivain et du met­teur en scène Gabi­ly est absol­u­ment indis­so­cia­ble de ce qui s’est passé pen­dant plus de quinze ans dans son « ate­lier ».
Avant d’être une for­ma­tion, une école, un stage ou un cours, ce dis­posi­tif était avant tout un espace libre de tra­vail. Il ne s’agis­sait pas de fonder une sorte d’é­cole par­al­lèle, cen­sée fab­ri­quer des acteurs prêts à entr­er dans le monde pro­fes­sion­nel. Sans aucun ancrage dans l’in­sti­tu­tion, l’ate­lier a dérivé de ville en ville, et ensuite dans Paris, de lieux en lieux. Déf­i­ni­tion sous forme de man­i­feste.

« L’ate­lier ne ren­tre pas dans la caté­gorie des cours privés tels qu’ils fleuris­sent ou pour­ris­sent dans la région parisi­enne. Ni fab­ri­cant de prêt à jouer pour tous, ni secte repliée sur des pra­tiques d’im­por­ta­tion, c’est peut être seule­ment le lieu d’un tra­vail en con­tinu sur tout ce qui ouvre. Et à par­tir des ques­tions que posent les rap­ports qu’en­tre­tient l’ac­teur, fût-il débu­tant, au texte et au plateau. Tout ce qui rend l’ac­tion pos­si­ble. Où si l’on veut dans le con­texte actuel, on aimerait que l’ate­lier con­tin­ue à faire oeu­vre de résis­tance, fût-elle lim­itée, fûtelle anachronique. Affirmer les ver­tus d’une for­ma­tion cri­tique qui ne tien­nent pas un mot, pas un geste de l’ac­teur comme pou­vant aller de soi. Qui traite chaque instant de chaque séquence de jeu comme une énigme appelant ça vivante réponse. Qui traite chaque acteur non comme une bête aveu­gle mais comme un pro­duc­teur. »3

L’acteur

La pro­fes­sion de foi de Gabi­ly s’est tou­jours essen­tielle­ment fondée sur l’ac­teur. La notion de mise en scène est venue assez tar­di­ve­ment, après des années de tra­vail en ate­lier, même s’il s’agis­sait déjà d’or­gan­is­er l’é­conomie d’un plateau. Le tra­vail de pro­duc­tion de spec­ta­cles, pro­duits, achetés et mon­trés dans des théâtres est venu beau­coup plus tard, au tout début des années 90. Tout le tra­vail des années 80 appa­raît comme un tra­vail souter­rain, un tra­vail pas ou peu mon­tré. Cer­tains amis, témoins de pas­sage, dont Bernard Dort, étaient con­viés à voir l’é­tat des lieux, de temps en temps, mais l’axe véri­ta­ble était de con­duire des acteurs pour une aven­ture com­mune. Cette atten­tion portée aux acteurs se mar­que dans les courts textes de cir­con­stances qu’il leur adres­sait, régulière­ment, à des occa­sions très pré­cis­es, une pre­mière, ou une dernière représen­ta­tion — ces moments de théâtre essen­tiels où il écrivait des espèces de « let­tres d’amour aux acteurs ». Peut-être ces textes lui per­me­t­taient de sup­port­er la soli­tude de celui qui dirige. Il leur dis­ait : ce soir, je serai seul, à vous regarder, pen­dant que vous serez tous ensem­ble sur le plateau. Il avait besoin de met­tre des mots sur ce qu’il appelait lui-même un aban­don des acteurs, et de l’écrire comme pour en faire le deuil, à chaque fois recon­duit.

