Pedagogie-processus, pédagogie-événement

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Pedagogie-processus, pédagogie-événement

Le 24 Déc 2001
Franco Quadri.
Franco Quadri. Photo Laure Vasconi.
Franco Quadri.
Franco Quadri. Photo Laure Vasconi.
Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
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« Vous avez crée une grande école, toute une cul­ture »

C. S. Stanislavs­ki à Max Rein­hardt, le 24 mai 1930.
Mise en scène et pédagogie

À QUELQUES EXCEPTIONS PRÈS, l’en­seigne­ment du théâtre émerge en même temps que la mise en scène qui lui accorde un rôle préémi­nent. Ceci parce que la mise en scène fonde son pro­jet de renou­velle­ment du théâtre sur l’élab­o­ra­tion d’un acteur dif­férent dont le met­teur en scène se charge d’as­sur­er la for­ma­tion. La péd­a­gogie, dans le sens mod­erne de cet exer­ci­ce, est entière­ment instru­men­tal­isée : son rôle con­siste à forg­er un out­il à même de sat­is­faire les exi­gences du met­teur en scène. Si, en France, le Con­ser­va­toire pré­parait les élèves pour et dans l’e­sprit d’une insti­tu­tion, la Comédie-Française, com­man­di­taire et récip­i­endaire unique, l’ap­pari­tion de la mise en scène va entraîn­er un déplace­ment rad­i­cal. Désor­mais c’est la démarche orig­i­nale d’un met­teur en scène et non pas l’e­sprit d’une mai­son tra­di­tion­nelle qui déter­mine le sens et le type de for­ma­tion. La péd­a­gogie cesse d’être général­iste. Elle se per­son­nalise. Peu importe que cette annex­ion à un pro­gramme indi­vidu­el soit, explicite­ment, assumée ou non car, illu­sion néces­saire, chaque met­teur en scène, tout en pré­parant un comé­di­en pour soi, pré­tend engen­dr­er un comé­di­en autonome. Le pro­gramme d’é­tudes de Stanislavs­ki dif­fère du pro­gramme de Mey­er­hold ou de Copeau : les exem­ples peu­vent se mul­ti­pli­er. Le met­teur en scène s’ad­joint le statut du péd­a­gogue au nom de la rad­i­cal­ité de son entre­prise : désor­mais il ne peut plus hérit­er des comé­di­ens, il doit les pro­duire. « Ne par­le pas, formes les acteurs » con­seil­lait Max Rein­hardt

Cette péd­a­gogie inspirée par un pro­gramme peut emprunter deux voies dis­tinctes. Les met­teurs en scène qui se récla­ment du théâtre d’art, presque tous, ouvrent des espaces de for­ma­tion, con­ti­gus à la struc­ture cen­trale : cela explique la mul­ti­pli­ca­tion des ate­liers, des stu­dios, des lab­o­ra­toires. Là, lui-même et ses col­lab­o­ra­teurs se con­sacrent à l’ac­couche­ment du comé­di­en néces­saire. Il doit porter la mar­que de l’e­sprit qui ani­me ces directeurs de con­science que sont les directeurs du théâtre d’art, Stanislavs­ki, Copeau, Jou­vet … Le tra­vail se présente comme spé­ci­fique, prélim­i­naire indis­pens­able au tra­vail ultérieur, réclamé par l’im­mi­nence du spec­ta­cle. Cette péd­a­gogie pour­rait être définie comme une péd­a­gogie frontal­ière. Et la plu­part des met­teurs en scène qui l’ap­pliquent vont s’employer à ren­dre poreuses, per­méables, les fron­tières entre la salle de cours et la salle de théâtre. Pour Antoine Vitez, accom­plie sur les con­seils d’une étu­di­ante, cette trans­gres­sion servit même de déclencheur libéra­teur. « Pourquoi es-tu si nova­teur dans la péd­a­gogie et si con­ser­va­teur dans la pra­tique théâ­trale ? » lui deman­da-t-elle. Con­fron­té à la lucid­ité de ce con­stat, Vitez déci­da de sup­primer toute sépa­ra­tion et d’in­stau­r­er entre l’é­cole et le théâtre le principe des vas­es com­mu­ni­cants.

