Chœur is queer

Chœur is queer

Réflexions sur la plasticité chorale : François Tanguy et le Théâtre du Radeau, Didier-Georges Gabily, Stanislas Nordey, suivies de notes sur les notions d’ensembles et de violence mimétique dans quelques mises en scène.

Le 13 Oct 2003
PYLADE de Pier Paolo Pasolini, mise en scène de Stanislas Nordey. Photo Marc Enguerand.
PYLADE de Pier Paolo Pasolini, mise en scène de Stanislas Nordey. Photo Marc Enguerand.

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PYLADE de Pier Paolo Pasolini, mise en scène de Stanislas Nordey. Photo Marc Enguerand.
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Article publié pour le numéro
Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
76 – 77
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Ce qui n’est pas corps n’est pas l’Univers ; et l’Univers étant tout, ce qui n’est pas corps est Néant et Sans Lieu.

Thomas Hobbes, LE LÉVIATHAN.

DES VOIX, – une infinie pos­si­bil­ité de dis­posi­tifs vocaux –, voilà ce qui passe à tra­vers la théâ­tral­ité chorale la plus mod­erne. Non pas l’émergence dis­cur­sive, brechti­enne, d’un groupe ou d’une com­mu­nauté iden­ti­fi­able soci­ologique­ment, mais la dis­jonc­tion choral­isée de voix fon­dues (enchaînées) les unes aux autres, dis­séminées par une suite d’altérations, de coupures, de larsen ; que l’on songe aux bouf­fées érup­tives d’amplifications sonores des CANTATES ou d’ORPHÉON du Théâtre du Radeau. C’est une autre théâ­tral­ité qui naît de ces voix éclatées, dis­con­tin­ues, réper­cutées dans des chœurs trans­ver­sale­ment sex­ués, et non plus à tra­vers leur appar­te­nance sociale, à l’exemple de l’indétermination sex­uelle qui régis­sait les mis­es en scène de CALDERON ou de PYLADE, de Stanis­las Nordey. Ces voix chorales réen­gen­drent d’autres corps, recom­posent des cor­poréités dont les gestes, les actes, devi­en­nent des élé­ments musi­caux à part entière, des signes sonores, un bruitisme dans la langue, à par­tir du vers ou du chant poé­tique. C’est une dra­maturgie chorale qui s’effectue à par­tir d’un trans­fert du corps
dans la voix, et d’une incar­na­tion dans le son brut. Une voix matérielle, en quelque sorte, où les corps du chœur n’émettent plus une par­ti­tion unique, mais un assem­blage de con­certs, de « morceaux » où la chair devient sonorités, langue incar­née. On pense à l’acteur nu de VOLE MON DRAGON, que Stanis­las Nordey lançait à tra­vers tout le théâtre, pour en faire vibr­er tous les sons pos­si­bles, à la réso­nance du souf­fle dans la course, aux éclats de réver­béra­tion murale, métallique, qui heur­taient le fra­cas, le bruit sourd d’une barre de fer. La choral­ité était toute entière con­tenue dans cette per­cus­sion physique, puisqu’elle par­ve­nait à extraire du théâtre lui-même, sa voix secrète, néan­moins con­crète, par­lant dans une langue jusqu’alors inaudi­ble. Lorsque le même Stanis­las Nordey réassem­ble les voix chorales qui s’élèvent du plateau, pour les réa­juster aux corps des chanteurs, dans ses mis­es en scène d’opéra, il ne fait pas autre chose. C’est tou­jours cette même façon d’obtenir du chœur qu’une autre forme de corps advi­enne. On pou­vait prédire que le chœur allait muter, c’est à dire « muer », dès les prémiss­es le chœur grec d’ANTIGONE assur­ait que : « Ce qui va advenir est à la fois sans issue et ouvert à toutes les issues, avance et n’avance pas. ». Nous ajouterons que si les dieux ont été chas­sés du monde mod­erne, par analo­gie les voix humaines les ont recueil­lis dans la muta­tion chorale actuelle. Plus encore, si l’on pense comme Aris­tote dans sa POÉTIQUE que : « Ce sont les actes et l’intrigue qui sont le but de la tragédie et le but est la chose la plus impor­tante de toutes. », de même que : « Les moyens les plus impor­tants dont dis­pose la tragédie pour éveiller et élever la psuchè, sont des élé­ments de l’intrigue, à savoir les péripéties et les recon­nais­sances », force est de con­stater que c’est, aujourd’hui, à l’intérieur du chœur, et non plus à l’extérieur, que ces élé­ments se déroulent et se dévoilent. Le théâtre n’avait pas con­nu, depuis longtemps, un sem­blable mou­ve­ment d’affirmation par la néga­tive, retra­vail­lant de l’intérieur la choral­ité civile, la décon­stru­isant, jusqu’à la priv­er de sa référence clas­sique à la Cité Athéni­enne, celle de la Grèce de Péri­clès. De la même manière, il s’agit aus­si d’une rup­ture bru­tale avec l’héritage post-Büch­n­er, du « chœur dis­per­sé en mille réc­its », du chœur défini­tive­ment frag­men­té depuis l’inachèvement de WOYZECK, tel qu’il pou­vait encore se voir, de manière légendaire, dans LUMIÈRES I et II, de Georges Lavau­dant et Jean-Christophe Bail­ly. C’est une dou­ble révo­lu­tion dialec­tique qui s’opère main­tenant, de récupéra­tion-destruc­tion du chœur trag­ique, et de réé­val­u­a­tion de ses moyens à représen­ter l’espace de la démoc­ra­tie. Pour l’étudier, nous aurons besoin ( un peu ) de théories, comme celles qui vont suiv­re, Queer The­o­ry, Oral­ité, Vio­lence mimé­tique, Notions d’ensembles, mais aus­si et surtout d’exemples, qui tous ressor­tiront de la réin­ven­tion d’une choral­ité qui, désor­mais, ne s’aveugle d’aucune inno­cence.

