Piotr Fomenko. La géographie secrète des mots.

Portrait

Piotr Fomenko. La géographie secrète des mots.

Le 11 Déc 2001
Atelier dirigé par Piotr Fomenko LA DAME DE PIQUE avec les élèves du CNSAD, avril 94.
Atelier dirigé par Piotr Fomenko LA DAME DE PIQUE avec les élèves du CNSAD, avril 94. Photo Sophie Steinberger.
Atelier dirigé par Piotr Fomenko LA DAME DE PIQUE avec les élèves du CNSAD, avril 94.
Atelier dirigé par Piotr Fomenko LA DAME DE PIQUE avec les élèves du CNSAD, avril 94. Photo Sophie Steinberger.
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Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
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EN ÉTÉ 1988 a eu lieu, à l’A­cadémie d’Art Théâ­tral de Russie (l’an­cien GITIS) l’au­di­tion annuelle des élèves acteurs. C’est le met­teur en scène Piotr Fomenko qui sélec­tion­nait le groupe. Je ne sais pourquoi cette année, les astres étaient favor­ables à cet éter­nel vagabond et pro­scrit du théâtre sovié­tique qui avait quit­té en 1981 le théâtre de réper­toire et de l’al­ter­nance pour la péd­a­gogie. Un jour Fomenko avoua : « sans le GITIS je n’au­rais pas survécu au théâtre, et si je n’avais pas survécu au théâtre, je n’au­rais pas survécu … » En 1988 le des­tin a voulu offrir à Fomenko une chance de créer sa pro­pre Famille ain­si que le chantier de sa pro­pre Mai­son. Cinq années plus tard, en automne 1992 la ville de Moscou a offi­cielle­ment enreg­istré la nais­sance du nou­veau théâtre, l’Ate­lier Piotr Fomenko. Le nom de ce théâtre s’est imposé tout seul. Le mot ate­lier, qui désigne aujour­d’hui tout groupe d’un maître, devint tout sim­ple­ment le nom du théâtre.

Mais un nom n’est pas sim­ple­ment un mot util­isé pour appel­er ou nom­mer. Les anciens croy­aient fer­me­ment que le nom prédéter­mine le des­tin. Ce n’est pas un hasard si les moines, se met­tant au ser­vice de Dieu, renonçaient à leurs noms séculiers et rece­vaient un nou­veau bap­tême. Une autre vie, un autre homme, un autre nom.

Dans le cas du théâtre de Piotr Fomenko, il est inutile de se cass­er la tête pour entrevoir un sens caché à ce nom, il est évi­dent. C’est tout d’abord un rap­pel (et à soi-même en pre­mier lieu) que la for­ma­tion ne s’achève pas en dehors de l’A­cadémie.

Que l’âme ne s’en­dur­cisse pas. Qu’on ne se laisse pas entraîn­er par la rou­tine quo­ti­di­enne. Qu’on ne dés­ap­prenne pas à appren­dre. Qu’on n’ait pas peur de regarder en arrière tout en avançant… Voilà quelques-uns des pos­tu­lats de l’É­vangile théâ­tral selon St. Foma.

Com­ment l’Ate­lier Piotr Fomenko arrive-t-il (et y arrive-t-il vrai­ment ?) à vivre selon ces lois tout en restant le théâtre de l’al­ter­nance (c’est-à-dire jouer les spec­ta­cles et faire des créa­tions, par­tir en tournée) ? Pour essay­er de com­pren­dre les par­tic­u­lar­ités de la méthodolo­gie péd­a­gogique de Fomenko citons quelques exem­ples de la vie quo­ti­di­enne de son théâtre. Car, à notre avis, il est impos­si­ble de par­ler de Fomenko, le maître, et d’ig­nor­er Fomenko, le met­teur en scène. Péd­a­gogie et mise en scène, ces mots ont la même racine pour lui.