D’autres met­teurs en scène, égale­ment sinon plus préoc­cupés par l’élab­o­ra­tion d’un autre acteur, vont adopter l’autre voie, réfrac­taire à l’au­tonomie de l’outil péd­a­gogique, fût-il étroite­ment affil­ié à leur pro­pre out­il de tra­vail. Certes, ils ne se récla­ment pas du théâtre d’art avec la fer­veur de leurs col­lègues, ils veu­lent même le dépass­er par la réforme du jeu. À eux, créer et for­mer, indis­so­cia­ble­ment, leur appa­raît comme étant un proces­sus unique, ani­me par un pro­jet com­mun. Longtemps Brook, Gro­tows­ki, Mnouchkine ont rejeté l’ap­proche bicéphale, créa­tion-péd­a­gogie, au nom de l’im­por­tance accordée aux répéti­tions assim­ilées à une péd­a­gogie de l’in­térieur. Cette fois-ci il n’y a plus de fron­tières, même com­modes à franchir, puisque le théâtre lui-même est pen­sé comme un site péd­a­gogique. C’est au sein même de l’équipe théâ­trale que s’ac­com­plit l’ef­for’t de pré­pa­ra­tion. Il suf­fit d’in­ter­roger les comé­di­ens, de voir les films con­sacrés aux Exer­ci­ces de Gro­tows­ki ou aux Secrets de Car­men de Brook pour se con­va­in­cre de la réal­ité de cette approche.

Mais écar­tons toute exten­sion abu­sive du con­cept de met­teur en scène-péd­a­gogue : il ne recou­vre pas l’in­té­gral­ité de la pro­fes­sion. Inter­roger le refus de cer­tains, leur réti­cence à l’é­gard de la péd­a­gogie, per­met de dress­er un vaste cat­a­logue de moti­va­tions. D’abord il y a ceux qui ne dis­posent pas de l’eros ped­a­gog­i­cus car ils con­sid­èrent pou­voir s’ac­com­plir dans le seul exer­ci­ce de l’art de la scène et s’avouent indif­férents à l’ar­ti­sanat de la péd­a­gogie. Le fait de tra­vailler avec des acteurs étrangers dont ils peu­vent se servir sans pré­pa­ra­tion préal­able ne leur sem­ble pas être un obsta­cle. Scep­tiques à l’é­gard de la péd­a­gogie, ils priv­ilégient la con­fi­ance faite à l’ac­teur comme matéri­au artis­tique aux dépens de l’e­spoir, en quelque sorte proche de l’esprit des lumières, pro­pre aux par­ti­sans de la for­ma­tion. Ce type de met­teur en scène s’é­panouit dans le con­texte de la par­ité avec ses parte­naires et non pas de la fas­ci­na­tion qu’ex­erce le maître recon­nu sur l’ac­teur en germe. Peter Stein pour expli­quer son refus citait la phrase d’Ho­muncu­lus, dans FAUST, lorsqu’il est appelé à devenir le roi des nains : « On n’est grand qu’avec les grands ». Le met­teur en scène, laisse-t-il enten­dre, est flat­té par la séduc­tion nar­cis­sique exer­cée auprès de ses élèves.

À ces hypothès­es prélim­i­naires de l’ac­cord ou du scep­ti­cisme à l’é­gard de la péd­a­gogie s’en ajoute une troisième que je me refuse de pren­dre en compte : la péd­a­gogie culi­naire. Péd­a­gogie jus­ti­fiée seule­ment par un salaire qui explique la dis­pense d’un enseigne­ment prêt-à-porter. Enseigne­ment moyen qui assure la vie de bon nom­bre de pro­fesseurs et d’in­sti­tu­tions. La péd­a­gogie culi­naire se con­tente de fournir un enseigne­ment général­iste col­oré de la teinte d’une iden­tité incer­taine d’artiste mérce­naire. Tout dépend de la rela­tion à l’ar­gent : pour cer­tains il sert d’ex­ci­tant euphorique, pour d’autres, plus cyniques encore, il est la seule rai­son d’être d’un con­trat péd­a­gogique.

Atelier Mario Gonzalez, préparation pour une séance de travail.
Ate­lier Mario Gon­za­lez, pré­pa­ra­tion pour une séance de tra­vail. Pho­to Lau­re Vas­coni.
La pédagogie-processus

Elle s’ap­puie sur la richesse d’une iden­tité d’artiste et elle s’ac­corde comme principe, pour repren­dre une phrase célèbre, de « don­ner du temps au temps ». Cette péd­a­gogie qui se développe dans la durée n’est sur le plan men­tal que le dou­ble rêvé du pro­gramme des répéti­tions à long terme, for­mulé dès ses débuts par Stanislavs­ki. Les deux activ­ités cherchent à mod­i­fi­er les habi­tudes occi­den­tales à par­tir des mêmes exi­gences : la per­son­nal­i­sa­tion d’un dis­cours et la mat­u­ra­tion pro­gres­sive. Répéter et enseign­er, deux activ­ités qui se soumet­tent aux mêmes exi­gences car ce sont les deux ver­sants de la déci­sion com­mune de change­ment.

