Le terrain de l’étranger
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Le terrain de l’étranger

Entretien avec Bérangère Vantusso, de la compagnie Trois-Six-Trente

Le 3 Avr 2002
Article publié pour le numéro
Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives ThéâtralesVoix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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Eve­lyne Lecucq : Hein­er Müller, Jean Cagnard et Chris­t­ian Caro : la sig­na­ture des textes de vos deux pre­miers spec­ta­cles mon­tre que votre jeune com­pag­nie se sent très à l’aise dans la fréquen­ta­tion des écri­t­ures con­tem­po­raines. Com­ment percevez-vous ce matéri­au ?

Bérangère Van­tus­so : Après avoir créé Le Dieu Bon­heur de Hein­er Müller, les lab­o­ra­toires entre auteurs con­tem­po­rains et mar­i­on­net­tistes, organ­isés par THEMAA et La Char­treuse, ont sus­cité notre envie de pouss­er plus loin la recherche des rap­ports qui unis­sent la mar­i­on­nette et la parole des auteurs d’aujourd’hui. De là, notre col­lab­o­ra­tion avec Jean Cagnard et Chris­t­ian Caro qui a raf­fer­mi notre désir non seule­ment d’une parole con­tem­po­raine mais aus­si de ren­con­tr­er les auteurs pen­dant le tra­vail même de créa­tion. La ques­tion de la parole aujourd’hui est très intime. Pren­dre, don­ner la parole me sem­ble être un acte fon­da­men­tal pour entretenir, débus­quer l’humain. Pren­dre le risque d’explorer des formes incon­nues, pren­dre le temps de racon­ter en bous­cu­lant un peu la langue. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de faire se ren­con­tr­er la mar­i­on­nette et l’écriture sur le ter­rain de l’étranger. Le corps étranger — mis à dis­tance, affranchi du réal­isme, de la pro­por­tion, de la pesan­teur. La langue étrangère — poé­tique, dis­tor­due, frag­men­tée, non nar­ra­tive. Com­ment le corps étranger prend en charge la langue étrangère. Ce point de ren­con­tre devient le lieu de tous les pos­si­bles, de toutes les inven­tions.
La langue pro­posée par Jean Cagnard et Chris­t­ian Caro n’obéit pas aux « règles » con­ven­tion­nelles de l’écriture théâ­trale. C’est une langue qui ne pro­pose pas de fable, d’acte, de scène, ni même de struc­ture nar­ra­tive. Il n’y a pas non plus de per­son­nage, ni de didas­calie, ni d’indication de lieu ou de temps de l’action théâ­trale. Le rythme de l’écriture est frag­men­té. Le mot, le son, le plaisir des mélanges inat­ten­dus pren­nent le pas sur la notion de sit­u­a­tion ou d’évolution dra­ma­tique. Seuls des tirets précè­dent les répliques et seules cer­taines séquences ont un titre.

E. L.: À par­tir de là, com­ment s’articule le tra­vail de créa­tion plas­tique et scéno­graphique ?

B. V.: Face à cette langue-matéri­au brut, les mar­i­on­nettes de Trois-Six-Trente sont rarement des per­son­nages ; nous par­lons plutôt de pop­u­la­tion. Les corps sont presque tous les mêmes — ni homme, ni femme a pri­ori, ni vieux, ni jeunes — et sans aucun signe extérieur d’appartenance sociale. Leur iden­tité réside presque unique­ment dans ce que le texte nous dit qu’ils sont. Nous util­isons sou­vent un principe de tra­vail en « négatif », sup­p­ri­mant de plus en plus de choses au fur et à mesure des répéti­tions de manière à laiss­er une plus grande lib­erté au spec­ta­teur et à ses pro­pres pro­jec­tions men­tales ou émo­tion­nelles. Nous ten­tons de pré­par­er un écran suff­isam­ment ten­du pour que le mot rebondisse. Le tra­vail sonore qui se développe en direct du plateau par­ticipe aus­si de ce tis­sage. L’image illus­tre rarement le texte. Elle ne sou­tient pas la langue. Elle ne la con­tred­it pas non plus. Elle tente de la faire réson­ner en terre étrangère.
Pour avancer dans ce tra­vail à plusieurs voix, il est impor­tant que les auteurs soient présents (au même titre que les comé­di­ens, musi­cien, créa­teur lumière). Leur manière de lire leurs pro­pres textes à haute voix, leurs réac­tions face aux pre­mières mis­es en jeu et les réécri­t­ures qui en découlent sont des infor­ma­tions essen­tielles. Elles per­me­t­tent évidem­ment d’avancer dans la con­struc­tion du texte mais elles racon­tent aus­si beau­coup sur la chose en train de se faire. Tra­vailler ensem­ble en étant con­va­in­cu que le texte dra­ma­tique n’existe que lorsque le corps s’y frotte sur une scène. Corps de chair qui mas­tiquent les mots. Corps de tis­sus qui grat­tent la langue. Pour la créa­tion de Sur une chaise ren­ver­sée (dérives ordi­naires), nous avons souhaité inté­gr­er le tra­vail de l’écriture au proces­sus de la créa­tion. Nous avons donc organ­isé les répéti­tions en qua­tre péri­odes, espacées dans le temps, qui ont per­mis de dévelop­per un tra­vail de va-et-vient entre l’écriture et sa mise en jeu.

E. L.: Vous avez pro­posé vous-mêmes aux auteurs le sujet des « dérives ordi­naires ». Qu’est-ce qui moti­vait ce choix ?

B. V.: Avant de par­ticiper aux lab­o­ra­toires, notre réflex­ion tour­nait autour du thème de l’homme à la dérive. Le dic­tio­n­naire définit la dérive comme une « vari­a­tion lente et con­tin­ue d’une grandeur » ou une « dévi­a­tion incon­trôlée d’un proces­sus ». Par­ler des dérives ordi­naires au théâtre est pour nous une manière de fouiller par le détour de l’imaginaire une réal­ité qui nous dépasse. La réal­ité des gens qui vivent à côté — des choses, de la vie, d’une cer­taine « nor­mal­ité » — sans que l’on sache pourquoi. Nous cher­chions les mots qui ne tour­nent pas autour du pot, qui se frot­tent au réel, par­fois avec impudeur, et aus­si les mots qui « déca­lent », qui sont capa­bles de nous faire rire et de nous faire enten­dre ces autres vies tout au bord de la nôtre. J’ai le sou­venir d’une réflex­ion faite au cours de la table ronde « Ecri­t­ure textuelle, écri­t­ure visuelle, qui est l’auteur ? » qui dis­ait à peu près ceci : lorsqu’un spec­ta­cle est abouti, il tient debout tout seul ; la ques­tion « qui est l’auteur ? » n’a plus lieu d’être posée, la force du spec­ta­cle est cet équili­bre entre parole, image, son, couleur, voix, corps. C’est la recherche de cet équili­bre qui a été pas­sion­nante pen­dant la créa­tion de SUR UNE CHAISE RENVERSÉE. Ne pas pro­jeter un idéal de spec­ta­cle, ne pas établir d’échelle de valeur entre les dif­férents élé­ments, être à l’écoute de cha­cun et surtout des inter­férences, des rebondisse­ments. Tra­vailler ensem­ble, au présent, évac­uer toutes les références et ten­ter d’être au plus proche de soi-même.

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Écrit par Évelyne Lecucq
Évelyne Lecucq est jour­nal­iste et dirige Mû, pub­li­ca­tion consacrée à l’art de la mar­i­on­nette.Plus d'info
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Voix d'auteur et marionnettes -Couverture du Numéro 72 d'Alternatives Théâtrales
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