À Paul Savoie
J’AI RENCONTRÉ l’Acteur, une fois, j’ai assisté à son étrange spectacle. Je dis l’Acteur car c’est ainsi que lui-même se nommait, se définissait. À la question du médecin, c’est ce qu’il avait répondu. Il n’avait pas dit je suis acteur, ce que du reste il n’était pas, ayant toute sa jeunesse travaillé dans le bâtiment. Il a répondu : « Je suis l’Acteur. » C’était un grand piqué de la tête. J’ai assisté à son spectacle dans un célèbre Institut voué aux soins de ses pairs, où je suppose qu’il est toujours, s’il n’est pas mort. Il n’est pas rare que ces gens-là vivent très vieux. Cette longévité constitue un raffinement, en quelque sorte ; elle épure l’atrocité de leur destin, en l’étirant, tel un fil d’or. On l’avait catalogué catatonique avec brusques et imprévisibles explosions de fureur. Ce qui avait valu à sa photographie l’honneur des journaux. Les membres de sa famille, au sens anatomique, ceux de ses trois petits frères, de ses deux sœurs et de sa mère, cela prit des semaines pour les retrouver un à un, éparpillés dans le jardin jouxtant la maison familiale quelque part près de Rawdon. Il n’était pas ce qu’on appelle un individu fréquentable.
Mais, il était l’Acteur. Il officiait invariablement dans le même décor, celui de la grand-
salle, dite « de séjour », et je dis bien « officier », car il suffisait de l’avoir vu jouer, avec quelle troublante intensité, son immuable spectacle, pour connaître qu’avait lieu là, pour nous, pour lui, quelque chose qui tenait de la dernière hauteur, et du sacré. La grand-salle donc, pour tout décor. Rien que des chaises rivées le long des plinthes, des tables nues boulonnées au plancher, des fenêtres à barreaux par où nul jour n’entrait, d’interminables murs blanc cassé, et rien, nul objet acéré, pas de cendrier, pas de verre en verre, pour titiller l’envie de s’auto-mutiler, courante dans ces milieux. De ce vaste espace, notre homme n’utilisait qu’une portion infime, celle qu’aurait pu occuper un cercueil à la verticale, une cabine téléphonique, si vous préférez. L’Acteur n’était pas le Cabotin, dont nous reparlerons, on comprendra pourquoi ; il n’arpentait pas la scène comme un conquérant avide. Son petit cercueil debout, cela suffisait. Son art prenait sa source et toute sa force dans la contraction, dans l’exercice de la contraction. Je n’ai pu pénétrer dans la salle qu’accompagné du médecin, bien entendu, ainsi que d’un « préposé aux bénéficiaires » au doux visage, aux yeux tranquilles, au gabarit de gorille débonnaire. Il devait s’y trouver, à part nous, une vingtaine de personnes. Certaines rivées aux chaises rivées aux plinthes, certaines aux tables boulonnées au plancher, d’autres parlant entre elles, jouant à la Dame de pique, faisant des blagues, comme si de rien n’était. Je passerai sur la curieuse sensation de se trouver en costume de ville, sans armures et sans armes, au milieu de vingt individus reconnus fous meurtriers. Sans spécifier qui au juste avait fait quoi, le médecin m’avait donné une idée des actes qui vous méritent un séjour toutes dépenses payées dans ce genre d’Institut. Non qu’on s’y sente en danger, c’est autre chose. Une sensation bien curieuse.
L’Acteur se tenait debout dans son coin, le même toujours, invariable. Si on peut appeler debout cette posture qui était le commencement d’une chute, une chute figée dans son amorce, une promesse jamais tenue de chute vers l’avant. La tête était penchée, les épaules ployaient sous un fardeau invisible mais très certainement réel, les genoux avaient fléchi, fléchi, puis s’étaient arrêté en plein fléchissement. Ses mains longues, dénervées, des mains de vieille dame pianiste, tendaient vers le sol, le bout des doigts tremblant d’un tremblement imperceptible de brin d’herbe. Comme si elles avaient voulu touché le sol, mais s’étaient, elles aussi, comme les genoux, arrêtées en chemin. Toute sa personne immobile, sauf cette tremblote. L’anorexie en avait fait un rescapé des camps. Le médecin m’avait dit avec une doucereuse ironie : « Il se nourrit à la philosophe, d’un peu d’à peu près et de presque rien. » (L’ironie était pour moi, qui dans ce temps-là trempait jusqu’au cou dans Spinoza.)