Cette péd­a­gogie affirme la sig­na­ture d’en­seignant. Il se charge d’une classe et assure sa pro­gres­sion. Cela exige une coex­is­tence pro­longée : la classe et le pro­fesseur parta­gent leur temps pen­dant la durée d’un cycle. Cela mène à une conais­sance réciproque, avec ce que cela engen­dre comme apro­fondisse­ment et ressen­ti­ment : c’est d’un mariage lim­ité dans le temps qu’il s’ag­it.

Le proces­sus exige du temps car ain­si seule­ment l’évo­lu­tion peut s’en­gager et la trans­mis­sion s’ef­fectuer. Cette péd­a­gogie finit par instau­r­er entre le pro­fesseur et l’élève une rela­tion par­ti­c­ulière qui mène presqu’à une con­nais­sance réciproque. Elle finit en péd­a­gogie de l’in­time.

La péd­a­gogie-proces­sus fait sienne les valeurs du chem­ine­ment qui mène du plus sim­ple vers le plus dif­fi­cile. Le pro­fesseur accom­pa­gne l’élève tout au long de ce par­cours sup­posé ascen­sion­nel, et cela grâce au tra­vail com­mun dévelop­pé dans la durée. Cette approche s’ap­puie sur la con­fi­ance faite à l’é­d­u­ca­tion : elle est sup­posée à même de dilater pro­gres­sive­ment la créa­tiv­ité de l’élève. Péd­a­gogie socra­tique con­va­in­cue de pou­voir accouch­er la créa­tiv­ité du futur comé­di­en.

La péd­a­gogie-proces­sus implique une con­nais­sance partagée et, par­v­enue à son terme, elle fonde ce qu’on appelle en France « les familles » de jeunes comé­di­ens réu­nies autour du met­teur en scène-péd­a­gogue. Celui-ci, après avoir suivi durant un laps de temps pro­longé ses élèves, invite cer­tains à se join­dre à lui pour des spec­ta­cles à venir. Cela pro­duit, par la nature des choses, de l’ef­fer­ves­cence autant que de la décep­tion au sein du groupe ren­du « homogène » par la durée. Le choix opéré engen­dre des blessures plus vives. La « famille » se con­stitue sur les ruines de « la classe ».

La péd­a­gogie-proces­sus, qui a Stanislavs­ki pour chef de file, ne se jus­ti­fie à mon sens que pra­tiquée par un artiste qui exerce ou a exer­cé pleine­ment son méti­er car ain­si il se charge de répon­dre par son enseigne­ment aux besoins éprou­vés et aux voeux for­mulés dans le tra­vail. Sans cette expéri­ence, la péd­a­gogie se con­tente de sat­is­faire à une déf­i­ni­tion générale du théâtre, dépourvue de la réal­ité d’une approche per­son­nelle nour­rie par le tra­vail en dehors de l’é­cole, dans la per­spec­tive du spec­ta­cle pub­lic.

La péd­a­gogie-proces­sus fait du temps la valeur pre­mière, mais, juste­ment, le revers de cette intim­ité pro­longée peut pro­duire une con­t­a­m­i­na­tion abu­sive de jeune comé­di­en qui, au terme de son par­cours, se présente comme un acteur for­mé pour une esthé­tique bien pré­cise, celle de son maître. l’i­den­ti­fi­ca­tion à lui peut lui per­me­t­tre d’in­té­gr­er vite « la famille » ou, sinon, d’être repoussé car trop mar­qué par l’esthé­tique de son péd­a­gogue. Au fond, à tra­vers le temps, tout se joue entre l’im­prég­na­tion et la résis­tance, sur cet équili­bre frag­ile ; sur cette alter­na­tive de l’élève comme dou­ble du met­teur en scène ou comme créa­teur rat­taché à une esthé­tique. Le suc­cès du maître autant que du dis­ci­ple dépend de la réponse juste à cette con­fronta­tion. Enjeu de la péd­a­gogie-proces­sus.

