Nous avons été ingrats vis-à-vis d’Orazio Costa

Portrait

Nous avons été ingrats vis-à-vis d’Orazio Costa

Le 14 Déc 2001
Luca Ronconi clans CANDIDA de G. B. Shaw, mise en scène Orazio Costa au Teatro Stabile di Roma, 1954.
Luca Ronconi clans CANDIDA de G. B. Shaw, mise en scène Orazio Costa au Teatro Stabile di Roma, 1954. Photo extraite de la revue Etinforma, année V, n° 1, 2000.
Luca Ronconi clans CANDIDA de G. B. Shaw, mise en scène Orazio Costa au Teatro Stabile di Roma, 1954.
Luca Ronconi clans CANDIDA de G. B. Shaw, mise en scène Orazio Costa au Teatro Stabile di Roma, 1954. Photo extraite de la revue Etinforma, année V, n° 1, 2000.
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Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
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PAR MANQUE DE TEMPS, par habi­tude, ou surtout par une cer­taine défi­ance envers mes qual­ités d’écrivain, j’ai depuis tou­jours du mal à couch­er mes pen­sées sur le papi­er. Si ma vie avait été dif­férente je ne serais peut-être pas devenu met­teur en scène, mais en atten­dant je préfère recourir au théâtre pour exprimer l’i­den­tité et l’in­ten­sité de ce qui me tient à coeur. Pour­tant lorsque la Société Théâ­trale Ital­i­enne m’a invité à rédi­ger une brève con­tri­bu­tion à la mémoire d’O­razio Cos­ta, peu de semaines après sa mort, j’ai brisé d’emblée les freins qui entra­vaient au fond de moi l’ex­er­ci­ce direct de l’écri­t­ure et j’ai accep­té immé­di­ate­ment la propo­si­tion, en dépit du « risque » accru que cela représente.

Il arrive sou­vent à un « auteur » de peu d’ex­péri­ence, comme moi, en dépit de toutes les bonnes inten­tions et de la volon­té sincère d’ex­primer la douleur due à la dis­pari­tion d’une per­son­ne avec laque­lle nous avions des liens d’af­fec­tion, pour main­tenir vivante sa mémoire, de s’embourber dans la sécher­esse des phras­es toutes faites. Ce n’est pas pour rien que l’on dit, avec hélas une expres­sion si sou­vent usée, que la seule réac­tion pos­si­ble devant un événe­ment aus­si énorme et excep­tion­nel que la mort est le silence. Pourquoi alors n’ai-je pas hésité un seul instant à répon­dre à la sol­lic­i­ta­tion du pro­fesseur Tian ?

La pre­mière réponse, évi­dente, est que pour tous ceux qui en Ital­ie aiment le théâtre, comme « spec­ta­teur » ou « pro­duc­teur », ren­dre hom­mage à Orazio Cos­ta au lende­main de sa dis­pari­tion s’im­po­sait comme un acte néces­saire. Je ne suis pas un his­to­rien de la scène et, de ce fait, il ne m’in­combe pas de ren­dre compte en détail de ce qu’une bonne par­tie des pro­tag­o­nistes du théâtre ital­ien de l’après guerre devait à Cos­ta.

Je crois pour­tant que l’im­por­tance de l’ap­port de Cos­ta au développe­ment de la cul­ture théâ­trale en Ital­ie pen­dant la sec­onde moitié du siè­cle qui vient de s’achev­er est vis­i­ble pour tout le monde. Com­pagnon de route de Sil­vio d’Am­i­co et élève assis­tant de Jacques Copeau, Cos­ta est le pro­mo­teur et le pro­tag­o­niste de la « révo­lu­tion » théâ­trale, qui mar­que à par­tir de la fin des années trente l’avène­ment sur les scènes du pays de l’im­age du « met­teur en scène ».

Ce fut un péd­a­gogue, excep­tion­nelle­ment charis­ma­tique, engagé avec une abné­ga­tion rare dans les aven­tures didac­tiques les plus divers­es : de l’en­seigne­ment dis­pen­sé pen­dant plusieurs décen­nies à l’A­cadémie à celui prodigué auprès du Cen­tre Expéri­men­tal de Ciné­matogra­phie, de la créa­tion du Cen­tre d’ini­ti­a­tion à l’Ex­pres­sion de Flo­rence à l’ou­ver­ture de l’É­cole de Théâtre de Bari.

