« Ici il n’y a que du théâtre et dans sa forme pourrait-on dire presque archaïque à traits coupants »
François Tanguy, Programme des CANTATES, 2001.
LE THÉÂTRE DU RADEAU n’est pas un « théâtre choral » au sens où l’on entend ordinairement ce terme ; on pourrait même le croire son exact opposé. Lorsque le Théâtre du Soleil a accueilli la reprise des CANTATES à la fin de l’année 2001, les spectateurs fidèles au travail d’Ariane Mnouchkine ont été chaleureusement invités à aller découvrir le spectacle, mais aussi avertis, dans le même message, que la forme artistique proposée était très différente de celle dont ils avaient l’habitude. S’il pouvait y avoir maldonne, c’est que, pour tenter d’évoquer l’originalité de la troupe animée par François Tanguy, on recourt souvent au registre de la choralité, décliné en trois thématiques. Esthétique : les critiques, même les plus sévères, admirent le « chœur » des comédiens. Sociale : la troupe – dont l’existence elle-même a quelque chose de « choral » – est activement engagée dans la vie politique (nationale et internationale); on évoque le théâtre grec et le rapport à la Cité. Philosophique : l’idée de la communauté fait l’objet d’une réflexion permanente et d’une reformulation dans les textes de François Tanguy. L’organisation de la vie du Radeau (la Fonderie, le Campement) témoigne d’un souci de rencontres. La question « Comment vivre ensemble ? » était devenue une sorte de sous-titre ou un exergue officieux du spectacle CHORAL.
Sur le plan théâtral, le hiatus est patent. Alors que le « théâtre choral » se fonde sur le caractère tout uniment positif de la dimension collective, sur la scène et hors de la scène, et s’organise en une adresse, une ouverture de groupe à groupe, les spectacles du Radeau sont scéniquement énigmatiques et ne visent jamais le public en tant qu’ensemble connu d’avance (la méfiance pour les images s’étend à celles concernant l’identité de l’auditoire). « Ce n’est pas dans l’individu mais dans le chœur que réside la vérité » : la célèbre phrase de Kafka fréquemment évoquée à propos de CHORAL, création nourrie entre toutes par l’écriture kafkaïenne, n’a pas toujours été comprise. Elle n’est pas un éloge du chœur, un choix simple du chœur contre l’individu. Elle énonce un constat, tragique, reformulé et éclairé par Marthe Robert dans l’introduction de l’édition française du Journal : « Si la vérité est contenue dans l’indissoluble unité du monde humain, hors duquel la vie est absurde et morcelée, l’individu seul n’a pas d’existence vraie, l’isolement n’est qu’une folie, la solitude n’est qu’un refuge trompeur, une fuite devant les responsabilités de la vie. » Parce que seule l’autonomie, personnelle, singulière, permet de créer et de vivre autre chose qu’un semblant de vie, la tâche – épuisante – du poète consistera à « faire […] un pont entre sa singularité et le commun des hommes1 ». Cette tension est constitutive de la poétique du Radeau pour qui le spectateur n’est pas moins qu’un poète. Elle se lit dans l’histoire déjà longue de ses formes, les réalisations naissant les unes des autres par accroissement du singulier à partir d’une base de plus en plus commune. Ce qui dans ce travail pourra être « choral » ne se rattachera donc à aucune évidence de formation communautaire, mais, d’une façon plus tourmentée, plus laborieuse, plus négative, à l’entêtement dans l’idée selon laquelle le théâtre est le premier et dernier lieu à réunir des solitudes qu’il aura d’abord suscitées.
Les éléments d’une poétique chorale
La façon dont l’aventure du Radeau a été traversée par le motif de la choralité est lisible dans la suite des titres de spectacles : 1991, CHANT DU BOUC (développement étymologique du mot tragoidia ; tragoidos signifie « membre d’un chœur tragique »); 1994, CHORAL (mot où jouent plusieurs mots : un choral [« chant religieux », « composition pour orgue, clavecin, etc. sur le thème d’un choral »], une chorale, [un élément] choral); 1998, ORPHÉON (autre jeu, effet de double sens : société de chant amateur, et rappel de la lyre d’Orphée); 2001, LES CANTATES (cantate : « quelque chose qui se chante », « air à une ou plusieurs voix, avec accompagnement d’instruments », « prédication en musique »). À partir de cette simple déclinaison du thème, deux phénomènes peuvent être soulignés : l’approche remarquablement concrète de la notion ; le déplacement sensible du champ théâtral originel vers le champ musical.