« L’art est tout quoiqu’ils en dis­ent. Ce qu’il en est de l’art de l’ac­teur — une toute petite par­tie de ce tout (quoiqu’ils en dis­ent aus­si) est essen­tielle parce qu’elle est une des seules voies qui nous par­lent, directe­ment : Un chant — le chant le plus sim­ple et, évidem­ment, le plus dif­fi­cile à met­tre en oeu­vre. Ce qui n’est pas l’art n’est rien, quoiqu’ils en dis­ent. Une sin­gerie formelle (oui, formelle, voilà bien l’u­nique et total for­mal­isme) où les hommes repus (la majorité) croient se recon­naître parce qu’elle sem­ble leur par­ler. Il est si reposant de faire sem­blant dans ce monde de faux-sem­blant. Ne soyez pas de ce sem­blant là, si c’est pos­si­ble. Évitez-le, si c’est pos­si­ble encore. Soyez, si c’est pos­si­ble, et cha­cun à votre rythme, à votre force, celui qui fait le geste non recon­naiss­able, soyez la voix inouïe, le corps non repérable en ces temps de fausse sagesse et de vénale ressem­blance. Et pour l’à-venir vous con­cer­nant, cette chose si petite, si hum­ble, et d’orgueil lent et long mêlé d’hu­man­ité mêlée, devenez, comme vous le pour­rez, une durée d’ex­i­gence. Un seul mou­ve­ment, si c’est pos­si­ble, qui va de cha­cun à tous, et qui ne s’im­pa­tiente pas de la sur­dité des hommes
avec l’ami­tié
avec l’amour qui ne peut se dire

Je ne serais pas avec vous
Je suis avec vous »

Der­rière l’é­mo­tion d’un tel texte, on peut lire et repér­er une pen­sée, une manière de tra­vailler, qui repose essen­tielle­ment sur la force aimante d’un regard sur les acteurs. Si ceux du groupe T’Chan’g ont tra­vail­lé comme ils ont tra­vail­lé, si longtemps, si vio­lem­ment, s’ils ont don­né à Gabi­ly ce qu’ils lui ont don­né, c’est sans aucun doute lié à la teneur de son regard sur eux. S’ils étaient sur ce plateau, et prêts à s’ex­pos­er comme ils le fai­saient, s’ils y reve­naient très sou­vent après avoir été voir ailleurs, c’est parce qu’ils se savaient regardés, et regardés avec la plus grande exi­gence. Même et surtout quand les acteurs se sen­taient dému­nis et désori­en­tés, le regard sur eux, le silence et l’at­ten­tion portée, redonnaient sens et valeur à ce qui s’es­sayait. Face à l’in­con­nu de corps exposés, hors d’eux-mêmes, devant ces voix inouïes, en effet à peine recon­naiss­ables, sa présence venait « cer­ti­fi­er », accouch­er ce qui se pas­sait sur le plateau. Les acteurs qui jouaient, comme ceux qui regar­daient, lui accor­daient une con­fi­ance immé­di­ate, mêlant le plus grand éton­nement et le plus grand respect.

Cette réal­ité pose une vraie ques­tion : pourquoi le cadre de l’ate­lier a‑t-il per­mis une telle vital­ité créa­trice ? L’un des élé­ments de réponse appa­raît presque comme un code secret : « Dans l’ate­lier, per­son­ne n’avait l’en­vie, ni le droit de démar­rer molle­ment ou de ne pas y être — il fal­lait y être tout sim­ple­ment ». L’ex­i­gence de Gabi­ly était telle qu’il était impos­si­ble d’es­say­er les choses sans y être vrai­ment. Impos­si­ble pour lui d’imag­in­er qu’une chose se fasse à moitié. Le tra­vail de l’ac­teur ne pou­vait avoir lieu que dans l’en­gage­ment total et instan­ta­né. Mal­gré une incroy­able pres­sion, l’ac­teur osait là des choses qu’il n’au­rait jamais osé ailleurs. On avait l’im­pres­sion que l’ac­teur ne fai­sait pas que du théâtre — mais qu’il fai­sait tout pour s’ap­procher de l’art du théâtre.

Écriture de plateau

Cette péd­a­gogie de l’ac­teur se trou­ve redou­blée par le tra­vail de l’écrivain. Quand il écrivait, Gabi­ly était immé­di­ate­ment nour­ri par des acteurs qui avaient, pour la plu­part, longue­ment tra­ver­sé son ate­lier.