Il fut à plus d’un titre le maître de pra­tique­ment tous les inter­prètes acclamés sur notre scène (et même au-delà): de Tino Buazzel­li à Nino Man­fre­di, de Pao­lo Pan­el­li à Glau­co Mau­ri, de Mon­i­ca Vit­ti à Rossel­la Falk, d’Um­ber­to Orsi­ni à Gian­maria Volon­té, de Gian­ri­co Tedeschi à Gian­car­lo Sbra­gia ou à Gabriele Lavia, pour ne citer que quelques noms tirés du cat­a­logue sans fin de ses élèves. Cos­ta a lais­sé une trace indélé­bile dans le panora­ma du théâtre ital­ien des dernières décen­nies. Il est prob­a­ble que des con­sid­éra­tions de ce genre seraient déjà suff­isantes pour expli­quer dans l’ab­solu le désir, ou, mieux encore, la néces­sité de se sou­venir du long voy­age à tra­vers la scène de Cos­ta. Néan­moins, ceci ne suf­fi­ra pas à expli­quer les vrais motifs qui m’ont poussé à écrire ces lignes.

Quit­tant le point de vue général pour une per­spec­tive plus per­son­nelle, je dois recon­naître que j’ap­par­tiens à la grande masse des hommes de théâtre ital­iens ne pou­vant pas nier leur pro­pre oblig­a­tion de recon­nais­sance envers ce grand maître. Pen­dant les deux années sco­laires 1951 – 52 et 1952 – 53 j’ai eu Cos­ta comme pro­fesseur de réc­i­ta­tion à l’A­cadémie et au cours de la même péri­ode j’ai suivi aus­si ses cours de mise en scène. Très tôt après mon début comme acteur en 195 3 sous la direc­tion de Sguarz­i­na dans TRE QUARTI DI LUNA (Trois quarts de lune) — la mise en scène étant en fait d’O­razio Costa‑, je me suis trou­vé con­fron­té en 1954 à une nou­velle épreuve comme acteur, dans une mise en scène de CANDIDA de G. B. Shaw, pro­duite par le Teatro Sta­bile de Rome.

La ren­con­tre pro­fes­sion­nelle suiv­ante inver­sa les rôles avec mon ancien pro­fesseur ; elle remonte à une ving­taine d’an­nées après la mise en scène de Shaw que je viens de men­tion­ner : j’ai demandé à Orazio d’être acteur dans la ver­sion TV de ORLANDO FURIOSO. Au-delà des pro­fondes dif­férences de goût et d’ori­en­ta­tion cul­turelle qui nous ont séparés, je ne peux, ni ne veux cacher que Cos­ta a joué un rôle déter­mi­nant dans ma for­ma­tion théâ­trale.

Bien que je ne me sois jamais recon­nu dans la méth­ode de Cos­ta, j’ai appris de lui la néces­sité de fonder le rap­port avec la scène sur des bases éthiques (bien plus que mys­tiques) et le plaisir d’analyser les ques­tions d’in­ter­pré­ta­tion en les résolvant de temps à autre selon leur spé­ci­ficité irré­ductible dans le con­texte d’une robuste « quad­ra­ture » intel­lectuelle. Enfin, même si nos esthé­tiques étaient dif­férentes, j’ai partagé avec Cos­ta la pas­sion de la parole-en-scène.

À l’o­rig­ine de ma vision du théâtre comme moment de con­science on retrou­ve égale­ment l’idée de Cos­ta d’un théâtre comme « mesure de l’e­sprit » ; à la base de mon approche empirique de l’ex­péri­ence de met­teur en scène se trou­vent les sou­venirs de cer­taines leçons de Cos­ta et de ses sug­ges­tions de “décor­ti­quer” logique­ment les prob­lèmes du sens. Si mon respect presque mani­aque du texte ne s’ap­puie pas sur le logos, les soins atten­tifs que je prends pour restituer dans le théâtre la parole ne sont sans doute pas éloignés de la rigueur avec laque­lle Cos­ta « lisait en scène » Ibsen ou Molière, Goldoni ou Alfieri ou encore les clas­siques du théâtre religieux médié­val. C’est par cette même voie ou plutôt à tra­vers la recon­nais­sance ouverte de tout ce que j’ai appris d’O­razio Cos­ta, que je peux arriv­er à par­ler du sens authen­tique des notes frag­men­taires que voici.

