Le long chemin de l’unification

Entretien

Le long chemin de l’unification

Entretien de Leyla-Claire Rabih et Juliane Schmidt avec Wolfgang Engler

Le 28 Avr 2004
Mur de Berlin. Photo Gerd Peters.
Mur de Berlin. Photo Gerd Peters.
Mur de Berlin. Photo Gerd Peters.
Mur de Berlin. Photo Gerd Peters.
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
82
Article fraîchement numérisée
Cet article rejoint tout juste nos archives. Notre équipe le relit actuellement pour vous offrir la même qualité que nos éditions papier. Pour soutenir ce travail minitieux, offrez-nous un café ☕

PEUT-ON PARLER d’une fonc­tion par­ti­c­ulière du théâtre en RDA avant 1989 ? Dans quelle mesure s’agissait-il d’un théâtre poli­tique ?

Wolf­gang Engler : On peut dire que le théâtre en RDA était dif­férem­ment poli­tique qu’il ne l’a été ailleurs ou après, du fait que même s’il ne se voulait pas for­cé­ment poli­tique, il était perçu comme tel. Le théâtre, l’art ou la lit­téra­ture étaient con­sid­érés a pri­ori comme rece­lant un con­tenu à déchiffr­er, des allu­sions, une con­fronta­tion avec le sys­tème poli­tique, soit à un niveau métaphorique, soit dis­simulé dans une fable. C’était comme la con­di­tion préal­able à la récep­tion ou à la con­som­ma­tion de l’art et de la cul­ture, tout du moins dans les années 80, sans vouloir bien sûr pass­er en revue toute l’histoire de la RDA.

Quel pub­lic allait au théâtre ?

W. E. : Il n’y avait plus de pub­lic bour­geois, puisqu’il n’y avait plus de bour­geoisie, ni une bour­geoisie pos­sé- dante, ni une bour­geoisie cul­tivée qui aurait pu avoir un intérêt pure­ment « culi­naire » pour la cul­ture, un intérêt pour le théâtre « en soi », c’est-à-dire qui aurait voulu voir l’œuvre présen­tée en tant que telle, ou être sen­si­ble à une authen­tic­ité de l’œuvre. Au con­traire, le pub­lic moyen représen­tait la société moyenne, excep­tion faite, bien sûr, de ceux qui tout sim­ple­ment n’allaient pas au théâtre.
Le pub­lic ne représen­tait pas une société bour­geoise, mais une société rel­a­tive­ment égal­i­taire d’ouvriers et d’employés. Par­mi eux, allaient au théâtre ceux qui étaient cul­turelle­ment les plus engagés, pré­ten­dant ain­si entr­er dans un espace pub­lic. La con­di­tion préal­able à cela était, pour le pub­lic comme pour ceux qui pro­dui­saient du théâtre, du ciné­ma ou bien de la lit­téra­ture, que l’on traite de quelque chose qui con­cerne la société.

Le théâtre en RDA avant 1989 était-il con­sid­éré comme une insti­tu­tion éta­tique ou bien comme un espace de sub­ver­sion ?

W. E. : Les deux à la fois, car le sub­ver­sif était demandé par le pub­lic. Mais est-ce que la sub­ver­sion avait lieu dans tous les cas ? Prob­a­ble­ment pas. C’était une affaire de récep­tion : on attendait du théâtre une con­fronta­tion, l’expression de quelque chose en oppo­si­tion aux con­di­tions poli­tiques en place.
Cela con­cer­nait l’écriture dra­ma­tique con­tem­po­raine, qui était le plus sou­vent importée d’Union sovié­tique.
À l’intérieur du pays, les auteurs dra­ma­tiques n’écrivaient plus de théâtre con­tem­po­rain, ni Hein­er Müller, ni Peter Hacks, ni Volk­er Braun ou Christoph Hein, on leur en avait fait pass­er l’envie. Mais ils écrivaient des paraboles. Il s’agissait de racon­ter au moyen d’une parabole une his­toire con­tem­po­raine, ou bien d’interpréter les clas­siques de sorte qu’ils acquièrent une per­ti­nence con­tem­po­raine. Il y avait trois façons de faire, trois sortes de textes : les rares pièces con­tem­po­raines, les inter­pré­ta­tions poli­tiques ou pré­ten­du­ment poli­tiques de clas­siques et les pièces dont l’auteur choi­sis­sait de délo­calis­er l’action vers d’autres con­trées, dans d’autres épo­ques ou d’autres envi­ron­nements cul­turels afin de pou­voir y thé­ma­tis­er plus libre­ment ses préoc­cu­pa­tions et de présen­ter ain­si un reflet de la société.

Et est-il resté quelque chose de cette spé­ci­ficité après 1989 ?

W. E. : Si l’on pou­vait avoir une vue d’ensemble, on par­lerait plutôt d’héritage ici ou là… mais je pense qu’il n’est rien resté de cette spé­ci­ficité parce que les struc­tures qui don­naient sens à l’ensemble n’existaient plus.
L’autre rai­son, c’est qu’un espace pub­lic, qui n’était pas sans impor­tance pour la scène comme pour l’écriture dra­ma­tique, n’apparaît plus : c’est l’espace économique, et ce sim­ple­ment parce que cet espace a été pri­vatisé depuis. Dans l’écriture dra­ma­tique de la RFA de 1945 à 1990, il n’existe pas une seule pièce qui traite de la pro­duc­tion ( Pro­duk­tion­sstück). Au con­traire, en RDA, la pro­duc­tion était un thème impor­tant de l’écriture dra­ma­tique.
On traitait ample­ment des rela­tions sociales qui ne s’y déroulaient pas comme on pen­sait qu’elles le feraient, du fait que l’économie man­quait de ren­de­ment, ou bien ne fonc­tion­nait pas de manière « économique»… tout cela con­sti­tu­ait un élé­ment essen­tiel de cette écri­t­ure et dis­paraît aujourd’hui totale­ment.

