Le fantôme et l’automate. De la reproductibilité technique sur la scène

Le fantôme et l’automate. De la reproductibilité technique sur la scène

Le 25 Juil 2002
Paul Savoie dans LES AVEUGLES de Maurice Maeterlinck, fantasmagorie technologique de Denis Marleau, 2002. Photo Richard-Max Tremblay.
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Article publié pour le numéro
Modernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives ThéâtralesModernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives Théâtrales
73 – 74
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MALGRÉ QUELQUES EXCURSIONS, notam­ment du côté du théâtre roman­tique alle­mand et de la lit­téra­ture québé­coise con­tem­po­raine, Denis Mar­leau n’a cessé de revis­iter l’avant-garde européenne : la pro­to-avant-garde, dans UBU CYCLE (1989) et LES UBS (1991) d’après Jar­ry ; l’avant-garde pro­pre­ment dite, avec CŒUR À GAZ ET AUTRES TEXTES DADA (1981) et LECTURE-SPECTACLE DADA (1984) d’après Tzara et quelques autres, PICASSO-THÉÂTRE et LE DÉSIR ATTRAPÉ PAR LA QUEUE (1985) d’après Picas­so, Stein, Jacob et Apol­li­naire, MERZ OPÉRA (1987) et MERZ VARIÉTÉS (1995) d’après Schwit­ters, LUNA-PARK (1992) d’après, entre autres, Malévitch, Matiou­ch­ine et Kroutcho­nykh et LULU de Wedekind (1996); la néo-avant-garde, dans OULIPO SHOW (1989) d’après Ray­mond Que­neau et les travaux de l’Ouvroir de Lit­téra­ture Poten­tielle, CANTATE GRISE (1990), LA DERNIÈRE BANDE et PAS MOI (1994) de Beck­ett et LA TRAHISON ORALE de Kagel. Le tra­vail récent autour de Maeter­linck (INTÉRIEUR, 2001, et LES AVEUGLES, 2002) fait, lui aus­si, retour sur les orig­ines sym­bol­istes de l’avant-garde. À cela, rien d’étonnant. Déjà, le théâtre est un art à deux étapes, comme le dirait Good­man, qui, pour une large part, con­siste à inter­préter et à réin­ter­préter un réper­toire. Mais surtout, comme bien des arts, le théâtre s’est longtemps défi­ni par l’imi­ta­tion.

Le clas­si­cisme en effet, qui s’est inven­té et con­stam­ment réin­ven­té de l’Antiquité au XIXe siè­cle en pas­sant par la Renais­sance, a placé l’imitation au cœur de sa déf­i­ni­tion de l’art, non seule­ment l’imitation de la nature, de la nature humaine, des corps, des corps en action, mais aus­si l’imitation de la cul­ture, de la cul­ture antique, de la cul­ture clas­sique et néo­clas­sique, l’imitation des Anciens. L’art mod­erne a sou­vent été présen­té comme une pra­tique élaborée con­tre ce pro­gramme clas­sique, c’est-à-dire pré­cisé­ment con­tre l’imitation. Bien des œuvres et des théories mod­ernes, en effet, ont ten­té de décon­stru­ire la nar­ra­tion et la fig­u­ra­tion, le texte et l’image, la représen­ta­tion en général, pour attein­dre à la présence pure. Plusieurs se sont élevées con­tre les règles établies de l’art, con­tre les sujets, les formes et les matéri­aux hérités, pour faire table rase du passé et attein­dre à l’originalité. Par con­traste, l’art post­mod­erne a sou­vent été présen­té comme un retour de l’imitation, de la nar­ra­tion et de l’hypertextualité en lit­téra­ture, de la fig­u­ra­tion et de l’appropriation dans les arts visuels. Mais, en pra­tique, l’art mod­erne n’a jamais vrai­ment cessé d’être tra­vail­lé par l’imitation, bien au con­traire. Déjà, la cri­tique de l’image tra­di­tion­nelle a favorisé l’émergence d’autres types de représen­ta­tions mimé­tiques ou d’analogies, comme l’expression. Ensuite, la cri­tique mod­erne de l’imitation clas­sique des Anciens a sou­vent été accom­plie par le moyen même d’une imi­ta­tion des Anciens, sur un autre ton évidem­ment, non pas sérieux, mais ironique, pour décon­stru­ire la tra­di­tion, par le pas­tiche ou la par­o­die par exem­ple. Ain­si, l’imitation ne finit pas vrai­ment avec l’art mod­erne, ni ne fait retour à l’art post­mod­erne : elle ne cesse d’être pra­tiquée. Au mieux, elle change de modal­ité.

