Têtes rondes, têtes pointues

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Têtes rondes, têtes pointues

Le 25 Avr 1981
Article publié pour le numéro
Échange belgico-italien-Couverture du Numéro 8 d'Alternatives ThéâtralesÉchange belgico-italien-Couverture du Numéro 8 d'Alternatives Théâtrales
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Pho­to John Vink

Pièce éton­nante qu’on peut relire sans a‑priori, et en oubliant les con­no­ta­tions his­toriques trop pré­cis­es (pre­mière ver­sion écrite en 33, sec­onde ver­sion. défini­tive, écrite en 38). Qu’on peut relire sans préjugés en étant sim­ple­ment imbibé d’au­jour­d’hui : la réap­pari­tion du racisme, de l’an­tisémitisme. Les faux prob­lèmes. les fauss­es haines dont on nous gorge bête­ment : — c’est les étrangers il y a trop d’é­trangers — c’est les arabes — c’est la faute aux japon­ais — les jeunes aujour­d’hui. c’est paresseux, ça ne pense qu’à devenir chômeurs ! -

Dans une péri­ode de crise, dans un pays qui s’ap­pelle Yahoo, au lieu de régler les vrais prob­lèmes, on manip­ule adroite­ment la pop­u­la­tion pour que le racisme canalise les frus­tra­tions, les agres­siv­ités, les malais­es. Tchich­es et Tchouques : deux noms absur­des, qui ressem­blent à un jeu de goss­es. On cam­ou­fle l’in­jus­tice glob­ale, on l’oc­culte par un prob­lème de races : Tchouques et Tchich­es, aryens et juifs, les belges et les autres, têtes ron­des et têtes pointues. Car il s’ag­it de jouer à la guéguerre, une guéguerre qui fini­ra par un vrai mas­sacre. Et tout le monde sera dupé, même le dic­ta­teur de ser­vice à qui on a don­né momen­tané­ment le pou­voir, et qu’on met­tra au ran­cart dès qu’on n’au­ra plus besoin de lui.
Le pou­voir, le vrai, en sor­ti­ra indemne, les mains pro­pres, n’ayant rien fait, rien voulu, con­statant le statu quo, et que tout était bien ; et qu’il ne fal­lait rien bouger ! Tous les espoirs étaient per­mis : rien n’a changé. Deux cents révoltés (des petits, des minables, des fer­miers) seront pen­dus, c’est tout…
Philippe van Kessel, le met­teur en scène, con­naît très bien la pièce de Shake­speare, Mesure pour mesure, dans laque­lle il a joué autre­fois, et dont cette pièce de Brecht est une démar­ca­tion.
lbérine, c’est !‘Ange­lo de Mesure pour mesure. Isabelle, c·est la jeune novice que con­voite Ange­lo. Et Philippe van Kessel, en reprenant cer­taines don­nées de la ver­sion de 33 de Têtes ron­des, têtes pointues, redonne toute sa force au par­al­lélisme avec l’œu­vre de Shake­speare.
Il reprend aus­si à la pièce de 1933 des pas­sages con­cer­nant les « petits.. per­son­nages : le greffi­er, le juge par­lent de leurs hon­o­raires qu’ils n’ont pas reçus. Il y a aus­si
dé-sim­pli­fi­ca­tion de l’in­trigue, l’a­joute d’une dimen­sion : cette vie per­son­nelle ren­due au greffi­er et au juge.
Philippe van Kessel monte la pièce en aban­don­nant sci­em­ment tout un côté didac­tique telle­ment con­nu aujour­d’hui qu’il en est devenu tarte à la crème.
Respecter les clas­siques (Brecht est un clas­sique), c’est non pas respecter leur moment his­torique, mais leur laiss­er vie aujour­d’hui : oubli­er les dates 33 – 38, oubli­er à la lim­ite que Brecht est Brecht. Et l’œu­vre pos­sède, sans avoir besoin de références, à elle seule, sa force, son impact, sa vérac­ité. Cer­tains pas­sages sont ter­ri­bles ; l’in­tem­po­ral­ité de tout dis­cours éli­tiste…

Si la fille noble se fait vio­l­er par une bande de soudards, quelle hor­reur, dis­ent les grands pro­prié­taires. Mais Il s’ag­it de Nan­na, la pau­vre fille du fer­mi­er Callas : c’est nor­mal, dis­ent les grands pro­prié­taires, c·est son méti­er, de toute façon. elle se pros­titue.
On fait croire que tout le mal de la société, que la crise vient des Tchich­es. Mais dans le procès de De Guz­man. quand tout devient à nou­veau trop com­pliqué (il faut sauver le grand pro­prié­taire De Guz­man, même s’il est Tchiche), on ramène la vieille morale tra­di­tion­nelle : Nan­na n’est qu’une pros­ti­tuée. et son père un prox­énète qui a don­né sa fille con­tre des chevaux. Ain­si, la classe dom­i­nante impose sa morale qui sur­val­orise la ver­tu, la vir­ginité, etc. face à ce q,1’elle appelle le cynisme ou le réa1isme vul­gaire de la paysan­ner­ie. — Qu’est-ce que ça peut faire, pour le père ? sa fille est bien habil­lée, bien nour­rie, elle gagne bien sa vie !
La classe dom­i­nante idéalise la classe dom­inée quand, et parce que ça l’arrange. Ain­si le juge deman­dera au fer­mi­er Callas, le père de Nan­na :
“Recon­nais­sez-vous, dans cette fille habil­lée à la derniêre mode, l’en­fant joyeux qui gam­badait dans les champs en vous don­nant la main?“
Sous-enten­du : que cha­cun reste à sa place. Que les paysans con­tin­u­ent à cor­re­spon­dre à l’im­age d’Epinal qu’aime et respecte la classe dom­i­nante : pieds nus dans les champs en train de gam­bad­er joyeuse­ment (!) dans des décors pit­toresques ou dans des vête­ments folk­loriques. La dernière mode est réservée à la ville. (Comme ces gens qui vis­i­tent avec joie des quartiers pit­toresques à Alger, Con­stan­tino­ple ou Kath­man­dou, mais qui refuseraient d’y pass­er une nuit. Comme ces gens qui trou­vent dom­mage qu’on rase des quartiers pit­toresques, mais qui refuseraient d’y séjourn­er plus d’une heure).
Le dis­cours éli­tiste : « si tu n’ar­rives pas à t’en sor­tir, dis-toi que c’est ta pro­pre faute, et non celle des autres ». (Si tu es chômeur, c’est de ta faute, n’est-ce pas?)
Le dis­cours du pou­voir est si intel­ligem­ment ambigu que les gens s’y per­dent : que cha­cun peut en com­pren­dre ce qu’il a envie de com­pren­dre (l’un que les loy­ers vont baiss­er et l’autre que les loy­ers vont aug­menter). Preuve que le pou­voir reste une abstrac­tion inac­ces­si­ble sur laque­lle les gens n·ont aucune prise réelle. Le vice-roi est un fan­toche creux. D’où vient-il et où va-t-il ? Le pou­voir absolu, mais vide de sens. Le vrai pou­voir. c’est Eskahler, per­son­nage dont on ne sait rien sinon qu’il est le grand manip­u­la­teur. Il se sert de façon géniale du dis­cours d’l­bérine : « lbérirre sait bien. que, peu ver­sé dans l’ab­strac­tion, le p,euple cherche à met­tre sur ces maux un nom et un vis­age… » et lbérine crée la dis­sen­sion entr,e Tchich­es et Tchouques, ou bien : « c’est l’abus qui est mau­vais, non la puis­sance, façon sub­tile de pro­téger Je pou­voir ».
Quand s’écrit cet arti­cle, les répéti­tions n’ont fait que com­mencer. Mais le décor existe : une éton­nante struc­ture métallique, froide, inquié­tante, raide, conçue par Jean-Marie Fiévez, réal­isée par Philippe Hekkers. Mon­tée sur tour­nette : pro­posant trois angles de vue prin­ci­paux : trois lieux, deux extérieurs, la rue et la prison, et un intérieur qui peut être le tri­bunal ou Un lieu glacé, venu d’un futur angois­sant, une struc­ture penchée, un monde en déséquili­bre per­ma­nent. Le déséquili­bre solid­i­fié, le déséquili­bre Insti­tu­tion­nal­isé.
Un décor qui tourne : énormes pos­si­bil­ités de jeu. Un décor dans lequel on peut grimper, qu’on peut escalad­er. Mais en même temps, un décor qui débouche sur rien. Des échelles qui mon­tent vers le vide, un décor trans­par­ent. ouvert à tous les vents. Une apparence de solid­ité, mais…. Com­ment traduire mon impres­sion ? C’est du métal, c’est solide, mais pour rien. Il est telle­ment évi­dent que cette apparence de solid­ité penchée ne sert à rien, qu’un malaise s’in­stalle…

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