L’écri­t­ure était para­doxale­ment au coeur du tra­vail.
Il avait sans doute besoin de cet espace de recherche, en tant qu’écrivain, pour ménag­er un pont décisif entre l’écri­t­ure et les acteurs. Il avait con­stam­ment besoin d’en­ten­dre ses textes, et d’en faire une parole prise en charge dans des corps d’ac­teurs. Son obses­sion de la langue le por­tait à ques­tion­ner les corps humains, leur voix, et leur capac­ité à servir cette langue.

L’ate­lier peut donc être pen­sé comme une sorte de matrice, un élé­ment pri­mor­dial qui précède com­plète­ment le temps de la créa­tion. Quand les pro­duc­tions de spec­ta­cles ont com­mencé à se dévelop­per, l’ate­lier s’est pro­longé, par­fois sous d’autres formes, mais tou­jours avec la même inten­sité. C’est même sans doute dans ce cadre un peu souter­rain, entière­ment préservé, qu’ont pu se pro­duire les plus belles choses, en dehors de tout cadre spec­tac­u­laire.

Au départ dans l’ate­lier, Gabi­ly ne tra­vail­lait jamais ses pro­pres textes de théâtre. Le tra­vail por­tait d’abord sur le réper­toire théâ­tral, ancien et mod­erne, avec la préoc­cu­pa­tion de la langue comme enjeu pre­mier, comme orig­ine même de l’écri­t­ure. Mais son écri­t­ure était présente sous la forme de ce qu’il appelait « les impros ABC » ou « vite fait, mal fait ». Il écrivait sur le moment, durant la séance, de très courts dia­logues, ou des petits échanges à trois. Il avait recours à la tech­nique du cha­peau, choi­sis­sant deux per­son­nes au hasard. À par­tir de ces impro­vi­sa­tions d’écri­t­ure, les acteurs avaient une demi-heure pour appren­dre le texte et pro­pos­er une réso­lu­tion, de façon très immé­di­ate.

La demande était très forte. Il ne s’agis­sait pas d’im­pro­vi­sa­tions, comme on l’en­tend habituelle­ment. Aucune approx­i­ma­tion n’é­tait pos­si­ble, la demande était claire, avec la ter­ri­ble autorité de l’au­teur : « Je veux enten­dre mon texte ». Ces textes étaient écrits avec suff­isam­ment de trouées, d’énigmes pour que les acteurs soient oblig­és de résoudre par le plateau ces trous, ces man­que­ments dans l’écri­t­ure. Les acteurs sont d’abord des écrivains du plateau, som­més de rédi­ger, en musi­ciens, la par­ti­tion scénique. Entre les acteurs et Gabi­ly, se tis­saient des rela­tions de tra­vail per­ma­nentes. L’écrivain avait besoin du plateau pour écrire, et les acteurs étaient invités à nour­rir et con­forter le tra­vail de l’écrivain. L’ate­lier était le lieu de ces croise­ments récipro­ques — une juste déf­i­ni­tion de ce qui se fai­sait en ces lieux.

Plus tard, c’est encore ce même principe qui s’est dévelop­pé quand il écrit VIOLENCES ou GIBIERS DU TEMPS — mais c’é­tait déjà le cas quand il était en train d’écrire une pièce, encore inédite, sur l’écrivain du dix-sep­tième Paul Scar­ron. À chaque fois le tra­vail d’écri­t­ure se con­stru­i­sait jour après jour, nour­ri aus­si par le retour des acteurs, lisant et essayant. « C’est une sit­u­a­tion assez incon­fort­able pour des acteurs, qui ne savent pas, jour après jour, com­ment vont se dévelop­per leur per­son­nage, quand il va mourir, com­ment il va renaître sous forme d’om­bre… »