Depuis quelques années, on voit, en effet, la résur- gence d’un chœur impur, prob­lé­ma­tique, ni frag­ment ni emblème. Il fait retour comme un « bar­barisme », mais son rôle épique ou dra­ma­tique se trou­ve totale­ment trans­for­mé par une série de remis­es en cause. Sa générali- sation des iden­tités s’aventure vers des notions beau­coup plus hétérogènes, que l’on peut com­par­er à la manière dont la Queer The­o­ry a pu struc­tur­er les « Dif­férences », en élab­o­rant de nou­velles for­mu­la­tions iden­ti­taires, que le chœur actuel sem­ble illus­tr­er presque terme à terme ; ain­si en lui « le pou­voir est à la fois extérieur au sujet et son lieu même» ; ensuite la choral­ité vue à tra­vers le prisme queer donne l’idée d’un chœur lab­o­ra­toire, ni peu­ple ni masse, mais qui expéri­mente d’autres rap­ports sym­bol­iques, où il s’agirait de « désavouer son pro­pre corps, de le ren­dre Autre, puis d’établir cet Autre comme effet d’autonomie »1. C’est une nou­velle théâ­tral­ité des affects pris dans les rets du pou­voir que le chœur fait sur­gir ; en ce sens la choral­ité passe par des formes inédites de représen­ta­tion, agence d’autres dis­posi­tifs cor­porels, trans­gres­sant les fron­tières, les normes, les dis­ci­plines. Dans la théorie queer, le genre ( social ) de l’individu ne s’identifie plus à son sexe ( biologique ), le corps est le lieu de résis­tance par excel­lence, là où tout se joue du désir et du refoule­ment masochiste, de l’aliénation ; parce qu’il est sans essence, il est une créa­tion, et donc libre de toutes les trans­for­ma­tions, les méta­mor­phoses. À la manière des choreutes du théâtre grec, ces hommes vêtus de longues robes dont seule la couleur indi­quait le rang ou le sexe, la théorie queer dis­tribue autrement la plu­part des repères sex­ués par les codes soci­aux. On retrou­ve là les par­tic­u­lar­ités, de ces « effets de chœurs hors la loi », appar­tenant aux met­teurs en scène qui ont su génér­er une nou­velle choral­ité. C’est à cer­tains d’entre eux que l’on va s’intéresser. Ceux qui se sont éloignés des caté­gories soci­ologiques, nat­u­ral­istes, pour aller vers des notions beau­coup
plus périlleuses d’ensembles vides, de dif­férences trans­sex­uelles, d’assujettissement ren­ver­sé maître/esclave, de rap­ports d’inclusion/exclusion, de sujet neu­tre, de horde frat­ri­cide, de lutte de ces « corps sans autre » comme on pou­vait par­ler jadis de « lutte des class­es » pour les « chœurs pro­lé­taires ». Et la liste est loin d’être close. Le con­traire d’une homogénéi­sa­tion qui ferait con­tre­poids à l’hybris du héros trag­ique, mais comme si l’hybris queer avait fait son entrée dans les lignes de partage qui scindent désor­mais l’unité chorale.

On peut décrire le champ d’extension du domaine du chœur dans cette visée queer, en se référant à des expéri­ences théâ­trales, qui l’ont spa­tial­isé à par­tir d’un rap­port « non-har­monique », décadré et dis­symétrique de la voix au corps. Deux axes en mou­ve­ment, tels des pôles mag­né­tiques, vont venir se heurter, s’aimanter, au gré des mis­es en scène. On les nom­mera en binôme : « le corps-oral­ité » où le chœur fait corps avec le texte, il est l’héritier de l’archaïsme de la Grèce pré­clas­sique (le sac­ri­fice humain ouvrant la MÉDÉE de Pasoli­ni) et du Cor­pus Chris­tique latin2, il est aus­si le chœur Léviathan nour­ris­sant en son sein des nom­bres, des ensem­bles, qui tour à tour lui don­nent vie et le détru­isent, il est le récep­ta­cle de la vio­lence mimé­tique, des meutes, ce sont les logiques de lyn­chage du chœur pasolin­ien, les des­tins sac­ri­fi­ciels, tels que Stanis­las Nordey a pu les met­tre en scène ; c’est Julian dévoré par les porcs dans PORCHERIE, les porcs sont le chœur et le pub­lic est objec­tivé dans la porcherie… et puis il y a son inverse symétrique par la phonolo­gie, – le « chœur ». On l’identifie dans un spec­ta­cle tel que CANTATES, où les voix, la sonori­sa­tion, les ampli­tudes musi­cales, broyées, écrasées dans les hau­teurs de vol­ume, s’autonomisent par rap­port au corps. La bande sonore n’appartient plus à l’acteur, elle devient opéra­tique, ce sont des « effets play-back », des « effets feed­back » quand le corps est soudain mod­élisé par le retour son. – Le « chœur » invente une post­syn­chroni- sation pour le théâtre ; la choral­ité devient une affaire de mix­age du vocal et du son dans une dis­tan­ci­a­tion d’avec l’action. Il faudrait d’autres développe­ments, plus longs, pour inven­to­ri­er toutes les procé­dures du « chœur », voix dif­férées, n’arrivant qu’une fois le geste com­mencé ou ter­miné, pan­tomime d’un son qui ne cor­re­spond à rien de ce que l’on voit sur scène3. Proche de l’opéra, mais en con­den­sa­tion, réduc­tion, abra­sion, du matéri­au musi­cal, choral. Le « chœur » a démem­bré le texte d’un point de vue unique­ment sonore, il lui a don­né une logique eucharis­tique et musi­cale (on pense aux chœurs gré­goriens), au sens où il s’agit pour le chœur d’être avant tout une « chorale », un chant du tou­jours plus mul­ti­ple, de l’infiniment minori­taire, de l’enclave qui tend à l’ouverture d’un espace par l’unique force de ses inten­sités vocales ; il est la pro­duc­tion d’un chœur, spa­tial­isé sans lieu fixe, tourné con­tre la Loi, L’État, l’Imperi­um ; il se déter­ri­to­ri­alise à mesure qu’il se forme, « le nomade est là, sur la terre, chaque fois que se forme un espace lisse qui ronge et tend à croître en toutes direc­tions » comme le dit Deleuze4. Ce chœur, cir­cule de campe­ments en campe­ments, par décen­trement cir­cu­laire de sa ligne de fuite, sa man­i­fes­ta­tion prin­ci­pale est avant tout une con­den­sa­tion de moyens pau­vres, sub­sti­tu­ant l’usage à toute valeur d’échange, préférant aux grandes formes ora­toires, les ritour­nelles, le mineur ; ceci au prof­it d’un éclate­ment con­cen­tré dans des vari­ables, des zones inter­mé­di­aires, dans tout ce qui est « entre » les choses, les êtres ; ce « cor­ral » n’a donc ni fron­tière ni clô­ture.

On aura recon­nu ici la choral­ité foraine, les inter­mez­zo du Théâtre du Radeau, dont le chœur ne représente rien d’autre que ce qui n’est pas là et qui pour­tant per­siste dans sa présence, « le peu­ple qui manque », « le ter­ri­toire qui devient désert ou steppe », « là où le silence bruit », « la trace du dieu mort ». Ce sont des agence­ments optiques, de gestes, de voix, qui tra­versent le chœur avec l’arrivée de la ritour­nelle ; des agence­ments qui refusent le dis­cours, son impo­si­tion comme coerci­tion par le sens, d’où par­fois l’usage savant du vacarme sonore pour détru­ire l’assignation à un sens sur­plom­bant. Depuis l’inaugural CHANT DU BOUC, en référence à l’origine mythique de la tragédie, en pas­sant par les voix inaudi­bles, étouf­fées, mys­térieuse­ment mur­murées, dans un idiome incon­nu de CHORAL, et plus récem­ment encore les hymnes en com­pres­sion explo­sive, sonore de CANTATES ; il s’agit tou­jours de don­ner chœur à ce qui refuse de s’ériger en tant que pou­voir dom­i­nant, à ce qui vit dans les limbes d’avant le lan­gage du pou­voir. Il faudrait évo­quer le mes­sian­isme pro­pre à la choral­ité du Théâtre du Radeau, on peut la syn­thé­tis­er par l’idée d’une tem­po­ral­ité tou­jours en reste, en ce sens où le philosophe Gior­gio Agam­ben peut écrire de cette tem­po­ral­ité : « Le reste mes­sian­ique excède de manière irrémé­di­a­ble le tout escha­tologique, il est l’insauvable qui rend pos­si­ble le salut », et plus loin : « Ce reste est la fig­ure que prend le peu­ple dans l’instance déci­sive – et il est, en tant que tel, le seul sujet poli­tique réel. »5. On est donc loin du chœur antique dis­tribuant les indi­vidus dans l’espace fer­mé de sa polis, mais dans une décon­struc­tri­on des organ­ismes qui pré­ten­dent régir ( poli­tique­ment ) tous ceux qui ont « don­né » ou « per­du » leurs voix. On com­prend bien en quoi le « corps-oral­ité » peut se reli­er au « chœur », et com­ment il s’en dis­tingue rad­i­cale­ment ; puisque le pre­mier cherche à exis­ter dans le sys­tème en faisant corps avec lui, quitte à le fis­sur­er de l’intérieur, alors que le « chœur » tente d’échapper à l’emprise d’un lieu défi­ni, d’une géo­gra­phie ter­ri­to­ri­ale, d’une insti­tu­tion.

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Yan Ciret
Yan Ciret est critique et essayiste. Il a publié récemment CHRONIQUES DE LA SCÈNE DU...Plus d'info
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