Le point de ren­con­tre le plus évi­dent de ces deux chem­ine­ments est le GITIS. Ici, on apprend l’abc : le sys­tème Stanislavs­ki, exer­ci­ces, analyse, travaux d’élèves… Mais avant de com­mu­nier aux sacre­ments du méti­er théâ­tral les futurs élèves doivent pass­er par toute une série d’au­di­tions, épreuves, exa­m­ens… Le tra­vail du péd­a­gogue com­mence déjà à cette étape : capter la per­son­nal­ité dans ce flot humain ; devin­er der­rière une apparence mal­adroite un futur héros ; ne pas avoir peur de pren­dre les risques et accepter dans son groupe une per­son­ne sans apti­tudes évi­dentes d’ac­teur mais qui est intel­li­gente et sen­si­ble. Tra­vail dif­fi­cile et respon­s­abil­ité énorme. Mais, et c’est le plus impor­tant, en for­mant son groupe il ne faut pas rassem­bler un sim­ple bou­quet de per­son­nal­ités où cha­cun existe à part, mais un ensem­ble uni, bien orchestré. C’est rarement réus­si. Avec la pro­mo­tion de 1988 cela a marché.

Le met­teur en scène dit qu’il n’a pas de « mod­èle » par­ti­c­uli­er du groupe d’élèves qu’il doit con­stituer. « J’es­saye de m’adapter à ceux qui vien­nent ici. C’est le mou­ve­ment de ren­con­tre — d’eux vers moi et de moi vers eux ». Il est très impor­tant, en obser­vant l’in­con­nu, de voir l’essen­tiel, d’é­carter tout ce qui est super­flu et de ne pas effac­er son passé. Selon l’in­time con­vic­tion de Fomenko, il est impos­si­ble de con­stru­ire une vie nou­velle en démolis­sant les anciens fonde­ments. C’est son idée la plus chère, la pierre angu­laire de sa foi théâ­trale (retrou­ver ses racines, ses sources — il en par­le presque à chaque répéti­tion). Son Ate­lier repose, en grande par­tie sur ces principes, l’Ate­lier, où par les caprices du des­tin se sont retrou­vés des écol­iers d’hi­er et des gens adultes avec leur expéri­ence artis­tique et humaine. « Impos­si­ble de revoir, bris­er, réap­pren­dre. L’homme con­tin­ue à vivre, son des­tin est juste­ment le matéri­au de con­struc­tion ».

Afin de com­pren­dre à par­tir de quelles « briques » a été con­stru­it le bâti­ment de L’Ate­lier de Piotr Fomenko, je vais racon­ter quelques petites his­toires…

Avant d’en­tr­er au GITIS, Karen Badalov a fait ses études à l’In­sti­tut d’Aci­er et d’Al­liages de Moscou. Tout en apprenant le méti­er d’ingénieur il fréquen­tait le Stu­dio de Théâtre sous la direc­tion de G. Matski­avichus. Aujour­d’hui, pour Karen les obsta­cles physiques n’ex­is­tent presque plus. Il a un corps docile et intel­li­gent. Fomenko ressent un plaisir presque enfan­tin à tra­vailler avec cet acteur car il con­jugue bril­lam­ment une incroy­able finesse de per­cep­tion (Karen ressent l’e­space du plateau comme un ser­pent, avec sa peau) avec une sen­si­bil­ité qui lui per­met de com­pren­dre le met­teur en scène à demi-mot. Demi-nuance. Et enfin, il dis­pose d’une intel­li­gence aigu­isée par la for­ma­tion tech­nique.

Roustem Yuskaev, lui aus­si, a une Grande École à son act­if : le départe­ment de psy­cholo­gie de la fac­ulté de biolo­gie de l’U­ni­ver­sité de Sara­tov. Mieux encore, Roustem a tra­vail­lé en tant que psy­cho­logue dans une usine mil­i­taire pen­dant deux ans. Quand il s’est présen­té au con­cours du GITIS, l’idée qu’il se fai­sait du méti­er d’ac­teur était assez éloignée de la réal­ité. Mais Fomenko a perçu l’essen­tiel chez Roustem — sa capac­ité à com­pren­dre la psy­cholo­gie humaine, à sen­tir et à percevoir les moti­va­tions du com­porte­ment. Roustem est passé maître en « analyse scénique ».

La biogra­phie de Taguir Rakhi­mov con­tient des pages de toutes sortes : il a fait ses études à l’É­cole Mar­itime de Nahod­ka, a tra­vail­lé comme gar­di­en, comme employé de chauf­ferie, mécani­cien, ain­si que sur un bateau de pêche, il a con­stru­it des chemins de fer, il a été mar­i­on­net­tiste dans un théâtre de mar­i­on­nette. Tout le monde voy­ait bien que Taguir était un acteur né, mais … dans le sys­tème d’é­d­u­ca­tion supérieure de Russie, il existe une inter­dic­tion liée à la « lim­ite d’age » et la per­son­ne qui fran­chit cette lim­ite ne peut plus espér­er la pos­si­bil­ité d’une autre for­ma­tion. Mais Fomenko a pris le risque, vio­lé les règles, en fer­mant les yeux sur les don­nées de son passe­port. Tous les deux ont été gag­nants.