L’écri­t­ure ne passe pas d’abord dans les dia­logues, mais plutôt dans la con­fronta­tion de deux mono­logues, ou dans le dia­logue des dia­logues avec des choeurs ou des arias.
L’essen­tiel porte sur la direc­tion d’ac­teurs. Il s’ag­it d’ac­couch­er des êtres au moment où ils vont s’engager sur le plateau. Il s’ag­it de préserv­er, pour les acteurs, ce moment des com­mence­ments, ce moment où la parole va s’emparer d’eux. « D’où ça naît, qu’est-ce qui fait que ça com­mence à par­ler ? » — une colonie d’ac­teurs qui sor­tent du silence, pris dans les remâche­ments, déam­bu­la­tions, et ressasse­ments. Cette sit­u­a­tion met l’ac­teur dans une con­fi­ance extrême, face à un regard à la fois très direc­tif, et en même temps très ouvert, avec l’im­pres­sion de pou­voir à tout moment explos­er, faire naître des choses tout à fait incon­scientes, tout à fait nou­velles. Cette espèce de four­mille­ment de tra­vail et d’én­er­gies en tous points du plateau donne aux acteurs une force et une lib­erté éton­nantes. Para­doxale­ment cha­cun se sent absol­u­ment regardé, guidé, enten­du, pour ce qu’il est — le cen­tre absolu du monde. Cette logique d’ensem­ble annule com­plète­ment ce qui se passe habituelle­ment dans un cours ou un stage, quand quelqu’un vient pass­er « sa » scène, devant les autres et devient for­cé­ment le cen­tre dom­i­nant.

L’atelier du peintre

L’ate­lier appa­raît comme celui d’un pein­tre, où cha­cun de ceux qui l’habitent se trou­vent « manip­ulés », mag­nifique­ment manip­ulés, com­plète­ment immergés dans l’art d’un « voy­ant ». L’ac­teur est matiéré par le pein­tre, entière­ment façon­né par l’écri­t­ure. Il n’y a pas d’ac­teur sans ce geste du poème, prêt à le per­dre pour mieux le recon­stituer. Comme il le décrit avec pré­ci­sion dans cet extrait d’un petit glos­saire, inti­t­ulé (quoi ?):

« Pareil d’écrire ou de jouer, ici. Même obsti­na­tion, même sen­ti­ment de vacuité. Par exem­ple. En ce lieu-là le texte n’a comme valeur d’usage (hors sa valeur poé­tique) que celle qui con­siste à rameuter quelques voix avec quelques corps pen­sants (le plus sou­vent assem­blés dans un désir com­mun) pour la proféra­tion et le remâche­ment. C’est déjà bien si un texte comme ça peut exis­ter — qui serait ce matéri­au dont l’év­i­dence du sens serait déjà per­due (il y en a qui appel­lent ça « la théâ­tral­ité »), qu’il faudrait réin­ven­ter, recon­stituer, donc… Et des acteurs comme ça, prêts à se pétrir, à se recuire à longs feux, pas encore ras­sis, ces acteurs, pas comme les assis (même quand ils arpen­tent debout, on les croirait assis). Pas encore assis dans ces maisons désolées (et coû­teuses d’en­tre­tiens, je ne vous dit que ça…) où la préser­va­tion des « avan­tages acquis » tient lieu d’ac­tiv­ité intel­lectuelle prin­ci­pale — tou­jours prêts ces acteurs, à pren­dre le risque de se décon­stituer-le-mod­èle-je-moi-même-per­son­nelle­ment pour se recon­stituer ailleurs, éper­dus, enrichis, vidés, ce serait bien aus­si. Et un lieu pour ça, pour mod­el­er, mul­ti­pli­er esquiss­es, essais. Un lieu con­trari­ant et ami­cal, voilà ce qu’il faudrait encore. Un lieu pour l’ur­gence de pren­dre son temps ».