Un dan­ger moins fréquent pointe, mais il mérite tout de même d’être relevé. C’est l’ou­bli de la durée au nom d’une per­fec­tion utopique. Alors l’é­cole finit en pro­pre but du tra­vail aux dépens de la scène car, alors, l’ac­com­plisse­ment péd­a­gogique ne se mesure plus à l’aune d’une activ­ité théâ­trale, mais à celle d’une mani­a­bil­ité absolue des ressources de l’élève. Celui-ci devient l’oeu­vre à accom­plir — voici l’hori­zon de quelqu’un comme Ana­toli Vas­siliev qui ren­verse les don­nées habituelles afin d’ériger la for­ma­tion en pra­tique qui se suf­fit à elle-même. Ce qui motive le tra­vail, c’est l’ac­teur comme instru­ment absolu. Assim­ilé à un Stradi­var­ius du corps il se con­stitue en hori­zon d’at­tente pour la péd­a­gogie-proces­sus. Elle procède à l’im­mer­sion dans le tra­vail sans fin qui se dérobe aux exi­gences de la pro­duc­tion théâ­trale et s’in­ter­dit l’achève­ment d’un spec­ta­cle. Le faire péd­a­gogique occulte l’oeu­vre scénique et le proces­sus lui-même s’in­scrit dans une inépuis­able entre­prise d’au­to­généra­tion. Il fonc­tionne sans ce principe de réal­ité que représente le spec­ta­cle. La péd­a­gogie-proces­sus touche là à ses lim­ites. Et en même temps affirme ses ressources utopiques.

La pédagogie-événement

À l’op­posé de la pre­mière hypothèse, elle se définit par la brièveté de la ren­con­tre et, dans le meilleur des cas, par la nature par­ti­c­ulière de l’in­ter­venant : soit artiste d’ex­cep­tion, soit spé­cial­iste d’un domaine peu fréquen­té. Cela explique aus­si bien la durée lim­itée que la valeur exem­plaire de ce type de pra­tique inten­sive. Ici l’évo­lu­tion de même que la mat­u­ra­tion pro­pres à la péd­a­gogie-proces­sus seront sac­ri­fiées au prof­it de la rapid­ité et de l’é­ton­nement. Cette accéléra­tion s’ac­com­pa­gne de la sur­prise, toutes deux égale­ment indis­so­cia­bles dans ce type d’ap­proche péd­a­gogique. Cette con­jonc­tion légitime, voire même assure la réus­site d’un stage, d’un ate­lier ou d’un chantier. Ils n’ont de rai­son d’être que dans la mesure où ils se con­stituent comme mod­èles pra­tiques d’une péd­a­gogie autre, péd­a­gogie de l’événe­ment.

L’événe­ment éveille un désir, décou­vre un ter­ri­toire, révèle une pra­tique, mais, en même temps, par sa nature même, il reste incom­pat­i­ble avec toute activ­ité pro­gres­sive : pour fonc­tion­ner il doit éblouir et, ensuite, laiss­er une trace dans l’élève qui en a subi l’at­trait et qui peut pour­suiv­re le tra­vail sur lui-même à par­tir de cette ren­con­tre inhab­ituelle. Ici tout dépend de la force d’im­pact de l’événe­ment pro­posé comme de la capac­ité de réson­ner du dis­ci­ple con­vié. Péd­a­gogie météori­tique. Péd­a­gogie qui se réclame des ver­tus de la pen­sée frag­men­taire de même que la péd­a­gogie-proces­sus se réclame des ver­tus de la pen­sée sys­té­ma­tique. Deux modes d’être, deux modes d’en­seign­er …

La péd­a­gogie météori­tique a été imposée en France, de manière polémique, par Antoine Vitez qui se rebel­lait ain­si con­tre l’au­torité tra­di­tion­nelle de la péd­a­gogieproces­sus (péd­a­gogie à son époque sim­ple­ment général­iste et insti­tu­tion­nelle car dis­pen­sée par des socié­taires de la Comédie-Française). À l’u­nité évo­lu­tion­niste des pro­grammes il a opposé la dis­lo­ca­tion frag­men­taire, principe qui régis­sait aus­si bien son approche de jeu que sa pra­tique péd­a­gogique. L’événe­ment comme expéri­ence péd­a­gogique sans répit en mou­ve­ment, voici l’e­sprit de la péd­a­gogie vitézi­enne.

