On apprend à reconnaître les forces sous-jacentes ; on apprend la préhistoire du visible.
On apprend à fouiller les profondeurs, on apprend à mettre à nu.
Paul Klee.
OUTRE LA CRÉATION de PELLÉAS par Lugné-Poe en 1893 et l’expérience de Meyerhold sur TINTAGILES en 1904, on peut affirmer sans risque d’erreur que la troisième grande date dans l’histoire des représentations du théâtre de Maeterlinck est celle de la mise en scène d’INTÉRIEUR par Claude Régy en 1985 (qui fut suivie dix ans plus tard par LA MORT DE TINTAGILES – dont l’impact fut tout aussi considérable –, et qui aurait dû l’être aussi d’un PELLÉAS ET MÉLISANDE en plusieurs langues – mais le projet ne s’est pas réalisé).
Quand Régy décide de monter INTÉRIEUR, pièce lue à l’adolescence à la suite d’un deuil personnel, et dont la force poétique, imaginaire et dramatique lui était revenue à l’occasion de ses mises en scène de Duras, c’est d’abord la forme même de l’œuvre qui le retient. L’intrigue est inexistante (un vieillard doit porter la nouvelle du suicide d’une jeune fille, et n’ose entrer dans la maison de ses parents), les personnages ne sont que des voix ou des silhouettes, leur domaine est la frontière entre la vie et la mort, la parole et le silence, le mouvement et l’immo bilité ; Régy retrouve obscurément ce qui fonde depuis plusieurs années ses propres recherches : un théâtre qui ne soit ni « théâtral » ni « spectaculaire », qui ne cherche pas à nous leurrer avec le « comme si » d’une « re/présen tation» ; un théâtre qui soit traversé de forces invisibles mais que l’on sait pertinemment présentes, un théâtre qui sache relier les différents points de notre espace intérieur, notre avant et notre après (« notre passé et notre avenir » dit Maeterlinck dans LE TRÉSOR DES HUMBLES ), mais aussi le passé et l’avenir de l’humanité tout entière. Lieu improbable, et pour beaucoup insupportable, où le spectateur doit faire face à ce qui point au cœur de la vie, à ce qui résiste dans la mort même qu’il porte en lui et hors de lui. Non pas un théâtre abstrait, mais un théâtre pour ainsi dire décalé, dans la marge de la visibilité quotidienne – décalé c’est-à-dire aussi qui décolle les représentations habituelles de leur support, comme pour voir ce qu’il y a derrière, et la force qui les anime.
INTÉRIEUR met en scène deux espaces, articulés en un dispositif qui est au cœur de la création maeterlinckienne, mais que Régy avait su réinventer avec Duras en montant notamment L’ÉDEN CINÉMA dix ans plus tôt (1977). Dans PELLÉAS déjà (mais aussi dans les ébauches de LA PRINCESSE MALEINE), existait cette séparation entre l’espace de la chambre (chambre obscure du désir et de la mort, chambre noire de l’inconscient) et l’avant-scène de la parole : c’est lorsque Golaud demande au petit Yniold, juché sur ses épaules, de lui raconter ce qui se passe dans cette chambre inaccessible, où se tiennent à tout jamais immobiles, les yeux ouverts, ne se touchant ni se regardant, les amants qu’aucune étreinte ne pourra jamais désunir. Dans INTÉRIEUR, la séparation s’est étendue à toute la pièce : devant, les personnages qui parlent ; au fond, « dans la maison », la famille, muette pour le public qui ne peut l’entendre, mais muette surtout parce qu’il importe qu’elle soit le réceptacle silencieux de la mort. Des morts et des vivants ? Des ombres et des paroles détachées, elles aussi décollées, de ces ombres, paroles qui flottent et nous reviennent sans qu’on puisse savoir d’où ni comment : Je ne travaille pas sur la voix, ni sur le corps. Je ne le fais jamais. Je ne crois ni au travail vocal ni à l’expression corporelle. Mais quand on emmène les gens là où il faut, à l’intérieur d’eux-mêmes, et dans cette relation d’eux-mêmes avec la totalité de l’univers, alors, à ce moment-là il vient dans le corps une autre manière de bouger et dans la voix une autre voix. On ne sait plus d’où vient la voix. Elle vient d’ailleurs. (ESPACES PERDUS, p. 109).