Mais l’affaire se com­plique lorsque l’art mod­erne lui-même et l’avant-garde en par­ti­c­uli­er devi­en­nent l’objet de cette imi­ta­tion, comme c’est le cas dans cer­taines créa­tions du Théâtre Ubu et dans bien des œuvres con­tem­po­raines. En effet, si le clas­si­cisme appelait l’imitation en exigeant une fidél­ité à la tra­di­tion, l’avant-garde peut sem­bler au con­traire la rejeter en appelant à une trahi­son du passé. Et ceux qui voudraient revis­iter l’avant-garde se trou­vent ain­si dans une sit­u­a­tion inten­able, une sorte de dou­ble bind, devant deux options, toutes deux oblig­a­toires, mais égale­ment inter­dites, qui cor­re­spon­dent à deux modes de l’imitation : d’un côté, la recon­duc­tion du pro­gramme de l’avant-garde, qui man­i­feste, dans la trahi­son même de la let­tre des œuvres, une fidél­ité à l’esprit qui les ani­me ; de l’autre, la sim­ple recon­sti­tu­tion his­torique de ses réal­i­sa­tions, qui exige une fidél­ité à la let­tre des œuvres, quitte à en trahir l’esprit. Si les années soix­ante et soix­ante-dix, avec le retour des utopies révo­lu­tion­naires, ont vu pro­lifér­er la pre­mière atti­tude – en la néo-avant-garde –, les années qua­tre- vingts et qua­tre vingt-dix, plus his­tori­cistes, ont net­te­ment priv­ilégié la sec­onde.

Le Théâtre Ubu peut sem­bler con­stam­ment hésiter entre les deux inter­pré­ta­tions. Denis Mar­leau prend sou­vent des lib­ertés avec les œuvres orig­i­nales en leur appli­quant cer­tains procédés même de l’avant-garde, mais son atti­tude à l’égard du passé reste polie : il man­i­feste tou­jours une con­nais­sance savante du con­texte orig­i­nal de pro­duc­tion, qui témoigne d’un grand sens de l’historicité de ces œuvres et de ces procédés. Ici, les textes orig­in­aux peu­vent être frag­men­tés, mais ils sont rarement mod­i­fiés, ils sont générale­ment cités à la let­tre. De même, les spec­ta­cles orig­in­aux ne sont jamais recon­sti­tués à la let­tre, mais ils sont sou­vent cités, cer­taines formes en sont repris­es. Ces frag­ments de textes et de spec­ta­cles peu­vent être rassem­blés dans un col­lage ou un mon­tage de morceaux et de saynètes hétérogènes, mais l’ensemble con­serve générale­ment une grande cohérence esthé­tique. Ils peu­vent être joués, mis en scène et scéno­graphiés autrement, selon des straté­gies de brouil­lage appar­en­tées à celles de l’avant-garde, par un tra­vail sur la dic­tion, la mélodie et le tim­bre, le vol­ume et le rythme, sur l’expression, la gri­mace, le geste et le mou­ve­ment, par des accéléra­tions ou des ralen­tisse­ments, des répéti­tions et des poly­phonies, par les cos­tumes et le décor, par la mise en ques­tion du qua­trième mur ou par quelque médi­a­tion tech­nologique, mais ces inter­pré­ta­tions gar­dent tou­jours une cer­taine affinité avec l’original, une vague cor­re­spon­dance mimé­tique. En ce sens, elles sont rarement anachroniques, elles ont tou­jours une per­ti­nence his­torique. 1

Paul Savoie dans LES AVEUGLES de Maurice Maeterlinck, fantasmagorie technologique de Denis Marleau, 2002. Photo Richard-Max Tremblay.
Paul Savoie dans LES AVEUGLES de Mau­rice Maeter­linck, fan­tas­magorie tech­nologique de Denis Mar­leau, 2002. Pho­to Richard-Max Trem­blay.

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Olivier Asselin
Professeur d'histoire de l’art à l’Université Concordia à Montréal, Olivier Asselin est aussi cinéaste (LA...Plus d'info
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