Superbe et énig­ma­tique comme des vis­ages de saints sur les icônes ortho­dox­es, intel­li­gente et intel­lectuelle Gali­na Tun­i­na a par­ticipé au con­cours du GITIS alors qu’elle était déjà comé­di­enne au Théâtre Dra­ma de Sara­tov. Elle a pris la déci­sion de pour­suiv­re sa for­ma­tion d’ac­trice à Moscou parce qu’elle a com­pris : « à Sara­tov je n’ap­prendrai pas grand chose. Le théâtre pre­nait beau­coup mais don­nait très peu en échange ». Pour quelqu’un qui aspi­rait à quit­ter l’é­cole le plus vite pos­si­ble (« Après le col­lège, je me suis dit : ça suf­fit »), il est assez éton­nant qu’elle ne se soit pas lassée du tra­vail quo­ti­di­en de per­fec­tion­nement per­son­nel, dans son méti­er autant que dans la vie. Au théâtre, Gali­na est une des actri­ces qui lit et réflé­chit le plus.

Et non sans rai­son. Sans doute, nulle part ailleurs à Moscou les comé­di­ens ne lisent et ne réfléchissent autant qu’à l’Ate­lier (apparem­ment, avec cette phrase de Boris Paster­nak en mémoire : « l’âme se doit de tra­vailler… »). Ce sont les femmes qui mènent la recherche dans le domaine lit­téraire. Les hommes, aus­si étrange que cela puisse paraître, se tour­nent plutôt vers cet art si sen­si­ble qu’est la musique.

L’âme musi­cale du théâtre, le seul « fils adop­tif » de l’Ate­lier, c’est Kir­il Pirogov qui a fait ses études à l’É­cole Théâ­trale Schukine (dans la pro­mo­tion de V.V. Ivanov). Son oreille absolue le rend pro­fondé­ment sen­si­ble à la parole : per­son­ne n’en­tend aus­si bien que lui les moin­dres nuances de l’in­to­na­tion. Quand Kir­il joue dans les spec­ta­cles, c’est comme s’il impro­vi­sait une inter­minable vari­a­tion de jazz : il essaye sans cesse, cherche, véri­fie, chaque fois mod­u­lant un tout petit peu dif­férem­ment la mélodie du rôle …

Donc, en été 1988, la Prov­i­dence a rassem­blé les gens tout à fait dif­férents, com­plex­es et très intéres­sants. Une fois le groupe for­mé, vint l’heure d’ap­procher les secrets de la pro­fes­sion. La pre­mière année fur con­sacrée à la tech­nique, au méti­er. Durant cette pre­mière étape Fomenko ne tra­vaille presque pas avec ses élèves, les livrant entre les mains des autres péd­a­gogues.

Cette pro­mo­tion, qui a don­né la nais­sance à l’Ate­lier, était unique aus­si parce qu’à l’époque, à côté de Fomenko, tra­vail­laient de for­mi­da­bles met­teurs en scène : Ser­gueï Jen­o­vatch et Evgueni Kamenkovitch. Très dif­férents de tem­péra­ments, avec une manière de répéter presque con­traire, comme on dit « le feu et la glace ». En dépit de leur tra­vail dans des « grands » théâtres, tous les deux vivaient les prob­lèmes des élèves : ils par­tic­i­paient à l’en­traîne­ment, aidaient les étu­di­ants dans leurs travaux, mon­taient les spec­ta­cles. Grâce à leurs efforts au sein du groupe on cul­ti­vait une ambiance très ami­cale, presque famil­iale, où tout le monde vivait les prob­lèmes des autres. La per­cep­tion de soi-même en tant que par­tie d’une unité, le sen­ti­ment de son appar­te­nance à la famille théâ­trale ont servi à créer le ciment qui aujour­d’hui encore con­solide l’éd­i­fice de l’Ate­lier. « Soyez atten­tifs les uns aux autres, rap­pelle con­stam­ment Fomenko à ses acteurs, le secret d’un théâtre vivant repose au sein d’autrui, pas en soi-même ».

