Trauerspiel-Playtime. Le chœur dialectiquement démembré du Radeau

Trauerspiel-Playtime. Le chœur dialectiquement démembré du Radeau

Le 15 Oct 2003
CHANT DU BOUC, mise en scène de François Tanguy. Photo Didier Goldschmidt.
CHANT DU BOUC, mise en scène de François Tanguy. Photo Didier Goldschmidt.

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CHANT DU BOUC, mise en scène de François Tanguy. Photo Didier Goldschmidt.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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« Ici il n’y a que du théâtre et dans sa forme pour­rait-on dire presque archaïque à traits coupants »

François Tan­guy, Pro­gramme des CANTATES, 2001.

LE THÉÂTRE DU RADEAU n’est pas un « théâtre choral » au sens où l’on entend ordi­naire­ment ce terme ; on pour­rait même le croire son exact opposé. Lorsque le Théâtre du Soleil a accueil­li la reprise des CANTATES à la fin de l’année 2001, les spec­ta­teurs fidèles au tra­vail d’Ariane Mnouchkine ont été chaleureuse­ment invités à aller décou­vrir le spec­ta­cle, mais aus­si aver­tis, dans le même mes­sage, que la forme artis­tique pro­posée était très dif­férente de celle dont ils avaient l’habitude. S’il pou­vait y avoir mal­donne, c’est que, pour ten­ter d’évoquer l’originalité de la troupe ani­mée par François Tan­guy, on recourt sou­vent au reg­istre de la choral­ité, décliné en trois thé­ma­tiques. Esthé­tique : les cri­tiques, même les plus sévères, admirent le « chœur » des comé­di­ens. Sociale : la troupe – dont l’existence elle-même a quelque chose de « choral » – est active­ment engagée dans la vie poli­tique (nationale et inter­na­tionale); on évoque le théâtre grec et le rap­port à la Cité. Philosophique : l’idée de la com­mu­nauté fait l’objet d’une réflex­ion per­ma­nente et d’une refor­mu­la­tion dans les textes de François Tan­guy. L’organisation de la vie du Radeau (la Fonderie, le Campe­ment) témoigne d’un souci de ren­con­tres. La ques­tion « Com­ment vivre ensem­ble ? » était dev­enue une sorte de sous-titre ou un exer­gue offi­cieux du spec­ta­cle CHORAL.

Sur le plan théâ­tral, le hia­tus est patent. Alors que le « théâtre choral » se fonde sur le car­ac­tère tout uni­ment posi­tif de la dimen­sion col­lec­tive, sur la scène et hors de la scène, et s’organise en une adresse, une ouver­ture de groupe à groupe, les spec­ta­cles du Radeau sont scénique­ment énig­ma­tiques et ne visent jamais le pub­lic en tant qu’ensemble con­nu d’avance (la méfi­ance pour les images s’étend à celles con­cer­nant l’identité de l’auditoire). « Ce n’est pas dans l’individu mais dans le chœur que réside la vérité » : la célèbre phrase de Kaf­ka fréquem­ment évo­quée à pro­pos de CHORAL, créa­tion nour­rie entre toutes par l’écriture kafkaïenne, n’a pas tou­jours été com­prise. Elle n’est pas un éloge du chœur, un choix sim­ple du chœur con­tre l’individu. Elle énonce un con­stat, trag­ique, refor­mulé et éclairé par Marthe Robert dans l’introduction de l’édition française du Jour­nal : « Si la vérité est con­tenue dans l’indissoluble unité du monde humain, hors duquel la vie est absurde et morcelée, l’individu seul n’a pas d’existence vraie, l’isolement n’est qu’une folie, la soli­tude n’est qu’un refuge trompeur, une fuite devant les respon­s­abil­ités de la vie. » Parce que seule l’autonomie, per­son­nelle, sin­gulière, per­met de créer et de vivre autre chose qu’un sem­blant de vie, la tâche – épuisante – du poète con­sis­tera à « faire […] un pont entre sa sin­gu­lar­ité et le com­mun des hommes1 ». Cette ten­sion est con­sti­tu­tive de la poé­tique du Radeau pour qui le spec­ta­teur n’est pas moins qu’un poète. Elle se lit dans l’histoire déjà longue de ses formes, les réal­i­sa­tions nais­sant les unes des autres par accroisse­ment du sin­guli­er à par­tir d’une base de plus en plus com­mune. Ce qui dans ce tra­vail pour­ra être « choral » ne se rat­tachera donc à aucune évi­dence de for­ma­tion com­mu­nau­taire, mais, d’une façon plus tour­men­tée, plus laborieuse, plus néga­tive, à l’entêtement dans l’idée selon laque­lle le théâtre est le pre­mier et dernier lieu à réu­nir des soli­tudes qu’il aura d’abord sus­citées.

Les élé­ments d’une poé­tique chorale

La façon dont l’aventure du Radeau a été tra­ver­sée par le motif de la choral­ité est lis­i­ble dans la suite des titres de spec­ta­cles : 1991, CHANT DU BOUC (développe­ment éty­mologique du mot tragoidia ; tragoi­dos sig­ni­fie « mem­bre d’un chœur trag­ique »); 1994, CHORAL (mot où jouent plusieurs mots : un choral [« chant religieux », « com­po­si­tion pour orgue, clavecin, etc. sur le thème d’un choral »], une chorale, [un élé­ment] choral); 1998, ORPHÉON (autre jeu, effet de dou­ble sens : société de chant ama­teur, et rap­pel de la lyre d’Orphée); 2001, LES CANTATES (can­tate : « quelque chose qui se chante », « air à une ou plusieurs voix, avec accom­pa­g­ne­ment d’instruments », « prédi­ca­tion en musique »). À par­tir de cette sim­ple décli­nai­son du thème, deux phénomènes peu­vent être soulignés : l’approche remar­quable­ment con­crète de la notion ; le déplace­ment sen­si­ble du champ théâ­tral orig­inel vers le champ musi­cal.