Une autre marge pour la scène
Dans les textes rédigés autour de CHANT DU BOUC, dans le réseau des termes alors utilisés, le mot « chœur » lui-même n’apparaît pas. « Veilleur, guetteur, acteur, spectateur » : dans le texte écrit par F. Tanguy pour le Théâtre de la Bastille, les échanges entre scène et salle s’effectuent sans le tiers classique et disponible qu’est ailleurs le groupe des choreutes. Pourtant, plus que le terme « tragédie », l’expression CHANT DU BOUC comporte, avec le rappel prosaïque de la musique la plus simple (le chant), une allusion à Dionysos. Étant donné la place qu’occupe chez François Tanguy l’œuvre de Nietzsche, dont les mots, le ton, le lyrisme passent et repassent dans les spectacles, portés par de toutes petites voix ou de grands organes orateurs, le choix de cette périphrase apparaît comme une référence à LA NAISSANCE DE LA TRAGÉDIE. Mais dans l’intitulé choisi, la « naissance » a disparu, le temps chronologique de la genèse et de la crise est comme résorbé en une métaphore primitive et atemporelle. Ici le chant lui-même est le lieu du tragique, sans distinction chœur/non-chœur. Dans le spectacle, le seul dont le titre fait référence à une choralité archéologique, il ne s’agit jamais de penser, de dégager, de réinventer un chœur au sens scénique, un chœur qui occuperait par exemple dans l’aire de jeu une sorte d’entre-deux spatial réservé ou qui jouerait à l’attroupement. Il ne peut s’agir de cela parce qu’il n’y a pas de scène fixe. La recherche porte précisément sur la définition – ou l’indéfinition – d’une provenance non théâtrale des voix (« théâtre » désigne ici le théâtre majoritaire, un lieu de rituels culturels). D’une provenance non théâtrale des mots. Ainsi commence CHANT DU BOUC : « un type qui s’encastre et qui jette à travers sa tête l’encombrement de l’encastrement. […] Propulsion de la fiction du temps, de la parole, de l’être. Ça commence, ça s’encastre, et en même temps, c’est une scène mobile. Ça pousse, ça s’articule. […]2. » Comme si tout prenait forme à partir du dehors. Dans le texte du programme déjà cité, apparaît la notion de « gué » de la scène, passage qui pourrait être l’emplacement du chœur – mais il faut renoncer à cette topographie et concevoir un autre espace : le texte proféré est le poème de Parménide ; ce qui entre dans le théâtre et, ce faisant, le constitue, n’est pas de nature dramatique, ni une réplique d’acteur ni une strophe pour choreutes, car le Poème relève d’une autre poétique (une tentative de retraduction de l’AGAMEMNON avait été engagée dans l’esprit de cet effort-là, mais elle n’avait pas abouti ; on entendra les mots d’Eschyle en grec ancien). Cette choralité inspirée par la Grèce se passe du modèle du khoros. C’est ailleurs qu’est cherché le seuil de la scène.
Dans les créations ultérieures, les textes de type choral ne seront jamais dits par des voix accordées. Toujours des récitants solitaires se lèvent, se retournent, sont face à nous, s’avancent, parlent comme de profil. Inversement, les personnages – qui visitent parfois ce théâtre – n’ont pas de voix individuelle. Par exemple, l’énonciateur de la tirade sur Priam ( récitée par Hamlet, puis par le Comédien dans la tragédie de Shakespeare) insérée dans la « suite lyrique » d’ORPHÉON : Jean-Louis Coulloc’h, un grand jupon passé sur son costume d’homme, le visage passé au blanc, coiffé du même haut-de-forme de revue défraîchi que Rosencrantz et Guildenstern (Erik Gerken, Pierre Martin), mime une profération expressionniste et agitée, tandis que sa voix s’égosille – en fait, une voix enregistrée qui est celle de François Tanguy, saisie dans une répétition alors qu’il disait âprement cette sorte d’aria shakespearien, forçant sa voix jusqu’à l’extrême, la 8e symphonie de Chostakovitch diffusée à fond dans son casque (le spectateur sent l’étrangeté, ne devine pas ce qui la cause). Ophélie, jouée par Laurence Chable, est elle-même un jeu de fantômes, dont peut-être celui d’Ôno.
LES CANTATES comportent un texte pour choreutes : un extrait du premier stasimon d’ANTIGONE. La façon dont il ne se distingue pas des autres matériaux littéraires (Coleridge, Dante, Plutarque, Rilke…) montre à quel point l’effort d’anonymat concerne l’ensemble de l’énoncia- tion, effort toujours porté par une figure unique. Ce qui se substitue au chœur est un relais de coryphées.