Piotr Fomenko, lui, définis­sait la direc­tion du groupe : il sur­veil­lait la pré­pa­ra­tion des travaux d’élèves, approu­vait (ou pas) les oeu­vres qu’ils choi­sis­saient, analy­sait les textes, con­seil­lait, aidait… Comme par exem­ple Ivan Popovs­ki, un de ses élèves-met­teurs en scène, venu de Macé­doine. À peine avait-il appris le russe, qu’il osa affron­ter l’AVEN­TURE de Mari­na Tsver­ae­va, une poétesse presque douloureuse­ment sen­si­ble aux mots. « Tsve­tae­va ? » s’é­ton­na Fomenko, et après une longue et ter­ri­ble pause dev­enue déjà célèbre, il ajou­ta : « bon, ce ne serait pas hon­teux de tomber d’un tel som­met… » Et il s’est mis, avec Popovs­ki, à faire l’analyse de la poésie : « Fomenko est un maître de la par­ti­tion musi­cale du texte. D’abord il me sem­blait que c’é­tait de la pure tech­nique : le mètre, les mesures, pourquoi faire une pause. Mais bien­tôt j’ai com­mencé à com­pren­dre à quel point ce tra­vail de met­teur en scène était fin et pré­cis », se sou­vient Ivan.

L’essen­tiel pour Fomenko est non seule­ment de for­mer (c’est-à-dire trans­met­tre la somme de cer­tains acquis du méti­er) mais aus­si d’élever (c’est-à-dire for­mer le car­ac­tère, con­ver­tir à sa foi, si on veut.) Lui, c’est vrai, il préfère un autre mot : « cul­tiv­er ». Ce proces­sus, long et imprévis­i­ble est pour Fomenko, l’oeu­vre la plus com­pliquée et la plus pas­sion­nante, car pour lui, for­mer un acteur sig­ni­fie for­mer une per­son­nal­ité. Dans cette sit­u­a­tion, pro­fes­sion­nelle et humaine, il y a sans doute, une bonne par­tie d’un sain égoïsme. Fomenko essaye de s’en­tour­er de gens qui le pas­sion­nent, tra­vailler avec de sim­ples inter­prètes l’en­nuie. « Bien sûr, sou­vent il faut con­stru­ire quelque chose pour un acteur, mais après il est impor­tant de ne pas rater le moment où il faut le libér­er ».

Fomenko préfère défini­tive­ment l’e­sprit au corps. Il ne se lasse pas de rap­pel­er aux acteurs qu’il faut soign­er leur « out­il de tra­vail » ( corps, vis­age, voix), le main­tenir en bon état, il s’in­quiète, se fâche, s’indigne si quelqu’un tombe malade… mais il con­tin­ue à tra­vailler les âmes, oubliant la chair.

C’est pourquoi, les « fomen­ki » comme les appelle le monde théâ­tral moscovite, sont des gens non seule­ment intéres­sants mais aus­si curieux. En voici juste un exem­ple. Le tra­vail sur la pièce de B. Freel, DANSES À LA FÊTE DE LA MOISSON, qu’a effec­tué Pri­it Pedayas un met­teur en scène estonien invité, a eu lieu en même temps, que la Troisième Olympiade Mon­di­ale de Théâtre à Moscou. Ce fes­tin d’im­pres­sions théâ­trales qui a sub­mergé Moscou n’a pas pu laiss­er indif­férents les acteurs de Fomenko. En dépit de la sit­u­a­tion dif­fi­cile dans laque­lle se trou­vait le théâtre ( tout d’abord un délai très réduit de créa­tion) et la fatigue quo­ti­di­enne, ils fai­saient tout leur pos­si­ble pour ne pas rater ne serait-ce qu’un seul chef-d’oeu­vre de mise en scène, présen­té à Moscou. Chaque répéti­tion mati­nale com­mençait par la dis­cus­sion du spec­ta­cle vu la veille. Essay­er de repren­dre un des trucs de l’Ar­le­quin de Fer­ruc­cio Soleri, trou­ver un thème musi­cal pour l’OTHEL­LO de Nekroscins, partager les émo­tions…