Groupe

La logique dévelop­pée par Gabi­ly est au départ com­plète­ment déroutante : le sujet du tra­vail, le sujet qui tra­vaille, c’est le groupe — et non une suc­ces­sion d’in­di­vidus. Cette méth­ode sup­pose une immer­sion totale, con­tin­uelle, per­ma­nente, mêlant les acteurs les plus aguer­ris avec les derniers venus. Ce principe de l’im­mer­sion s’est ensuite pro­longé dans les expéri­ences péd­a­gogiques qu’il a menées dans dif­férentes écoles. Invité à faire un stage ou un ate­lier, il ne venait jamais seul, mais tou­jours accom­pa­g­né, avec deux ou trois acteurs du groupe. Ils se fondaient dans le groupe des sta­giaires et lais­saient infuser une cer­taine con­duite, une manière de ne pas lâch­er, pour ne plus avoir peur de ce dépasse­ment de soi dans le groupe. Venant avec un ou deux acteurs de son groupe, Gabi­ly pou­vait deman­der des choses rapi­des, qu’il n’au­rait jamais pu deman­der s’il par­lait seule­ment à des incon­nus — qui l’au­raient obligé à pass­er beau­coup de temps à s’ex­pli­quer. Ce tra­vail de la langue opère comme un principe de con­t­a­m­i­na­tion, et d’é­coute de la part des jeunes acteurs. D’où la néces­sité, dans le cadre de la trans­mis­sion, d’avoir des acteurs « proches », même s’ils ne représen­tent pas une forme ou un mod­èle abso­lus. Des acteurs expéri­men­tés peu­vent trans­met­tre, par leur seule présence, des codes très pré­cis sur la musi­cal­ité ou sur l’ap­proche de la langue. Cha­cun des acteurs qui arrivait dans l’ate­lier béné­fi­ci­ait tou­jours de ce que les autres avaient com­pris, pour sor­tir des préoc­cu­pa­tions de sit­u­a­tion ou de psy­cholo­gie.

Direction des acteurs

Cette direc­tion d’ac­teurs passe par des phas­es apparem­ment très direc­tives. C’est notam­ment vrai pour l’ac­teur « nud­i­fié ». Gabi­ly a sou­vent tra­vail­lé avec la nudité de ses acteurs. Un tel proces­sus n’est jamais sim­ple à met­tre en oeu­vre, mais pour lui, il n’y avait aucune expli­ca­tion à don­ner, juste se trou­ver devant cette demande brute, aus­si éprou­vante pour l’ac­teur que pour lui-même.

Cette dimen­sion direc­tive se man­i­fes­tait aus­si quand l’ac­teur reçoit la con­trainte d’un geste totale­ment arbi­traire à faire pen­dant qu’il dit le texte. Sou­vent, l’ac­teur veut savoir pourquoi on lui demande de faire tel geste. Rien de tel dans la direc­tion de Gabi­ly. Même si le geste n’a pas de sens immé­di­at, par la répéti­tion inter­minable de ce geste, il finit par en sécréter un pour l’ac­teur qui se met à con­stru­ire avec ce geste, et à se con­stru­ire avec lui. Du coup, le geste finit par ne plus devenir néces­saire, il peut dis­paraître, et ne reste plus alors que le sou­venir act­if de ce geste. Le jeu des acteurs com­mence à devenir flot­tant — un mot-clé dans la direc­tion d’ac­teurs de Gabi­ly : « ça flotte ». En dehors de toute expres­sion réal­iste, l’ac­teur est réelle­ment pris dans un flot­te­ment physique — une sorte de détente du corps, liée à une réelle res­pi­ra­tion. Ce tra­vail de trans­mis­sion est donc à mille lieux de toute théori­sa­tion. Il s’ag­it d’un enseigne­ment rad­i­cale­ment opposé à toutes les ten­ta­tives rationnelles de com­préhen­sion de l’ap­pren­tis­sage de l’ac­teur. Même s’il se fonde sur une rigueur absolue, ce tra­vail n’ex­iste que sur fond d’une con­fi­ance indé­fectible, en dehors de toute théorie.

