QU’EST-CE AU JUSTE, que la « choralité » ? Renvoyant sémantiquement à un objet résiduel, s’offrant à la pensée comme l’effet fantôme du chœur, le mot suggère d’être abordé en tenant compte de sa part négative, tant il semble désigner ce qui reste du chœur quand le chœur n’y est plus. En d’autres termes, relèverait de la choralité ce qui, a minima, correspond aux quatre sèmes fondamentaux propres au chœur : la pluralité (à distinguer du collectif par le fait qu’elle peut désigner une intériorité subjective travaillée par la dissémination), l’hétérogène (par le caractère contradictoire de ses fonctions, qui se traduisent formellement par une langue où épique et lyrique coexistent très étroitement), l’irreprésentable (le chœur résiste à la représentation et modifie de diverses façons son régime, notamment le rapport à l’espace-temps et dans sa façon de modifier le rapport d’interlocution, frayant une voie médiane entre le dialogique et le monologique ) ; une capacité à produire du lien (le chœur lie la scène à ce qui la cerne – par métaphore, à un grand autre ou, par métonymie, à la salle). On propose, même provisoirement, de limiter ici à ces quatre sèmes fondamentaux du chœur ce qui relèverait de la choralité dans un spectacle théâtral : cette dernière se rapporterait donc à un effet choral (touchant au rapport scène – extérieur), émis par une instance chorale (plurielle et hétérogène), constituant de fait un écart par rapport à un régime donné de représentation. L’un des bénéfices à tirer de ce concept – opérateur est qu’il peut permettre d’approcher les modalités de représentation, dans le domaine du spectacle, de ce que Jean-Luc Nancy a pu tenter de cerner, dans le champ philosophique, de « la » communauté aujourd’hui.
RWANDA 94 projette à nouveau aujourd’hui la question du chœur et de la choralité et, par-delà, de la représentation de la communauté, au cœur des interro- gations que pose l’esthétique théâtrale contemporaine. On envisagera ici ce spectacle sous l’angle de la choralité telle que définie ci-dessus, c’est-à-dire au sens de ce qui regarde les conditions de possibilité de représentation de la communauté, entendue d’abord, ainsi que l’article défini l’indique, comme la constellation de sens qui peut constituer l’en commun : ce qui soutient une pensée de la sociation (association / dissociation)1, articulée au couple mémoire — oubli comme condition de cet en commun2. On choisit d’observer les solutions formelles qu’offre ce spectacle dans la stricte perspective de l’espace de l’en-commun qu’il postule et dessine.
Tout commence par le propos programmatique du sous-titre. RWANDA 94 offre de faire acte de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants3. Le Groupov précisant qu’il s’agit là d’une tentative, place l’œuvre dans la tradition formelle, ouverte et expérimentale, de l’essai théâtral. La référence explicite à la psychanalyse permet d’inférer qu’une attention particulière sera accordée au libre jeu des formes et aux associations qu’elles pourront contribuer à produire chez le spectateur : en tout cas, que tout ne sera pas contrôlé par la raison. S’il s’agit d’un acte de réparation au sens que lui donne Mélanie Klein, le Groupov proposerait donc un spectacle visant à symboliquement redonner vie à ce qui a été tué, à rendre à l’objet d’amour son intégrité suite à sa destruction dont le sujet se considère responsable4. On conviendra qu’il ne saurait être question d’une réparation qui prenne en charge le génocide rwandais en tant que tel – qui est l’irréparable même. À la réparation selon le Groupov est assignée une double destination : à l’égard des victimes mortes dont l’humanité entretient la mémoire d’une part, et envers les vivants, dont il est souhaité qu’ils fassent « usage » de cette réparation, d’autre part. Ce spectacle qui proclame et assume ouvertement sa visée réparatrice, avec les risques que comporte ce projet, est issu d’un sentiment de « révolte » devant l’attitude de passivité de la communauté internationale et des médias : la charge dénonciatrice y sera centrale. Le spectacle délimite trois groupes humains impliqués dans l’événement : victimes, coupables et responsables – à l’évidence, c’est à l’usage de ces derniers qu’est destinée l’entreprise de réparation. De ce fait, les spectateurs réels ne formeraient qu’une infime partie d’un groupe de « destinataires par contumace ».
Trois catégories de destinataires peuvent être distinguées : le cercle des coupables, les « bourreaux » directement impliqués dans les crimes ; celui, malaisément différencié du premier, des responsables directs ( membres de gouvernements occidentaux, d’organisations internationales ( ONU ), dignitaires religieux ) ; celui enfin des responsables, est constitué par la société civile occidentale en tant qu’héritière du passé colonial, les médias du monde entier, et l’opinion publique mondiale restée largement passive avant et durant les événements.
C’est à ces deux derniers cercles de responsables que s’adresse Yolande Mukagasana, la survivante, qui ouvre le spectacle par le récit de sa propre histoire, à l’issue de laquelle elle élargit les destinataires de son discours à l’humanité tout entière : quiconque ne veut prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est complice des bourreaux, énonce-t-elle. En définitive, le destinataire principal du discours de Yolande est d’abord celui qui n’a pas voulu ou pas pu savoir, celui qui ne veut pas ou ne peut pas savoir.