C’est cette curiosité pro­fes­sion­nelle aiguë, cette atten­tion et le goût de la vie qui leur sont pro­pres grâce, en grande par­tie, à Piotr Fomenko, et à ses fréquences dis­cus­sions qua­si philosophiques. Pen­dant qu’on par­le d’une répéti­tion ou d’un spec­ta­cle il laisse échap­per, comme par hasard une cita­tion ; ou bien il glisse en douce un con­seil où aller, quoi voir, quoi lire… Il arrive que la tra­jec­toire de l’analyse après une répéti­tion se mette à dessin­er des arabesques inimag­in­ables. Une com­para­i­son venue à l’e­sprit mène à racon­ter une his­toire. Fomenko partage non seule­ment les faits de sa pro­pre biogra­phie (il ne par­le pas sou­vent de lui-même), il enseigne à trou­ver les fils qui lient le passé au futur. Ces liaisons sont si fan­tasques que Fomenko, par­fois, se laisse pren­dre lui-même dans la den­telle de ses pro­pres paroles. Alors il est obligé de « marcher sur la gorge de sa pro­pre chan­son » (N.D.T cita­tion de Maïakovs­ki) pour que le flot de sou­venirs ne l’en­traîne pas dans des abîmes sans fond (soudain ils s’ar­rête à mi-mot, jette un regard fâché ou méfi­ant : est-ce qu’on l’é­coute ? Il fronce les sour­cils et : « C’est tout pour aujour­d’hui … au revoir. ») Ces dis­cus­sions et entre­tiens sont pris dif­férem­ment par les comé­di­ens de la troupe. Cer­tains sont sincère­ment intéressés, d’autres arrivent à peine à cacher leur impa­tience (Ren­tr­er ! Vite chez soi !) Mais comme on dit, qui a des oreilles, enten­dra. Com­prenant très bien qu’on ne force pas à aimer, Fomenko n’abuse pas de gestes impérat­ifs ou d’or­dres péremp­toires. La dic­tature n’est pas dans son car­ac­tère. On ne peut pas forcer un homme à réfléchir, mais on peut l’in­téress­er, l’in­triguer, le pas­sion­ner…

Un des « bacilles » que Fomenko ne se lasse pas d’inoculer à ses élèves — c’est l’amour fana­tique de la parole. Dans une de ses récentes inter­views Fomenko a dit : « Pour moi, le théâtre c’est le verbe. C’est l’acte suprême, c’est l’essen­tiel, c’est divin. Au com­mence­ment fut le verbe… Pour moi c’est aus­si la fin… » Cette atti­tude s’est forgée aus­si grâce aux années passées à la Fac­ulté des let­tres de l’In­sti­tut Péd­a­gogique et à sa for­ma­tion inachevée à l’É­cole de Théâtre d’Art de Moscou. (Ici Fomenko a con­nu les délices et les périls des mod­u­la­tions du texte, du jeu avec con­sonnes et voyelles, racines et ter­mi­naisons.) Même la for­ma­tion musi­cale que le met­teur en scène a reçue à l’É­cole Gnes­sine et à l’É­cole Ippoli­cov-lvanov dans la classe de vio­lon, lui a servi. Fomenko est très sen­si­ble à la musique du texte c’est pourquoi tous ses spec­ta­cles sem­blent être crées selon les lois capricieuses de l’har­monie musi­cale.

C’est cette ouïe par­ti­c­ulière, théâ­trale, le don de percevoir la musique d’un texte de toute nature (prosaïque, théâ­tral , poé­tique) que Fomenko essaye per­tinem­ment de dévelop­per chez ses élèves. Encore étu­di­ants, ils ont frap­pé la cri­tique non seule­ment par la vir­tu­osité accom­plie de leur jeu mais aus­si par leur manière d’ex­is­ter, naturelle­ment et libre­ment sur le « ter­rain » d’au­teurs aus­si dif­férents que Shake­speare et Ostro­vs­ki, Faulkn­er et Tsve­cae­va, Gogol et Blok… Devenu théâtre, l’Ate­lier ne cesse d’é­ton­ner : après la mise en scène de deux pièces du réper­toire habituel — DE L’IMPORTANCE D’ÊTRE SÉRIEUX de Oscar Wilde (mise en scène de E. Kamenkovitch) et d’UN MOIS À LA CAMPAGNE de I. Tour­ge­niev (mise en scène de S. Jen­o­vatch) — on s’est penché sur la restau­ra­tion des pages brûlées de la deux­ième par­tie du poème de Gogol LES ÂMES MORTES (mise en scène de P. Fomenko). La mise en scène de la pièce LES BARBARES de Gor­ki a été suiv­ie par trois oeu­vres basées sur les textes en prose. UN VILLAGE PARFAITEMENT HEUREUX tiré du réc­it de Boris Vakhtine, LE BONHEUR FAMILIAL, basé sur un roman de jeunesse de Tol­stoï et, enfin, l’œu­vre majeure du même Léon Niko­lae­vitvch, GUERRE ET PAIX. Toutes ces oeu­vres ont été lues par les acteurs de l’Ate­lier avec leur Maître.

Regret­tant l’art de la lec­ture lente qui se perd si rapi­de­ment aujour­d’hui, Fomenko tente d’éviter les soi-dis­ant « adap­ta­tions » dans son tra­vail sur la prose. Sans se press­er, minu­tieuse­ment, revenant sans cesse en arrière, réfléchissant, pré­cisant, se plongeant dans les pro­fondeurs des entre­croise­ments astu­cieux des let­tres, Fomenko con­cocte sa sor­cel­lerie avec le texte. « Pénétr­er dans un mot, der­rière le mot, chercher du sens entre les mots » voilà où réside pour lui ce jeu divin et étrange qu’on appelle Théâtre.

C’est prob­a­ble­ment grâce à cet amour ardent pour la parole russe que Fomenko éprou­ve une si grande dif­fi­culté dans une autre langue — en 40 ans de créa­tion dans dif­férents théâtres russ­es, ses expéri­ences de tra­vail avec des comé­di­ens étrangers sont rares. Fomenko traite cela avec l’hu­mour imagé et mor­dant qui lui est pro­pre en dis­ant qu’il s’ag­it alors de « bais­er à tra­vers la vit­re ».

Fomenko ne lit à ses élèves aucun cours théorique sur la spon­tanéité de la per­cep­tion. On ne peut appren­dre cette immer­sion dans l’u­nivers d’un auteur, cette fusion sans réserve, qu’au cours du proces­sus vivant des répéti­tions, dans le con­tact direct avec la parole. C’est comme en musique : le chemin vers la maîtrise passe par un tra­vail quo­ti­di­en et assidu, un entraîne­ment per­ma­nent et des exer­ci­ces inlass­ables.

Le spec­ta­cle UN VILLAGE ABSOLUMENT HEUREUX était né de la lec­ture com­mune, réfléchie et pas­sion­née, de la prose de Vakhtine. Écoutant les paroles, péné­trant dans la logique par­ti­c­ulière du texte ( mi-con­te, mi-parabole) les acteurs, avec le Maître, entraient dans la réal­ité de la fic­tion créée par Vakhtine. L’ac­tion du réc­it se passe dans un vil­lage sovié­tique typ­ique (au pre­mier regard) des années 30 – 50 du XXe siè­cle. Mais à côté des per­son­nages tout à fait fam­i­liers, ordi­naires qu’on peut voir aux qua­tre coins de la Russie (comme le prési­dent du kolkhoze très « idéologique » ou bien un gai luron badineur) habitent ici un Droit de vote, un Épou­van­tail, un Puits, une Chèvre noire, une Vache… Pour les ren­dre vivants, en chair et en os, il fal­lait surtout trou­ver une voix per­son­nelle à cha­cun, une tonal­ité unique en son genre. Au début, pen­dant les répéti­tions, ces recherch­es cor­re­spondaient à une sorte de jeu avec les mots : les pétrir, les goùter, les tourn­er dans tous les sens, les jeter dans l’air et les rat­trap­er sur la paume ouverte, et enfin, les rap­procher et les observ­er, éton­nés. Dans ce tra­vail, l’ex­péri­ence des travaux d’élèves a beau­coup aidé : se rap­pelant la pre­mière année de leurs études, ils jouaient des petites scènes en ran­i­mant les ani­maux et les objets. Cette méth­ode, dev­enue un procédé de style, est restée dans le spec­ta­cle et redonne à la con­ver­sa­tion sur la vie et la mort une sorte de pureté, de naïveté…

Si UN VILLAGE… fut un coup de foudre (on répé­tait le spec­ta­cle d’un seul élan émo­tion­nel), GUERRE ET PAIX est un exem­ple de longues rela­tions avec le texte, par­fois com­pliquées et même douloureuses. Env­i­ron sept ans ont séparé les pre­mières lec­tures de la créa­tion. Fomenko se met­tait au tra­vail à plusieurs repris­es, le repor­tait, recom­mençait à penser et à par­ler du roman et rec­u­lait de nou­veau devant cette masse romanesque, trop lourde, de l’oeu­vre de Tol­stoï. Les répé­tions étaient dif­fi­ciles, pénibles, le texte résis­tait, ne se pli­ait pas, ne se lais­sait pas enten­dre.

Cette fois, le principe du tra­vail était autre que dans UN VILLAGE : ce n’é­tait pas le jeu qui per­me­t­trait d’ap­procher le per­son­nage, mais la lec­ture lente et pro­fonde. Chapitre après chapitre, scène après scène, ils s’a­vançaient lente­ment, en « feuil­letant » le texte à rebours s’il fal­lait. Les acteurs essayaient de s’im­prégn­er de l’e­sprit et de l’arôme de l’époque, com­pren­dre le mode de vie et la logique de pen­sée des gens des temps napoléoniens. Les oeu­vres con­sacrées à la vie quo­ti­di­enne de la noblesse du début du XIXe siè­cle leur ont été d’un grand sec­ours. L’im­age de chaque per­son­nage (manière de se con­duire, de par­ler) ils la cher­chaient en par­tant de leur savoir. Par exem­ple Lise, la femme du prince Andreï, roule légère­ment le « r » influ­encée par l’habi­tude de l’aris­to­cratie russe de par­ler plus sou­vent le français que le russe. Là où la logique s’avérait impuis­sante, le car­ac­tère para­dox­al de la pen­sée de Fomenko venait en aide. Ain­si est apparu le mou­ve­ment cir­cu­laire de la jambe raide de Anna Scher­er qui des­sine d’in­croy­ables courbes en sur­mon­tant avec élé­gance toutes sortes d’ob­sta­cles, une tête par exem­ple… Cette trou­vaille est inex­plic­a­ble : pourquoi, d’où ça vient ? Je sup­pose que Fomenko aurait du mal à répon­dre à cette ques­tion.

En général, l’at­ti­tude de Fomenko par rap­port au mou­ve­ment scénique et à l’e­space fait l’ob­jet d’une vaste dis­cus­sion à part. Cette fois on voudrait soulign­er l’essen­tiel : il ne faut surtout pas croire que Fomenko « prêche » le théâtre lit­téraire « sans action ». « Pour un acteur, le mou­ve­ment — ce sont des notes selon lesquelles il joue sa par­tie ». En pro­posant à chaque acteur sa pro­pre par­ti­tion, le met­teur en scène attend et demande une impro­vi­sa­tion dans le cadre d’une forme stricte­ment définie. Ain­si nais­sent les den­telles d’aci­er des spec­ta­cles de Fomenko. Mais c’est l’am­biance qui compte le plus pour lui : sans cette « per­cep­tion émo­tion­nelle de l’am­biance » aucune scène, même la plus vir­tu­ose, ne se rem­pli­ra jamais de vie, ne respir­era pas d’un souf­fle léger.

En par­lant des principes péd­a­gogiques de Fomenko on glisse, sans le vouloir, vers le réc­it de sa « cui­sine » de répéti­tions. Ce qui n’est pas éton­nant. On a com­mencé ain­si cet arti­cle : les mots péd­a­gogie et mise en scène ont la même racine pour lui. Cha­cun de ses spec­ta­cles est une école. À ses répéti­tions on apprend com­ment, à par­tir d’un rien (légers demi-tours, gestes sus­pendus, into­na­tions, regards, soupirs), naît le dessin du spec­ta­cle. On apprend l’art d’en­ten­dre (la parole de l’au­teur, le souf­fle de son parte­naire, le silence tout sim­ple­ment) ain­si que l’art de par­ler (sans col­or­er les mots avec une into­na­tion trop mar­quée, mais en cher­chant lente­ment une nuance peut-être à peine per­cep­ti­ble mais la seule pos­si­ble), on apprend l’art de vivre sur scène sans faire des petits mou­ve­ments agités, sans geste banals. C’est l’é­cole de l’ex­is­tence pra­tique dans le méti­er. Tout nou­veau tra­vail est une leçon en soi.

« Il n’ex­iste rien de plus ter­ri­ble que de s’in­staller dans sa gloire. On est vivant tant qu’on répète de nou­veaux spec­ta­cles », répète sou­vent Fomenko. C’est sans doute, le cre­do essen­tiel de son « évangile » théâ­tral.

Traduit du russe par Macha Zon­i­na.

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Piotr Fomenko
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Anastassia Sergueeva
Anastasia Sergueeva est théoricienne de théâtre et proche collaboratrice de Piotr Fomenko.Plus d'info
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