En com­para­i­son avec l’aveu sincère de l’in­flu­ence que Cos­ta a eu sur mon par­cours théâ­tral, une influ­ence que, pour tout dire, je n’ai jamais essayé de con­tester ou de cacher, il y a de mon côté une per­cep­tion aiguë de l’in­grat­i­tude que j’ai eue vis-à-vis de ce grand homme de théâtre, et mal­heureuse­ment je n’ai peut-être pas été le seul dans ce cas. Dans ma mise en cause de la société théâ­trale ital­i­enne, ou au moins d’une de ses par­ties, je n’en­tends pas me sous­traire à mes respon­s­abil­ités. Mais en m’ef­forçant de mon­tr­er la plus grande lucid­ité, je voudrais essay­er de ren­dre un juste hom­mage à Cos­ta et, dans la mesure du pos­si­ble, essay­er de tir­er même de cet événe­ment douloureux qu’est sa dis­pari­tion un enseigne­ment ou, au moins, un motif de réflex­ion.

Je crois, à quelques excep­tions près, que le théâtre ital­ien, dont je rap­pelle que je fais par­tie en pre­mier lieu, s’est mon­tré dans les faits, sans inten­tion mali­cieuse délibérée, très peu recon­nais­sant envers Orazio Cos­ta, qui lui a pour­tant con­sacré toute son exis­tence. L’isole­ment, que nul ne con­testera, dans lequel a vécu Cos­ta pen­dant les dernières années de sa vie, est là pour le démon­tr­er, en nous forçant à pren­dre posi­tion sur ce que sont les moeurs dans notre théâtre. Ce fut sûre­ment Cos­ta, avec son détache­ment si par­ti­c­uli­er et un peu aris­to­cra­tique, qui a con­tribué en pre­mier à créer la sit­u­a­tion que je viens de dénon­cer, mais on est loin d’une jus­ti­fi­ca­tion des agisse­ments de ceux, qui comme moi-même, n’ont pas su ou pas voulu mon­tr­er pleine­ment leur grat­i­tude à un tel maître. Cette dernière obser­va­tion nous four­nit de nou­veaux sujets de médi­ta­tion.

Dans une société théâ­trale dom­inée par une cer­taine cor­dial­ité affec­tée, les manières sévères et austères de Cos­ta, pou­vaient aller par­fois jusqu’à la pédan­terie, mais elles restaient tou­jours respectueuses et dic­tées par un très solide code moral et n’ont jamais été vrai­ment ni accep­tées, ni com­pris­es. Une société théâ­trale de ce type peut-elle se don­ner une « tra­di­tion » ? Ou mieux, peut-il exis­ter une vraie cul­ture théâ­trale dépourvue de tra­di­tion ? Et enfin, Cos­ta n’a-t-il pas peut-être essayé pen­dant toute sa vie de fonder à sa façon une « tra­di­tion » ? Dans ce cas, quels sont les résul­tats de ses efforts ?

Ces inter­ro­ga­tions lais­sent sans doute celui qui les pose dans une amer­tume pro­fonde, mais c’est dans cette inquié­tude sourde, cette insat­is­fac­tion qu’elles provo­quent, que rési­dent leur néces­sité et leur urgence. C’est égale­ment parce qu’il nous a aidés à nous pos­er de telles ques­tions que nous devons remerci­er Orazio Cos­ta, ce maître quelque peu dis­tant, mais tou­jours généreux. Avec une élé­gance de seigneur et la dis­cré­tion qui a car­ac­térisé toute sa vie, il nous a depuis peu aban­don­nés à jamais, en nous trans­met­tant comme son héritage pré­cieux, bien plus qu’un mod­èle de théâtre, un exem­ple de vie.

Texte repris avec l’aimable autori­sa­tion de l’ETI, extrait de Etinfor­ma, année V, 11° 1, 2000.

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Orazio Costa
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