Ce principe fut dévelop­pé ensuite par bon nom­bre d’é­coles qui pro­posent aux élèves une plu­ral­ité d’événe­ments. Ceux-ci sont cen­sés les met­tre en con­tact avec des per­son­nal­ités et des domaines peu vis­ités. Mais l’op­tion adop­tée se jus­ti­fie aus­si par la sur­charge de tra­vail de cer­tains met­teurs en scène sol­lic­ités qui ne dis­posent que de plages horaires réduites de même que par des moti­va­tions économiques. Peu importe les raisons, ce type de péd­a­gogie per­met aux élèves de par­ticiper à une ren­con­tre qui brise le cours prévu de l’en­seigne­ment et par­fois ouvre un hori­zon inat­ten­du.

Dans la péd­a­gogie-événe­ment tout tra­vail sur la crois­sance organique est absent, car elle entend opér­er plutôt par chocs à même de se con­stituer en exem­ples autant qu’en inter­ro­ga­tions pour l’élève qui en prof­ite. De la con­fi­ance faite à l’é­d­u­ca­tion par la péd­a­gogieproces­sus l’ac­cent se déplace vers la con­fi­ance faite à la récep­tion du jeune par­tic­i­pant. Si le dan­ger d’im­prég­na­tion s’avère alors peu menaçant, il y a par con­tre le dan­ger d’il­lu­sion qui se des­sine : l’élève qui a tra­vail­lé avec le maître pour un court laps de temps se croit capa­ble d’in­té­gr­er un grand ensem­ble pro­fes­sion­nel. Le stage peut pro­duire cet effet de trompe‑1′ oeil auquel suc­cè­dent les désil­lu­sions les plus cru­elles. Mal­gré cela, nous pou­vons recon­naître que cette péd­a­gogie rem­place la lenteur sécurisante du proces­sus par la vitesse de l’aven­ture, avec tout ce qu’elle com­porte d’u­nique et d’ir­répétable.

Pareille approche con­vient aux met­teurs en scène pour qui le tra­vail péd­a­gogique ne peut être qu’ épisodique. Kan­tor, Grüber, plus récem­ment Chéreau … Ils se dérobent à l’en­seigne­ment dans la con­ti­nu­ité et ne peu­vent s’y impli­quer que de manière dis­con­tin­ue. Le stage comme événe­ment les con­cerne, eux, autant que les élèves. Ils s’ex­er­cent ain­si à la péd­a­gogie comme à une expéri­ence ponctuelle. Et aus­si à un dia­logue ful­gu­rant avec les généra­tions à venir. Ils aiment le bais­er rapi­de et non pas l’étreinte pro­longée.

À ce type d’éven­e­ment, lié à une iden­tité d’ex­cep­tion, peu­vent s’en ajouter d’autres qui per­me­t­tent de décou­vrir des pra­tiques peu com­munes, des domaines rarement vis­ités : la danse bhutô, le pas­sage de la parole aux chants, les tech­niques du con­teur ou du cirque. Pareilles ini­tia­tives se jus­ti­fient aujour­d’hui en rai­son même d’un débor­de­ment des fron­tières du théâtre et la péd­a­gogie ne peut rester indif­férente à une telle muta­tion. Le théâtredanse, le pas­sage du théâtre à l’opéra, le nou­veau cirque, le théâtre de prox­im­ité — toutes ces pra­tiques récla­ment un élar­gisse­ment de la péd­a­gogie théâ­trale. À un théâtre sans fron­tières doit répon­dre une péd­a­gogie sans fron­tières : il est indis­pens­able que cet accord se fasse sous peine que la péd­a­gogie perde le con­tact avec la réal­ité dynamique, en mou­ve­ment, du spec­ta­cle vivant. Cette fois-ci le recours à l’événe­ment ne se jus­ti­fie plus par la présence d’une fig­ure d’ex­cep­tion, mais par la volon­té de procéder à la démul­ti­pli­ca­tion des pra­tiques théâ­trales hétérogènes. Les stages qui famil­iarisent l’élève avec les nou­velles approches l’aident à élargir la con­nais­sance des pos­si­bles mais, ensuite, s’il en éprou­ve l’en­vie c’est à lui de pour­suiv­re sur la voie amor­cée. La péd­a­gogie ouvre le chemin, mais seul le dis­ci­ple peut voy­ager.