Pauvreté

L’ate­lier tel que Gabi­ly l’a mis en oeu­vre ne peut se com­pren­dre sans évo­quer la pau­vreté qu’il engen­dre. Com­ment peut-on con­vo­quer, aujour­d’hui en France, une ving­taine d’ac­teurs pour un tra­vail rigoureux qui répond à des con­di­tions pro­fes­sion­nelles à la lim­ite du min­i­mum ? C’est tout sim­ple­ment impos­si­ble. L’ate­lier a tout sim­ple­ment per­mis la réal­i­sa­tion de « spec­ta­cles » comme DES CERCUEILS DE ZINC ou ENFONÇURES, qui n’au­raient jamais pu voir le jour dans des cir­cuits pro­fes­sion­nels tra­di­tion­nels.

L’atelier et ses dehors

L’ate­lier de Gabi­ly a for­mé plusieurs généra­tions d’ac­teurs. Très vite, il a con­nu de nom­breux mou­ve­ments, des départs — ceux qui par­taient dans les écoles où ils étaient pris, l’é­cole de Vitez à Chail­lot, celle du Théâtre Nation­al de Stras­bourg ou le Con­ser­va­toire de Paris, après en avoir pré­paré les con­cours dans l’ate­lier — même s’il refu­sait aus­si que ce soit sa voca­tion. Et puis dans le même temps il y avait tous ceux qui arrivaient, les nou­velles généra­tions, qui voulaient tra­vailler, trou­ver une alter­na­tive aux « cours privés parisiens ». Même si Gabi­ly rêvait à la pro­duc­tion d’un espace utopique, une com­mu­nauté poli­tique en dehors du sys­tème ambiant, il est clair que l’ate­lier n’é­tait pas indemne de ces réal­ités sociales. Cette sit­u­a­tion a d’ailleurs été sou­vent pesante. il for­mait des acteurs pour son tra­vail, et dès qu’ils pou­vaient tra­vailler, ils étaient amenés à jouer ailleurs — d’où un vio­lent sen­ti­ment de dépos­ses­sion. « C’est ce qui s’est passé en 1986 quand on a joué L’ÉCHANGE de Claudel. Au terme de ce tra­vail, le groupe des grands com­mence­ments s’est entière­ment dis­per­sé dans dif­férentes écoles de théâtre. Pour Gabi­ly, impos­si­ble d’y lire autre chose qu’une réelle trahi­son, même si nous étions dans ces écoles grâce à lui ». Au bout de quelques années, tous ceux qui avaient « fait » l’ate­lier, par­tis loin, se sont dit qu’il avaient pro­fondé­ment à voir avec cette aven­ture de nais­sance, qui s’é­tait pro­longée après eux. Avec quelques acteurs de l’ate­lier en cours, ils ont demandé à Gabi­ly de leur écrire une pièce, pour eux. Il leur a dit qu’il pou­vait le faire, mais qu’il fal­lait qu’ils don­nent trois jours par semaine pour remet­tre en jeu l’ate­lier — en dehors de leur tra­vail d’ac­teurs durant la semaine. Mal­gré les con­tra­dic­tions d’un tel« con­trat », les acteurs sont restés, et il leur a écrit VIOLENCES. De for­ma­teur, l’ate­lier, par sa longévité, était devenu pro­duc­teur. Il n’en a jamais pour autant per­du sa force d’ex­plo­ration, comme en témoigne ce réc­it d’un tra­vail réal­isé dans une grande école d’art dra­ma­tique, en un temps où Gabi­ly com­mençait à devenir (un peu) enten­du. Ce texte, « Quelque chose comme un com­mence­ment » reste décidé­ment valide, sept ans plus tard, pour finir ce par­cours. Et pour en com­mencer d’autres.