Une autre marge pour la scène

Dans les textes rédigés autour de CHANT DU BOUC, dans le réseau des ter­mes alors util­isés, le mot « chœur » lui-même n’apparaît pas. « Veilleur, guet­teur, acteur, spec­ta­teur » : dans le texte écrit par F. Tan­guy pour le Théâtre de la Bastille, les échanges entre scène et salle s’effectuent sans le tiers clas­sique et disponible qu’est ailleurs le groupe des choreutes. Pour­tant, plus que le terme « tragédie », l’expression CHANT DU BOUC com­porte, avec le rap­pel prosaïque de la musique la plus sim­ple (le chant), une allu­sion à Dionysos. Étant don­né la place qu’occupe chez François Tan­guy l’œuvre de Niet­zsche, dont les mots, le ton, le lyrisme passent et repassent dans les spec­ta­cles, portés par de toutes petites voix ou de grands organes ora­teurs, le choix de cette périphrase appa­raît comme une référence à LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE. Mais dans l’intitulé choisi, la « nais­sance » a dis­paru, le temps chronologique de la genèse et de la crise est comme résor­bé en une métaphore prim­i­tive et atem­porelle. Ici le chant lui-même est le lieu du trag­ique, sans dis­tinc­tion chœur/non-chœur. Dans le spec­ta­cle, le seul dont le titre fait référence à une choral­ité archéologique, il ne s’agit jamais de penser, de dégager, de réin­ven­ter un chœur au sens scénique, un chœur qui occu­perait par exem­ple dans l’aire de jeu une sorte d’entre-deux spa­tial réservé ou qui jouerait à l’attroupement. Il ne peut s’agir de cela parce qu’il n’y a pas de scène fixe. La recherche porte pré­cisé­ment sur la déf­i­ni­tion – ou l’indéfinition – d’une prove­nance non théâ­trale des voix (« théâtre » désigne ici le théâtre majori­taire, un lieu de rit­uels cul­turels). D’une prove­nance non théâ­trale des mots. Ain­si com­mence CHANT DU BOUC : « un type qui s’encastre et qui jette à tra­vers sa tête l’encombrement de l’encastrement. […] Propul­sion de la fic­tion du temps, de la parole, de l’être. Ça com­mence, ça s’encastre, et en même temps, c’est une scène mobile. Ça pousse, ça s’articule. […]2. » Comme si tout pre­nait forme à par­tir du dehors. Dans le texte du pro­gramme déjà cité, appa­raît la notion de « gué » de la scène, pas­sage qui pour­rait être l’emplacement du chœur – mais il faut renon­cer à cette topogra­phie et con­cevoir un autre espace : le texte proféré est le poème de Par­ménide ; ce qui entre dans le théâtre et, ce faisant, le con­stitue, n’est pas de nature dra­ma­tique, ni une réplique d’acteur ni une stro­phe pour choreutes, car le Poème relève d’une autre poé­tique (une ten­ta­tive de retra­duc­tion de l’AGAMEMNON avait été engagée dans l’esprit de cet effort-là, mais elle n’avait pas abouti ; on enten­dra les mots d’Eschyle en grec ancien). Cette choral­ité inspirée par la Grèce se passe du mod­èle du khoros. C’est ailleurs qu’est cher­ché le seuil de la scène.

Dans les créa­tions ultérieures, les textes de type choral ne seront jamais dits par des voix accordées. Tou­jours des réc­i­tants soli­taires se lèvent, se retour­nent, sont face à nous, s’avancent, par­lent comme de pro­fil. Inverse­ment, les per­son­nages – qui vis­i­tent par­fois ce théâtre – n’ont pas de voix indi­vidu­elle. Par exem­ple, l’énonciateur de la tirade sur Pri­am ( réc­itée par Ham­let, puis par le Comé­di­en dans la tragédie de Shake­speare) insérée dans la « suite lyrique » d’ORPHÉON : Jean-Louis Coulloc’h, un grand jupon passé sur son cos­tume d’homme, le vis­age passé au blanc, coif­fé du même haut-de-forme de revue défraîchi que Rosen­crantz et Guilden­stern (Erik Gerken, Pierre Mar­tin), mime une proféra­tion expres­sion­niste et agitée, tan­dis que sa voix s’égosille – en fait, une voix enreg­istrée qui est celle de François Tan­guy, saisie dans une répéti­tion alors qu’il dis­ait âpre­ment cette sorte d’aria shake­spearien, forçant sa voix jusqu’à l’extrême, la 8e sym­phonie de Chostakovitch dif­fusée à fond dans son casque (le spec­ta­teur sent l’étrangeté, ne devine pas ce qui la cause). Ophélie, jouée par Lau­rence Chable, est elle-même un jeu de fan­tômes, dont peut-être celui d’Ôno.

LES CANTATES com­por­tent un texte pour choreutes : un extrait du pre­mier stasi­mon d’ANTIGONE. La façon dont il ne se dis­tingue pas des autres matéri­aux lit­téraires (Coleridge, Dante, Plu­tar­que, Rilke…) mon­tre à quel point l’effort d’anonymat con­cerne l’ensemble de l’énoncia- tion, effort tou­jours porté par une fig­ure unique. Ce qui se sub­stitue au chœur est un relais de coryphées.

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Marie-Madeleine Mervant-Roux
Marie-Madeleine Mervant-Roux, chercheur au CNRS (Laras), prépare actuellement un volume des «Voies de la création...Plus d'info
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