Cette péd­a­gogie-là se présente comme le ver­sant opposé de la péd­a­gogie-proces­sus : elle décou­vre une mul­ti­tude de pos­si­bil­ités là où l’élève ne se famil­iari­sait qu’avec une seule, elle apporte la vitesse là où l’on priv­ilé­giait le mûrisse­ment, elle cul­tive la dis­con­ti­nu­ité là où jadis la con­ti­nu­ité rég­nait. Mais cela peut con­duire à l’er­rance et à l’atomi­sa­tion car, dis­per­sée, cette pra­tique mise sur l’ap­ti­tude de l’élève à assem­bler ensuite en lui-même cet éven­tail d’hy­pothès­es. Finale­ment, si cette péd­a­gogie ne s’adresse pas à des élèves par­ti­c­ulière­ment avancés, elle peut échouer dans un insup­port­able zap­ping où le désor­dre l’emporte et aucune direc­tion ne se pré­cise. La péd­a­gogie de l’événe­ment encourt le risque de l’é­clate­ment don­juanesque tan­dis que la péd­a­gogie-proces­sus encourt le risque de la monot­o­nie d’une rela­tion exces­sive­ment pro­longée. La péd­a­gogie-proces­sus se légitime par la cau­tion d’une présence d’artiste à iden­tité forte qui assure la trans­mis­sion de son savoir, tan­dis que la péd­a­gogie-éven­e­ment pro­pose une approche fédéral­iste en rai­son même de l’ab­sence d’un pareil cen­tre. Tout se joue entre un trop plein de présence et un manque.

Franco Quadri.
Fran­co Quadri. Pho­to Lau­re Vas­coni.
La pédagogie alternée

Cette péd­a­gogie-là ne porte pas avec évi­dence la sig­na­ture d’un grand maître, mais elle échappe aus­si aux dan­gers d’é­gare­ment qui men­a­cent la péd­a­gogie-événe­ment. Certes, la péd­a­gogie alternée pèche par un déficit de rad­i­cal­ité, mais elle pos­sède des ver­tus qui méri­tent d’être évo­quées.

Cette péd­a­gogie tresse le proces­sus pris en charge par un artiste artis­tique­ment con­ven­able, mais pas suff­isam­ment riche pour assur­er la longévité d’une rela­tion péd­a­gogique éten­due dans le temps. Alors, stratégie per­ti­nente, le désir de renou­velle­ment sera sat­is­fait par la présence cyclique des invités qui relan­cent la vie du groupe grâce à des événe­ments péd­a­gogiques. Ain­si sur l’u­nité assurée par le péd­a­gogue peu­vent se gref­fer des actions qui garan­tis­sent une alter­nance bien utile à la dynamique d’une classe. Par là l’at­ten­tion sub­siste sans que la dis­per­sion s’in­stau­re.

Le risque de la péd­a­gogie alternée con­cerne surtout le retour au proces­sus après avoir éprou­vé la force de l’événe­ment : com­ment faire pour que cela ne soit pas vécu sur le mode du désen­chante­ment, mais bien au con­traire sur celui du désir de retrou­vailles avec la matrice com­mu­nau­taire ? Idéale­ment, la péd­a­gogie alternée s’emploie à sauve­g­arder l’u­nité sans l’ériger en loi : elle cherche seule­ment à l’en­richir, à la met­tre à l’épreuve par le recours à l’événe­ment. Car si l’u­nité dis­pose d’un vraie force elle parvient à résis­ter … et d’ailleurs les événe­ments ne trou­vent de rai­son d’être que par rap­port à cette ligne qui leur préex­iste et qu’ils doivent, un instant seule­ment, bris­er. Ils appor­tent l’air frais d’une lib­erté pro­vi­soire. Celle d’une expédi­tion hors du cadre. La péd­a­gogie alternée sauve­g­arde la vital­ité d’une péd­a­gogie qui, faute de grand maître, risque de devenir abu­sive­ment per­son­nal­isée ou, dans l’autre cas, exces­sive­ment éclatée.

Nous sommes ici, en Roumanie, dans le pays de Bran­cusi, et sa célèbre Colonne de l’in­fi­ni peut fournir la représen­ta­tion con­crète de la péd­a­gogie alternée. Les rhombes qui s’ac­cu­mu­lent sur la ver­ti­cale, pareils aux événe­ments péd­a­gogiques, ne tien­nent ensem­be que grâce au poteau secret qui les relie : fiançailles du mou­ve­ment et de l’u­nité. Elles coex­is­tent par cette alter­nance de la dilata­tion et du retour à soi, par cette pul­sa­tion de la cohérence et de la diver­sité. Dans La Colonne de l’in­fi­ni nous pou­vons recon­naître le mod­èle visuel de la péd­a­gogie alternée qui allie dans une ten­sion inas­sou­vie la péd­a­gogie-proces­sus et la péd­a­gogie-événe­ment.

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Georges Banu
Écrivain, essayiste et universitaire, Georges Banu a publié de nombreux ouvrages sur le théâtre, dont...Plus d'info
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