Dès lors, la réparation passera d’abord par un travail d’information. Le spectacle propose, dans et par le régime de la fiction, un remède au mal qu’il dénonce. Madame Bee Bee Bee, figure chorale placée au centre du dispositif fictionnel de RWANDA 94 joue un rôle clé dans ce processus propédeutique. Cette journaliste qui cherche à savoir et comprendre fait figure de déléguée du « spectateur idéal » à quoi Schlegel identifiait le chœur : « défenseur des intérêts de l’humanité », et représentant des aspirations, croyances et mentalités du spectateur réel. Par l’intermédiaire de l’enquête fictive qu’elle mène, les pièces du dossier vont s’accumuler devant le spectateur, dans un ordre aléatoire : conférence, images documentaires muettes du génocide, cauchemars de la journaliste, parodie d’Hamlet, figures démesurées et monstrueuses (masques de hyènes, marionnettes géantes) convoquant tour à tour diverses représentations fictionnelles de responsables du génocide. C’est au spectateur de procéder à l’organisation de ce matériau, la conférence, temps fort de la phase explicative du génocide, étant prise dans ce tissu de fiction. Madame Bee Bee Bee permet donc que soient exposés devant les spectateurs un certain nombre d’éléments indiciaires qui guideront le spectateur dans son enquête. Son statut de présentatrice justifie sa position frontale (elle fait constamment face au spectateur, y compris lorsque derrière elle les images du génocide sont projetées). Dans le régime de fiction, sa figure assure l’unification des éléments hétérogènes du spectacle et permet d’assigner une cohérence de surface à un geste esthétique qui relève fondamentalement du collage et du montage : celui de l’accumulation des pièces de l’enquête.
Mais il y a plus : cette « souveraine » de l’empire médiatique5 est préoccupée de ce qu’elle appelle la justice :
Moi Bee Bee Bee, / que la presse spécialisée nomme « l’ange intraitable » /
Parce que d’une main je tiens une opinion, / et de l’autre main une autre opinion /
Et qu’en conscience je soupèse l’une et l’autre / pour que de ce mouvement impartial naisse la vérité, / Moi Bee Bee Bee, / qui soigne mes mots et ma mine pour dire à tous ceux qui m’écoutent : tels sont les faits mes amis, en conséquence faites votre jugement.6
La conception que Madame Bee Bee Bee expose de la justice – qu’elle confond avec l’éthique médiatique : impartialité et présentation objective des faits – permet que surgisse une modalité de la vérité : celle des images brutes, de l’analyse historique, des témoignages, voire du délire par l’exhibition des « visions » de la journaliste. Par elle, le spectateur est exposé à la vérité des faits têtus, présentée comme une variante de ce que Paul Ricoeur nomme la vérité fidélité : celle des événements qui offrent au spectateur la possibilité de faire acte de mémoire. Un acte de participation, sinon de réparation, sera rendu possible par une opération de reconstitution mentale à partir d’un donné dramatique aléatoire et dispersé, régi par un dispositif choral.
Mais le spectacle ne se limite pas à proposer cet effort de récollection en quoi consiste l’acte de mémoire. Il y ajoute la problématique morale de la fidélité — justice au sens que Ricoeur donne au fait de rendre justice, non pas aux événements du passé, mais à ses protagonistes7. C’est le chœur des morts qui sera investi de cette fonction qui revêtira la forme de la dénonciation et du thrène : la litanie des « diront-ils », d’une part, la « cantate de Bisesero » d’autre part, exposent cette seconde modalité de la vérité.
C’est de ces deux modalités – vérités des faits et de l’hommage rendu aux disparus – qu’émerge l’impératif de justice, dont le contenu demeure informulé : RWANDA 94 ne propose aucune solution pratique, n’offre aucune clé fiable. C’est que le spectacle ne fait stricto sensu pas plus acte réel de réparation qu’il ne rend réellement justice : il appelle à la réparation et à la justice, rejoignant ainsi le rôle dévolu aux chœurs tragiques grecs. La fiction dramatique de RWANDA 94 étant ainsi noyautée de choralité, disséminée formellement par le geste du montage, la place dévolue à l’acteur tragique ou comique demeure vacante – raison pour laquelle le spectateur est si continûment sollicité, interpellé, par les participants au spectacle qui s’adressent directement à lui. C’est autour d’un lieu vide que s’organise la dramaturgie chorale de RWANDA 94.
Les trois propos fondamentaux du spectacle conditionnent donc sa forme : dénoncer, informer et célébrer, dans l’optique du Groupov, conduisent à inventer un nouveau mode de théâtre politique, qui rappelle les propositions piscatoriennes et brechtiennes, mais s’en éloigne notamment par la référence ouverte à la psychanalyse et la prise en charge par le spectacle de la dimension de l’intériorité subjective. Dans cette forme, la parole articulée est concurrencée par l’image, le chant, la musique, chaque élément du spectacle étant investi d’une fonction propre. Dans les trois cas, il est fait recours à toutes les ressources de l’interlocution. Pour servir l’explication, le discours est fortement argumentatif, organisé sous la forme de la conférence qui exclut le dialogique. Pour porter la dénonciation, c’est la forme de la question qui sera choisie : la troisième partie reprend anaphoriquement la question « diront-ils que…», martelant ainsi la nécessité de lutter contre l’oubli. Mais cette question demeure sans réponse, puisqu’elle est adressée aux spectateurs eux-mêmes. Ces deux procédés sont exemplaires de l’effet de choralité qui régit la relation scène – salle : substituant au système dialogique un dispositif choral, le locuteur s’adresse directement au spectateur, retrouvant le geste frontal de la parabase. Le spectacle réactualise ainsi une fonction dévolue au chœur de l’antique comédie, celle du porte-parole, placée ici au service d’une esthétique comminatoire de l’incitation à répondre.
C’est en effet sur la systématique interpellation des spectateurs, conduisant jusqu’à l’envahissement de la salle par la scène, que fonctionne le spectacle, mais aussi sur une répartition des voix, une alternance du chant, de la parole, du témoignage. RWANDA 94 est exemplaire d’une dramaturgie dont toutes les figures marquées au coin de la choralité, composent un spectacle aux instances mobiles qui s’apparente à un monstre chargé de fureur dramatique.