« Nous avons essayé de faire ce qu’il fal­lait pour com­mencer. Un nou­veau groupe, dans cette école, le deux­ième, en son com­mence­ment, c’é­tait ce qu’il y avait de plus dif­fi­cile et de mieux. Je dis « nous » car j’é­tais avec des acteurs de par chez moi. C’é­tait la deux­ième fois que j’in­ter­ve­nais, ici, dans cette école. Ça me sem­blait néces­saire pour com­mencer, de faire ce qu’il fal­lait, d’in­viter des acteurs pour que l’ex­péri­ence n’ait pas lieu seule­ment du met­teur en scène à l’élève.
On n’a pas été loin. Vrai­ment. Si on veut. On a juste essayé de trou­ver le ter­rain, le lieu, et le ter­rain, le lieu sont tou­jours les mêmes : minés, obstrués par toutes les dérives — quand bien même nais­santes — du nat­u­ral­isme dra­maturgique. Alors on a lu, beau­coup des pièces, de la langue, du corps à s’in­cor­por­er. On a impro­visé, beau­coup, autour de petits morceaux de langue.
C’est des choses essen­tielles, des choses qu’on ne mon­tre pas.
Des choses pour soi et qui réson­nent longtemps, quand ça pose les ques­tions justes. Ça a posé les ques­tions justes, je le sais.

La plu­part nais­saient à peine. C’est-à-dire dans leurs langues ils bavaient déjà beau­coup de ce nat­u­ral­isme dra­maturgique qui les fera « repérables » sur les plateaux du lieu com­mun. On a essayé d’ef­fac­er ça sans jamais forcer, avec l’ac­cord de cha­cun.
Chez nous on ne truque pas. Et ce n’est pas facile non plus de ne pas (se) men­tir. On sait que c’est (un peu de) l’avenir qui se joue. On s’en moque comme on peut, grave­ment. On ne s’en moque pas légère­ment. On a dû tra­vailler sur des tas de textes de vrais écrivains, si je me sou­viens bien Eschyle, Gar­nier, Müller… Ça coinçait partout, et c’é­tait bien. Ça grinçait, et c’é­tait bien. C’é­tait l’É­cole, comme elle doit être.

Je les voy­ais, on a été très loin. Vrai­ment si on veut. On a inter­rogé le regard et ce qui sort de la bouche, et les ques­tions que le corps pose, on les a regardées, intrigué, effrayé. On s’est aimé — ça a aus­si besoin de l’amour et pourquoi n’en pas par­ler -, je crois juste ce qu’il fal­lait pour que le meilleur se passe, une com­mu­nauté sin­gulière, peu­plée d’in­di­vidus sin­guliers qui est l’art du théâtre. Les bal­bu­tiements de l’art dans le théâtre.
Ça n’est pas beau­coup, diront cer­tains ; ça ne vau­dra jamais un bon cast­ing et quelques paroles toutes faites sur la « dureté du méti­er » et la néces­sité de « dis­tinguer les bons des mau­vais élé­ments ».
Ça n’est pas l’É­cole comme je la conçois. Le temps de l’art est au ren­dez-vous de cha­cun de ceux-là, à son heure, à son effort. Le reste ressem­ble à ce que le théâtre devient tou­jours trop : un marché à bes­ti­aux. Il faut que l’é­cole leur laisse le temps, l’ex­i­gence hors la mon­dan­ité. Le temps qu’il faut laiss­er aux mon­stres à naître, pour naître. La fidél­ité incon­cev­able, qui est le con­traire du lais­ser­aller. Eux, je les remer­cie — et je sais que les acteurs du groupe T’chan’g qui ont eu l’hon­neur de com­mencer avec eux cette aven­ture, les remer­cient aus­si ».

Non classé
Jean-François Sivadier
Serge Tranvouez
Catherine Baugué
Ulla Baugué
Élisabeth Doll
Xavier Tavera
2
Partager
Bruno Tackels
Bruno Tackels est essayiste et dramaturge. Il est producteur d’émissions théâtrales à France-culture, et rédacteur...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements