Qualité et artisanat

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Qualité et artisanat

Le 29 Déc 2001
Peter Brook. Photo Laure Vasconi.
Peter Brook. Photo Laure Vasconi.
Peter Brook. Photo Laure Vasconi.
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Article publié pour le numéro
Les penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives ThéâtralesLes penseurs de l'enseignement- Couverture du Numéro 70-71 d'Alternatives Théâtrales
70 – 71
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« LES PENSEURS DE L’ENSEIGNEMENT. Je ne sais pas ce que je fais ici. Je ne suis ni penseur ni quelqu’un qui est dans l’en­seigne­ment. Mais pour­tant je suis venu par­ler des « penseurs de l’en­seigne­ment ». Je fais du théâtre et le théâtre n’a rien à voir ni avec la pen­sée ni avec l’en­seigne­ment. C’est direct, pra­tique, con­cret. Alors com­ment com­pren­dre ce défi : l’in­scrire dans le con­texte des « penseurs de l’en­seigne­ment ». Je vais essay­er de com­pren­dre.

Penser est une chose néces­saire, l’en­seigne­ment aus­si. Mais penser l’en­seigne­ment n’est-ce pas déjà une manière d’en­seign­er ? C’est une vraie ques­tion. On peut dire que sans aucune pen­sée tout serait très pau­vre. Et s’il n’y avait aucun enseigne­ment, si nous fai­sions tout et n’im­porte quoi, ce serait très triste. Alors peut-être que ça a un sens, l’en­seigne­ment. Je vais essay­er de com­pren­dre cela, avec votre aide, d’une manière pra­tique.

Peut-être que pour être « pra­tique », au lieu de faire appel à des « pen­sées », il vaudrait mieux racon­ter une his­toire. Une mer­veilleuse his­toire japon­aise qui a le mérite d’être vraie. Il s’ag­it d’un moine dont l’am­bi­tion était sim­ple : arriv­er à dessin­er, avec son pinceau, un cer­cle par­fait. Il s’est mis à tra­vailler, jour après jour, année après année, mais son cer­cle n’é­tait jamais par­fait. Alors il a pris son courage à deux mains et est allé voir le chef du monastère pour lui faire part de ses échecs. Le chef a écouté et lui a dit : « Ton prob­lème vient du fait que tu veux faire un cer­cle par­fait. Alors c’est très sim­ple : essaie de ne pas essay­er de faire un cer­cle par­fait ». Le moine est revenu dans sa cel­lule, a pris la feuille de papi­er et à l’in­stant où il a levé son pinceau il s’est dit « Non, je ne veux pas faire le cer­cle par­fait ». Et il est resté ain­si en atten­dant qu’une impul­sion vienne. Mais rien ne venait. Il atten­dit ain­si quelques jours, quelques semaines et, ensuite, par impa­tience, il traça un cer­cle. Il était tou­jours impar­fait. Il s’adres­sa de nou­veau au chef du monastère : « je suis dés­espéré, que puis-je faire ? ». Le chef l’a regardé et lui a par­lé avec grande humil­ité : « je suis per­du, je n’ai pas de réponse à te don­ner, mais, à la mon­tagne, il y a un grand sage qui a touché à tout dans la vie : à la médecine, aux arts mar­ti­aux, à l’acupunc­ture, au shi­at­su, au tir à l’arc… Alors peut-être un grand poète, un grand philosophe, un homme d’une pureté intérieure absolue comme lui pour­ra-t-il résoudre ton prob­lème ». Le moine est par­ti à la mon­tagne, est arrivé, a atten­du et le sage vieil­lard l’a fait entr­er. Après avoir écouté le réc­it de son prob­lème, le vieil­lard l’a regardé, s’est levé, est allé der­rière lui, a posé un doigt sur un petit nerf de son dos, a appuyé forte­ment et a dit : « ton prob­lème c’é­tait ça ». Ensuite il a don­né au moine un pinceau et celui-ci dessi­na un cer­cle. Il était par­fait. Le blocage n’é­tait donc pas spir­ituel, mais con­cret, dû aux petits mus­cles.

Je racon­te cette his­toire parce que le thème de la soirée est « arti­sanat et qual­ité ». Et dans le réc­it du moine se trou­ve toute la rela­tion entre arti­sanat et qual­ité, au point que je n’ai plus rien à ajouter. Vous pou­vez ren­tr­er chez vous main­tenant.

Si je développe ce thème c’est en hom­mage à un grand ami, un ami de cœur qui, pen­dant sa vie, s’est totale­ment con­sacré à chercher la clé de ce qui relie le cer­cle par­fait et« le petit nerf », qui a souhaité jeter les bases d’une grande sci­ence du théâtre tout en restant, lui­ même, un homme d’une qual­ité excep­tion­nelle, je par­le de Gro­tows­ki. En par­tant d’une explo­ration extrême­ment pré­cise des mus­cles, des nerfs, comme ce grand maître japon­ais, il est arrivé non seule­ment à com­pren­dre le cer­cle, mais à com­pren­dre même ce qui est au-delà du cer­cle. Pourquoi ce cer­cle par­fait nous touche-t-il ? D’où vient cette aspi­ra­tion à la per­fec­tion que nous ne com­prenons pas ? Pourquoi cette aspi­ra­tion ne peut-elle s’ac­com­plir sans un tra­vail con­stant sur les détails ? L’ar­ti­sanat, bien sûr, c’est le détail. C’est clair. Mais la per­fec­tion, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que la qual­ité ? Quelque chose qui existe et n’ex­iste pas, quelque chose dépourvu de déf­i­ni­tion mais dont on ne peut pas se pass­er. Il est impos­si­ble de rester indif­férent à ce mot : qual­ité. Il y a une échelle, une échelle que Gro­tows­ki aimait qual­i­fi­er de « ver­ti­cale ». Ceux qui tra­vail­lent dans le domaine de l’art savent recon­naître cette dif­férence sub­tile : comme pour une note que quelqu’un chante et ensuite un autre vient la chanter à un autre niveau. Quelle est la dif­férence ? On peut dire que c’est une dif­férence de qual­ité. On la recon­naît lorsqu’on voit la dif­férence entre le geste d’un pein­tre mal­adroit et d’un pein­tre pour qui le pinceau n’est qu’une manière extérieure de révéler quelque chose de très secret, d’in­térieur. C’est la même chose pour le son, le rythme… la qual­ité se trou­ve dans tout ce qui est invis­i­ble. Aujour­d’hui on a peut-être peur, et pour de bonnes raisons, de respecter les échelles de valeur, parce que l’idée même de l’or­dre a été util­isée, exploitée, pros­ti­tuée tant de fois par des mil­i­taires obtus, chefs d’é­tat, insti­tu­teurs ou même par­ents. Mais en même temps dans tout tra­vail sur le ter­rain — au ciné­ma, au théâtre ou ailleurs — il y a une voix qui chu­chote « cela peut être mieux ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Si cela peut être mieux et encore « mieux », cela prend vrai­ment du sens. Une action peut être mieux accom­plie parce qu’elle est plus ani­mée, plus vivante et cela parce qu’elle a acquis une « qual­ité » plus fine. Et ain­si on monte sur l’échelle jusqu’au moment où le cer­cle dis­paraît et où on arrive au mir­a­cle du vide intérieur.

Quand j’ai com­mencé à tra­vailler dans le théâtre, en Angleterre, j’ai eu beau­coup de chance. Il n’y avait ni école, ni théorie. Tout était pra­tique. Dans le théâtre anglais d’alors, sou­vent ennuyeux et presque mori­bond, il y avait beau­coup de bons acteurs. Mais per­son­ne n’ad­met­tait que la théorie existe. Pour ma part, j’avais vague­ment enten­du par­ler d’un cer­tain Stanislavs­ki : quand j’ai ouvert son livre je l’ai trou­vé si lourd et solen­nel que je l’ai mis tout de suite de côté. Et j’é­tais le seul à avoir lu au moins trois pages ! À l’époque aucune idée du « con­ti­nent », comme on dit, ne péné­trait en Angleterre. Le théâtre était non seule­ment prag­ma­tique mais se refu­sait à dis­tinguer ceux qui cher­chaient à faire un tra­vail de qual­ité de ceux qui fai­saient n’im­porte quoi. On pas­sait de la tragédie à la comédie, du théâtre vul­gaire à la comédie musi­cale … on mélangeait tout dans une grande casse­role et cela don­nait par­fois une bonne soupe. Et en même temps c’é­tait aus­si une bonne école dans la mesure où tout sno­bisme intel­lectuel était aboli, il fal­lait pass­er d’un style à un autre, il était impos­si­ble d’ap­partenir à une chapelle ou à une autre. Le pre­mier critère était pour moi : « vie » ou « sans vie ». Pour que quelque chose se passe, il fal­lait que cette chose soit vivante. Le pub­lic était assez mori­bond, lui aus­si. Com­ment faire pour le sec­ouer, l’éveiller, l’ex­citer ? Pour y arriv­er on devait se préoc­cu­per de l’én­ergie qui tra­verse un spec­ta­cle, de sa qual­ité. Heureuse­ment nous avions un maître, le plus grand, pour moi, Shake­speare. ( … )

Pourquoi dis-je qu’il érait un grand maître ? Parce que, sans cesse, quand on s’ap­proche de Shake­speare, on revient au grand cer­cle et au petit nerf. L’am­bi­tion de Shake­speare, ou son aspi­ra­tion, était d’aller tou­jours plus loin, de dépass­er la sur­face, de mon­tr­er la sur­face et de la dépass­er. Et en même temps il sen­tait que, pour le faire, à chaque instant, mot par mot, syl­labe par syl­labe, détail par détail, il fal­lait trou­ver exacte­ment, pré­cisé­ment le point d’ap­pui juste. Cela me per­met de pass­er à Gro­tows­ki. Gro­tows­ki avait en lui, presque dès sa nais­sance, une pro­fonde aspi­ra­tion, une aspi­ra­tion, qu’il a for­mulée un jour de manière très sim­ple, en dis­ant : « avant la fin de ma vie, je voudrais pour un moment pass­er au-delà des formes, des formes de la vie, et vivre ce qu’il y a der­rière ». Comme c’é­tait un homme pro­fondé­ment sérieux et hum­ble, il se rendait compte qu’il ne suf­fit pas de dire que l’on a cette aspi­ra­tion pour y arriv­er : il m’a avoué cela il y a trente ans et, jusqu’à la fin, il a con­tin­ué de chercher. Au début, il a com­mencé par s’ap­puy­er sur la méth­ode de Stanislavs­ki. À moi qui trou­vais cette méth­ode très ennuyeuse, il m’a dit, un jour : « mon père c’est Stanislavs­ki ». Que voulait-il dire ? Qu’il avait décou­vert que Stanislavs­ki avait mené la même recherche que lui. Pour Stanislavs­ki au théâtre on ne devait pas faire n’im­porte quoi et surtout il ne pou­vait pas être le miroir de la médi­ocrité. Et quand l’on sait que nous vivons tous dans la médi­ocrité et que notre art très sou­vent reflète cette médi­ocrité, on com­prend la portée d’un mou­ve­ment aus­si excep­tion­nel que celui ini­tié par Stanislavs­ki. « J’ai trou­vé un ter­rain : le théâtre, et j’ai une respon­s­abil­ité : refuser la médi­ocrité. Je ne veux pas aller devant le pub­lic pour être applau­di, je ne veux pas qu’ils se dis­ent « comme il est beau, comme il est mer­veilleux, je voudrais être le por­teur de quelque chose de qual­ité ». Com­ment faire ? Il a décou­vert que, par intu­ition, un acteur muni d’un don venu peut être du ciel peut faire pass­er quelque chose de qual­ité. Stanislavs­ki n’a pas admis la con­vic­tion selon laque­lle les comé­di­ens sont stu­pides et il a con­sid­éré injuste de les laiss­er pas­sive­ment à ce niveau : « Je suis sûr qu’en­tre la grande aspi­ra­tion à la qual­ité et un tra­vail con­cret il doit y avoir des élé­ments pré­cis. Il doit exis­ter une sci­ence ». Et du début à la fin, lorsqu’il a décou­vert les actions physiques, il cher­ché la clé d’une manière sci­en­tifique.

Si Stanislavs­ki voulait obtenir la qual­ité dans le « nat­u­ral­isme » du com­porte­ment de tous les jours, Gro­tows­ki, lui, cher­chait à attein­dre quelque chose de plus caché. Si Stanislavs­ki voulait par­tir de l’im­pul­sion con­crète, celle de vouloir s’asseoir sur une chaise par exem­ple, Gro­tows­ki voulait trou­ver l’im­pul­sion d’un geste incon­nu, geste que l’on ne pou­vait trou­ver ni dans la vie quo­ti­di­enne, ni dans le lan­gage des tra­di­tions, ori­en­tales ou européennes. Il voulait attein­dre l’im­pul­sion pure. Une impul­sion, il le savait, n’est pas vis­i­ble, il faut qu’elle soit « portée » par quelque chose et ce por­teur, ce véhicule, c’est le corps humain. À tra­vers une into­na­tion, à tra­vers des mou­ve­ments et des gestes, il voulait trou­ver d’une manière de plus en plus pré­cise et détail­lée la rela­tion entre les éner­gies internes du corps et ses expres­sions extérieures. Et ceci au nom de la grande aspi­ra­tion qui l’an­i­mait. Il faut dis­tinguer Gro­tows­ki créa­teur de spec­ta­cles de Gro­tows­ki chercheur. Le Gro­tows­ki met­teur en scène réal­i­sait dans ses spec­ta­cles des images moins proches de Stanislavs­ki que de Mey­er­hold qui, lui aus­si, avait voulu com­pren­dre les impul­sions du corps. Mais Gro­tows­ki s’est éloigné pro­gres­sive­ment du théâtre en tant que représen­ta­tion don­née devant un pub­lic, et sa quête per­son­nelle ne s’ac­com­plis­sait plus à tra­vers le rap­port des comé­di­ens avec les spec­ta­teurs. Il voulait attein­dre quelque chose de plus intime. Avec sa ten­dresse, son humour et sa chaleur, en util­isant les arts du théâtre, il voulait avec deux ou trois per­son­nes, dans la soli­tude, chercher sur des bases sci­en­tifiques, à percer le grand mys­tère des formes pour pass­er der­rière la sur­face.

Quand je l’ai con­nu, tout à fait au début, il est venu faire un stage avec nous. Et je garde de lui une image qui, aujour­d’hui, me par­le plus que tant d’autres. Par­mi la dizaine d’ac­teurs se trou­vait Glen­da Jack­son, alors incon­nue, qui se lançait tou­jours dans le tra­vail avec beau­coup de tal­ent et de ténac­ité. Gro­tows­ki est arrivé accom­pa­g­né par Ryszard Cies­lak. Il por­tait des lunettes noires, une cra­vate noire, un cos­tume noir et la pre­mière chose qu’il a dite fut « Suiv­ez l’in­struc­teur ! ». Les acteurs anglais qui avaient l’habi­tude de répéter une tasse de thé dans la main gauche et un jour­nal dans la main droite, étaient désta­bil­isés. Mais ils ont ressen­ti tout de suite que quelque chose d’i­nat­ten­du leur était demandé. L’en­traîne­ment était par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile et Gro­tows­ki, assis sur une chaise, regar­dait et dis­ait seule­ment : « s’il y a douleur, c’est une très bonne chose ». Il con­tin­u­ait : « C’est seule­ment au-delà de la fatigue que quelque chose peut arriv­er ». Les acteurs pour­suiv­aient le tra­vail, jour après jour, jusqu’au moment où, étant par­venus à un état de fatigue extrême, il est inter­venu : « Main­tenant nous allons faire des exer­ci­ces ». Nous sommes passés à de nou­veaux exer­ci­ces très durs, très pénibles et il man­i­fes­tait une exi­gence de plus en plus accrue. Je me sou­viens de Glen­da qui craquait — il l’a poussée jusqu’au point où elle n’en pou­vait plus — et en même temps elle ne voulait pas aban­don­ner car elle sen­tait qu’il y avait quelque chose de légitime dans cette extra­or­di­naire demande. À la fin, alors que tout le monde par­tait, elle a décou­vert que la sévérité n’é­tait qu’un rôle que Gro­tows­ki avait assumé. Quand le stage fut ter­miné il a aban­don­né subite­ment cette atti­tude et il s’est dirigé vers elle et il l’a caressée. Je me sou­viens de cette image comme de l’im­age qui par­le de sa pro­fonde com­préhen­sion. Pour Gro­tows­ki, il n’y avait pas de con­tra­dic­tion entre la lib­erté et la dis­ci­pline, entre la rigueur et la ten­dresse. Il s’adap­tait aux besoins du moment.

Gro­tows­ki a créé une sci­ence du théâtre. Ain­si on peut le rat­tach­er à d’autres per­son­nes, très dif­férentes, qui, elles aus­si, se sont engagées sur la voie du dépasse­ment. Il y a non seule­ment Stanislavs­ki, mais aus­si Craig en Angleterre ou encore Mey­er­hold, Brecht, Artaud … Quelle est notre rela­tion avec toutes leurs ten­ta­tives mag­nifiques ? Où est-ce qu’elles nous con­duisent ? Que peut-on en tir­er ? Com­ment en prof­iter tout en sachant que la pire chose c’est l’im­i­ta­tion. Elle est la destruc­tion de tout. Si le théâtre est quelque chose de vivant, l’im­i­ta­tion est ce qui tar­it le fleuve de la vie, ce qui le fige. Voilà le para­doxe de la forme. La forme, à la fois si indis­pens­able et si sou­vent le cadavre de l’im­pul­sion vivante. La ques­tion est celle-là : com­ment peut-on accueil­lir, dans le sens vivant du mot, tout ce qui est tra­di­tion­nel, com­ment peut-on recevoir ce qui remonte comme un courant du passé sans pour autant l’asséch­er ?

Je vais vous racon­ter la suite de l’his­toire du moine japon­ais. Un jeune homme enten­dit quelqu’un racon­ter cette his­toire. Et il fut très heureux, il avait l’im­pres­sion d’avoir tout com­pris : « Moi aus­si, se dit-il, je veux dessin­er le cer­cle par­fait, je vais d’abord étudi­er mon corps ». Alors il va dans une école, et, durant des années, il s’en­traîne au shi­at­su, à l’acupunc­ture, il apprend en détail, struc­ture ses mus­cles et ses nerfs afin de les maîtris­er et de par­venir ain­si à faire le cer­cle par­fait. La fin de l’his­toire est triste. Après dix ans de tra­vail, alors que le maître est mort, il prend le pinceau … et le cer­cle est impar­fait. La méth­ode cor­porelle ne mar­chait pas. L’essen­tiel man­quait. Il fal­lait que le sens de l’idéal accom­pa­gne à chaque instant la recherche de la tech­nique.

Regar­dons les grands mon­u­ments d’ar­chi­tec­ture d’il y a plusieurs mil­liers d’an­nées — les pyra­mides, les tem­ples — ils nous mon­trent à quel point nos moyens d’au­jour­d’hui sont dérisoires. Car si on tra­vaille comme archi­tecte, pein­tre, sculp­teur ou met­teur en scène il est indis­pens­able de les con­tem­pler pour recon­naître que quelque chose de pro­fond a ren­du pos­si­ble ces exploits de l’homme et que cette pos­si­bil­ité existe tou­jours. Cela redonne courage, énergie et force pour recom­mencer, là où on est, et avec ce dont on dis­pose. Ces expres­sions anci­ennes nous rap­pel­lent qu’un cer­tain niveau de qual­ité a été atteint et qu’il peut être encore être visé. Ain­si la leçon du passé devient con­crète. Et même si nous ne pou­vons pas attein­dre ce niveau, nous ne pou­vons pas nier que ce que Gro­tows­ki appelait « la ver­ti­cal­ité » existe. On regarde vers le haut et l’on sait vers quoi il faut s’ori­en­ter.

Au théâtre, les textes — les tragédies grec­ques, les grandes pièces de Shake­speare — sont comme des caiss­es de réso­nance. Ou bien, pour chang­er de métaphore, elles con­ti­en­nent des vit­a­mines pour nous aujour­d’hui. Mais le tra­vail de l’ac­teur ou du met­teur en scène ne résonne ni dans le passé, ni dans l’avenir, il est ancré dans l’éphémère, dans une rela­tion immé­di­ate avec des spec­ta­teurs, car ceux-ci sont le reflet immé­di­at d’un monde con­stam­ment en train de chang­er. Le regard du spec­ta­teur est influ­encé par tout ce qui s’est passé dans le monde la veille, le matin même … et c’est très sain. Si on essaie de refaire exacte­ment une mise en scène d’il y a vingt ans le résul­tat ne peut être que mori­bond. J’ai vu en Inde des céré­monies extra­or­di­naires dont j’ai par­lé avec ent­hou­si­asme à mes amis, et je les ai retrou­vées trois mois plus tard à un fes­ti­val con­sacré à l’Inde en Angleterre. Les gestes étaient les mêmes, mais tout était mis­érable. Ce n’é­tait ni la faute des acteurs ni celle des vieilles dames ent­hou­si­astes dans la salle, elle venait du fait que les organ­isa­teurs n’avaient pas com­pris qu’il aurait fal­lu trans­porter le vil­lage, le ciel, l’odeur, les castes, la terre et surtout les autres vil­la­geois pour que la céré­monie prenne son sens. La par­tic­i­pa­tion. sig­ni­fie tout sim­ple­ment que s’il y a d’un côté un regard et de l’autre côté ce qui est don­né au regard, les deux doivent finir par n’en faire qu’un. Com­ment y par­venir ?

Com­ment trans­met­tre une con­nais­sance lorsqu’il s’ag­it de tra­di­tions qui, par nature, nous sont presque inac­ces­si­bles ?

Quand on lit des descrip­tions très con­crètes ou quand on regarde de manière atten­tive cer­tains films comme, par exem­ple, ceux de Gro­tows­ki, on peut croire que l’on com­prend ce qu’on doit faire. C’est très dan­gereux. J’aimerais don­ner un exem­ple : j’ai vu à Moscou des élèves très sérieux qui tra­vail­laient sur la bio­mé­canique de Mey­er­hold con­va­in­cus que c’é­tait ain­si qu’il enseignait. Mais je ne crois pas que même si on lim­ite fidèle­ment la bio­mé­canique dans cette forme elle puisse servir à un tra­vail pour aujour­d’hui. Par con­tre, j’ai vu sur une vidéo un court extrait de son grand spec­ta­cle LE RÉVIZOR et j’ai été éton­né par la série de petits gestes que fai­sait un de ses acteurs. À tra­vers cet extrait minus­cule on pou­vait sen­tir ce que Mey­er­hold cher­chait, pourquoi il le cher­chait. On ne voy­ait ni le sys­tème, ni la méth­ode. On décou­vrait quelque chose de plus impor­tant et de plus utile : le tra­vail incar­né.

Peter Brook. Photo Laure Vasconi.
Peter Brook. Pho­to Lau­re Vas­coni.

Pen­sons à d’autres maîtres. C’est peut être une phrase, une idée, une image qui suff­isent pour évo­quer leur enseigne­ment. Son essence. Gor­don Craig peut con­tin­uer à nous inspir­er par sa vital­ité et son ironie, par son refus d’être dupe. Il savait rire quand il fal­lait être sérieux, et cela est déjà une grande leçon. Lorsqu’il est arrivé à Moscou pour met­tre en scène HAMLET, Stanislavs­ki qui l’avait invité lui a demandé : « Mon­sieur Craig, que pensez vous d’Ophélie ? ». « Il répon­dit : « Oh, c’est une petite idiote ». Scan­dale à Moscou. Mais cette atti­tude me sem­ble être aujour­d’hui plus riche que ses théories qui, à l’époque, étaient justes et révo­lu­tion­naires. On ne peut pas imiter ses décors aujour­d’hui, mais bien qu’à l’époque par leur sim­plic­ité, ils bal­ayaient mille excès, aujour­d’hui pour nous ils ne sont plus des formes. Formes dont la pureté reste encore exem­plaire. Il faut faire atten­tion car si l’on veut refaire le dessin de Craig de la même manière le résul­tat sera démodé. Par con­tre, si on com­prend pourquoi il l’a fait dans son temps, cela ouvre une porte. Craig dis­ait : « On me demande sou­vent d’ex­pli­quer ma démarche, mon tra­vail avec les acteurs. C’est l’élim­i­na­tion. Je sais ce que le théâtre ne doit pas être ». C’est tout. De l’en­seigne­ment de Craig, par-delà tous les livres, si beaux soient-ils, ce qui me reste plus que toute autre chose c’est cela : l’élim­i­na­tion. Et d’ailleurs de Stanislavs­ki aus­si, au-delà du « sys­tème », des théories sur le sous-texte et le super-objec­tif, l’en­seigne­ment vient, pour moi, d’un seul témoignage. Je pense que c’est celui de Mey­er­hold lui-même. Il racon­te que pen­dant les répéti­tions, Stanislavs­ki dis­ait sans cesse « ce n’est pas ça, je ne suis pas con­va­in­cu ». C’é­taient ces deux phras­es qui aidaient le plus les acteurs.

Quand j’ai com­mencé à tra­vailler, Max Rein­hardt, oublié aujour­d’hui, était le grand héros du théâtre européen, on ne par­lait que de lui. Ses coups des colère étaient si célèbres, que je me suis dit qu’un met­teur en scène doit tou­jours hurler. Puis, un jour, quelqu’un me racon­te qu’il est entré dans la salle des répéti­tions en s’at­ten­dant à être le témoin d’une des ter­ri­bles crises de nerfs de Rein­hardt le vol­canique. Pour, un moment, il eut l’im­pres­sion qu’il n’y avait per­son­ne dans la salle, puis il a vu un petit bon­homme, con­cen­tré, assis au bord de la scène, qui n’a pas dit un mot une heure durant. Il regar­dait. Cette his­toire nous apprend que, dans la mise en scène, il faut savoir associ­er le fait d’in­ter­venir avec le fait de ne pas inter­venir. Écouter. Cette his­toire est encore une grande leçon pour nous tous.

Artaud aus­si a lais­sé un héritage, mais il se trou­ve plus dans ses écrits que dans les pho­tos ou les comptes­ren­dus de ses spec­ta­cles. Si on lit Artaud, ce ne sont pas les idées qui restent, mais, au-delà des images, l’ex­tra­or­di­naire inten­sité, la pas­sion. Et cette pas­sion brûlante ne vient pas en con­tra­dic­tion avec l’im­age de Rein­hardt silen­cieux et atten­tif. Les deux font par­tie de l’art du théâtre. De même que Stanislavs­ki qui dis­ait « ce n’est pas ça, cherchez en vous-mêmes » est insé­para­ble d’un Gro­tows­ki qui regar­dait détail par détail et déce­lait dès qu’il y avait un men­songe, un manque de pré­ci­sion, d’en­gage­ment vrai et qui, en même temps, pro­po­sait des exer­ci­ces à exé­cuter immé­di­ate­ment.

À tra­vers ces noms et ces réc­its c’est de l’ar­ti­sanat que l’on par­le. Mais, les meilleurs des codes et des méth­odes ne per­me­t­tent pas de dépass­er un niveau très ordi­naire. Celui qui cherche le cer­cle par­fait recon­naît qu’au fond de lui-même il veut pass­er au-delà du cer­cle par­fait.

L'assistance à l'Odéon - Théâtre de l'Europe. Photo Laure Vasconi.
L’as­sis­tance à l’Odéon — Théâtre de l’Eu­rope. Pho­to Lau­re Vas­coni.

Mais cet au-delà réclame d’abord le fait d’ac­com­plir le cer­cle par­fait. Il faut savoir réalis­er la forme. La main est rat­tachée à un corps qui, lui, obéit à des règles pré­cis­es liées à la nour­ri­t­ure, à la sex­u­al­ité, à un accord entre les mus­cles, le sys­tème nerveux et l’in­ten­sité du vouloir…

Nous nous trou­vons aujour­d’hui au terme d’un cycle qui a débuté dans les années soix­ante lorsque s’est imposée la recherche de l’ex­pres­sion cor­porelle. Celle-ci est dev­enue aujour­d’hui un cliché et cela parce que ce qui est à la portée des acteurs qui sont issus d’un grande tra­di­tion, africaine ou ori­en­tale, ne peut pas être véri­ta­ble­ment acquis par un acteur qui ne com­mence à tra­vailler sérieuse­ment qu’à par­tir de dix huit ans. Cet acteur, mal­gré tous les exer­ci­ces, peut avancer jusqu’à un cer­tain stade mais, comme ce pau­vre appren­ti qui voulait faire un cer­cle par­fait en étu­di­ant assidû­ment les mus­cles et les nerfs, il ne parvien­dra pas à aller au-delà de cer­taines lim­ites. Le tra­vail le plus riche, n’ou­blions pas, est celui qui s’ac­com­plit au sein de son pro­pre champ. Si un acteur veut dire « regardez-moi, je suis un oiseau » cela ne fera qu’at­tir­er l’at­ten­tion sur son corps lourd inca­pable de devenir pareil à celui d’un oiseau, Par con­tre, s’il tra­vaille selon sa cul­ture et ses pro­pres capac­ités, l’ac­teur peut accom­plir des mou­ve­ments très éton­nants. Les acteurs de Gro­tows­ki pou­vaient le faire et cela nous touchait tout de suite car, au-delà de l’im­age de l’oiseau, ils par­ve­naient, par leurs moyens et leurs ressources, à nous faire sen­tir la qual­ité de l’oiseau. Il y a d’autres acteurs, avec des moyens plus lim­ités. Eux, ils ont la pos­si­bil­ité de tout faire avec leurs doigts, Ain­si, eux aus­si, peu­vent par­venir à l’ex­tra­or­di­naire sen­si­bil­ité que pro­cure la qual­ité d’un oiseau, Mais ils ne font pas sem­blant de faire comme les acteurs d’autres cul­tures. Ils ne se per­dent pas dans des imi­ta­tions inutiles. Leurs jambes ne sont pas prêtes, mais il y a tout de même quelque chose d’autre qu’ils peu­vent faire.

À tra­vers les paroles, les réc­its, les actes des maîtres, nous savons que quelque chose leur était acces­si­ble et qu’eux seuls par­ve­naient à l’obtenir. Pour nous, apparem­ment, c’est impos­si­ble mais en écoutant ces maîtres de l’en­seigne­ment nous savons que quelque chose a été décou­vert par eux, qu’ils l’ont atteint. Par l’aspi­ra­tion qu’ils nous ont léguée ils nous per­me­t­tent de recon­naître nos lim­ites et, en même temps, de les dépass­er. On décou­vre ain­si quelque chose de très con­cret, On est dans l’ar­ti­sanat du méti­er, un arti­sanat qui se nour­rit de l’époque, du pub­lic, de la réal­ité de notre vie. En même temps, en tant qu’ar­ti­sans nous cher­chons le dépasse­ment, et ceci afin d’as­sur­er le mieux pos­si­ble ce mou­ve­ment qui nous entraîne tou­jours au-delà de l’im­pos­si­ble. Arti­san, idéal­iste, les deux sont com­plé­men­taires — c’est pour cela que nous avons deux mains et que le cerveau a deux hémis­phères.

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