Dans une conversation à bâtons rompus avec Bernard Debroux, Pierre Droulers raconte son itinéraire dans le monde du spectacle tout en parlant de cette nouvelle façon de travailler le corps en relatio étroite et directe avec la musique, l’espace, la lumière.
Bernard Debroux : Ton travail est aux frontières de plusieurs démarches artistiques. Le public qui s’y intéresse est issu d’horizons très différents. Cela m’a frappé lors de ton spectacle dans le cadre du Festival International de Bruxelles en 1979 (C’était peut-être aussi le fait de tout le Festival).
J’y ai rencontré des plasticiens, des gens de théâtre, des amateurs de musique et de jazz…
Tu pourrais peut-être nous expliquer comment tu en es arrivé là, parce qu’à l’origine, tu es danseur…
Pierre Droulers : Mon père est peintre. J’ai vécu mon enfance dans un milieu de peintres et sculpteurs. Donc j’ai toujours été sensibilisé à la lumière, aux couleurs, aux formes plastiques. Ca se prolonge dans mon travail : dans la lumière de scène, dans les rythmes de ces lumières et dans le corps des danseurs et entre les deux.
Ensuite, j’ai dansé, mais à Mudra1, j’ai touché à toutes sortes de pratiques : le yoga, l’expression vocale, le théâtre, les cours de jeu, le rythme, les percussions. Les cours de jeu, c’est tout ce qui est le travail à partir des forces en mouvement. le travail de mimétisme, de métamorphose par rapport aux éléments et dans des situations dramatiques.
Les gens qui sont sortis de Mudra, avant que Mudra ne se spécialise plus particulièrement dans la danse, étaient éduqués dans plusieurs pratiques. Et comme j’étais assez insatisfait de ce qui se passait à Mudra et en Belgique dans le domaine de la danse, j’ai commencé à travailler avec un petit groupe de deux trois personnes avec qui j’ai fait un premier spectacle qui s’appelait Désert où déjà je travaillais un peu et la lumière et l’élément théâtral. A ce moment-là, je ne pouvais pas imaginer de faire de la chorégraphie pure, de travailler formellement sur des corps, sans données dramatiques.
Je pense que j’aimais travailler sur plusieurs registres, j’étais ouvert à plusieurs domaines qu’il m’intéressait d’explorer, dans tous les liens qui existent entre eux. Plus tard, j’ai périgriné à droite, à gauche : je suis allé chez Grotowski, en Pologne, parce que je voulais savoir comment ils traitaient du corps là-bas.
Mon voyage à New York a été très important. Là, j’ai tout de suite vu, dans les quartiers un peu expérimentaux que des danseurs travaillaient directement avec des musiciens, travaillaient . directement avec des objets, des formes plastiques. Que la danse était tout de suite intégrée dans un ensemble de données immédiatement saisissables
Dans les pratiques du corps, de la danse, de l’improvisation, des formes de contact, j’ai trouvé une régénération fabuleuse des possibilités de voir le mouvement en interaction, en inter-relation avec la musique, l’espace, le milieu ambiant et des données immédiates dans le sens d’une perception plus globale du mouvement de l’être, plus raffinée, moins spectaculaire et désintéressée d’expressionisme ou de dramatisme. Il y avait là une prise directe sur la nécessité biologique du « bouger » et le plaisir immédiat du jeu. Loin du souci de se mettre en représentation, j’y voyais quelque chose de plus près de la vie. La
personne est toujours coexistante à ce qui l’entoure. Dans ce travail, on retrouve une influence orientale très nette.
Et c’est cela qu’on travaillait en Amérique, le comportement de l’individu par rapport à son environnement et particulièrement, tout le travail sur les media, la vidéo, la danse vue à travers des écrans, toutes ces connexions qu’il y avait dans l’art.
B.D.: Moi, ce qui me frappe c’est que si tant est que les arts aient été toujours nettement séparés (car au théâtre, par exemple, il y avait déjà lumière, mouvement, musique — même dans le théâtre traditionnel -), il y a souvent une idée dominante autour de laquelle les autres éléments doivent s’articuler. Au théâtre, c’est la dramaturgie, en général préétablie qui met à son service l’acteur, la lumière, l’espace etc…
Ce qui me frappe aujourd’hui, dans tout ce mouvement dont tu parles, c’est que les différentes expressions artistiques travaillent en liaison mais gardent une certaine autonomie.
En tout cas, si on parle de Hedges, je sens que le musicien et l’acteur sont totalement autonomes l’un par rapport à l’autre. Donc, quand tu parles de ces liaisons, il y a une reconnaissance de ne pas avoir, à l’intérieur d’expériences mêlées, liées, de dominante.
P.D.: Oui. Je crois qu’avant, à l’ère d’une culture qui était machinique et typographique, il y avait un livret, il y avait une idée dominante et on rassemblait les éléments autour de cette idée, mais au service de cette idée. Et aujourd’hui, je crois qu’avec l’ère électronique, entre autres, où les media sont des circuits qu’on branche, où il n’y a plus une machine qui se met en branle petit à petit et qui va, dans une espèce de logique, vers un déroulement, Il y a des choses qui sont par elles-mêmes, qui existent par elles-mêmes et qu’on peut mettre ênsemble, mais qu’on ne doit pas mettre ensemble. Je crois que pour Hedges ce qui est important, c’est que Steve Lacy est un musicien, il joue sa musique — sa musique existe par elle-même -. Hubert est quelqu’un d’extrêmement sensibilisé par le phénomène de la lumière, qui est aussi énergie pure. Moi, je travaille sur le geste, le mouvement. On a voulu se retrouver, trois personnes, à la fois entièrement libres et à la fois avec le désir de cheminer ensemble et de découvrir tout ce qu’il y avait d’inter-relation entre nous. Ce qui est important, c’est que chacun ait sa propre évolution mais qu’on laisse ouvertes toutes les possibilités de rencontre et ou de non-rencontre qui peuvent se produire.
B.D.: Chaque fois que le spectacle a lieu, y‑a-t-il des moments inscrits et des moments libres ? Le travail me semble extrêmement structuré…
P.D.: Mais une structure vivante n’est pas une chose pré-établie, toute réglée. Si chaque personne qui est autonome et libre est assez maître d’elle-même, la chose peut paraître structurée, même si elle est tout à fait improvisée C’est important, on croit en général que les structures, c’est quelque chose qu’on pré-établit : tu te places là, à tel endroit, etc. Je crois en fait que la vraie structure, … j’hésite …, c’est ce qui se passe tout de suite maintenant. Il y a des gens qui sont là. Tu vas danser, il y a un type qui va jouer de la musique : ça, c’est la vraie structure. Ce que je dis là, c’est très influencé par Steve Lacy parce que j’ai beaucoup parlé de cela avec lui.