Mais trou­ve-t-on des traces de cette expéri­ence his­torique – sinon dans les pro­duc­tions théâ­trales – dans la récep­tion du pub­lic, dans ses attentes ? Qu’est devenu ce pub­lic de la RDA ? 

W. E. : C’est dif­fi­cile à savoir, car il n’y a mal­heureuse­ment plus d’études soci­ologiques sur les théâtres alle­mands et sur la com­po­si­tion de leur pub­lic. Dans les années 80, on fai­sait des recherch­es, tant à l’Ouest qu’à l’Est, sur les couch­es socio­pro­fes­sion­nelles, les dif­férentes class­es d’âge qui allaient au théâtre.
Mais les gens qui allaient au théâtre en RDA, qui ont été mar­qués par ses formes dra­ma­tiques, sem­blent s’être faits au change­ment des con­tenus, à la pri­vati­sa­tion
des thèmes abor­dés sur scène ; les autres, le théâtre les a per­dus…; cette pra­tique cul­turelle ne fait plus par­tie de leur vie parce qu’ils n’y retrou­vent plus leurs prob­lé­ma­tiques… Que le tra­vail ne soit plus abor­dé au théâtre a aus­si une autre rai­son : dans la par­tie est de l’Allemagne, seule une petite par­tie des gens tra­vaille encore…
Non seule­ment le tra­vail lui-même a été pri­vatisé, et n’est donc plus l’espace pub­lic et de société qu’il était, mais surtout il est devenu presque le fait d’une minorité : d’une pop­u­la­tion qui tra­vail­lait à 99 %, il reste à peu près 40 % d’actifs.

Le théâtre de l’Est s’est-il con­for­mé au théâtre de l’Ouest ? Ou bien, comme vous l’observez pour la société est-alle­mande dans votre ouvrage Die Ost­deutschen ( Les Alle­mands de l’Est), quelque chose de spé­ci­fique s’est-il dévelop­pé après la réu­ni­fi­ca­tion, au théâtre ou encore dans d’autres formes artis­tiques ?

W. E. : En effet, je crois qu’il y a eu dans les années 90 une par­tic­u­lar­ité du paysage théâ­tral est-alle­mand, parce que la sit­u­a­tion géo­graphique et poli­tique fai­sait qu’une grande par­tie des gens, pub­lic comme acteurs cul­turels, s’intéressait de manière engagée à l’est de l’Europe…
Le théâtre de Cot­tbus ( proche de la fron­tière polon­aise) a par exem­ple thé­ma­tisé cette prox­im­ité en ori­en­tant sa pro­gram­ma­tion autour des prob­lé­ma­tiques des lim­ites de l’Europe et de sa périphérie, jusqu’à en faire une sorte de fes­ti­val annuel. Il s’agissait donc de par­tic­u­lar­ités déter­minées par la sit­u­a­tion géopoli­tique locale des théâtres qui s’affirmaient face à la sim­ple pra­tique théâ­trale. Ces con­di­tions ont con­duit à ce que soit traité autre chose que seule­ment ce qui était en vogue.
Mais les réflex­ions ou pro­duc­tions les plus intéres­santes de cette péri­ode n’ont pas eu lieu au théâtre. Si on devait con­sid­ér­er les années après la chute du Mur à tra­vers leurs traces artis­tiques, le théâtre ne se révèlerait pas très impor­tant, la lit­téra­ture non plus. Les témoignages les plus intéres­sants sont sans doute ceux lais­sés par le film doc­u­men­taire ( et pas le film de fic­tion).
Et ce tout sim­ple­ment parce que ce n’était pas une époque de pro­jets, d’esquisses, où l’on avait une idée de là où on voulait aller, et où l’on pou­vait for­muler ses représen­ta­tions à tra­vers la pro­duc­tion artis­tique.
C’était une époque d’inventaire, de con­stat, d’interroga- tions et d’observation de la réal­ité, de ques­tion­nements que l’on retrou­ve dans les films de Volk­er Kopp, Thomas Heyse ou Wil­fried Junge… Ce sont sans doute ces travaux qui con­stitueront la mémoire col­lec­tive de cette péri­ode, plus que d’autres gen­res, car ils étaient au plus près de ce qui se pas­sait, et renonçaient à l’effet artis­tique pour se con­cen­tr­er sur l’observation.

Com­ment est ce que l’on peut expli­quer le phénomène con­sti­tué par la Volks­bühne am Rosa-Lux­em­burg-Platz à Berlin dans les années 90 ? Le tra­vail de Frank Cas­torf, directeur de ce théâtre depuis 1992, était très impres­sion­nant car il représen­tait directe­ment les aspects les plus con­crets des change­ments économiques et poli­tiques de l’époque, et affir­mait une triv­i­al­ité du signe devant un pub­lic nom­breux… Est-ce que l’on peut dire que le théâtre de Cas­torf s’est imposé peu à peu à l’Ouest, mais plus selon des critères théâ­traux qu’en fonc­tion de sa per­ti­nence poli­tique ?

W. E. : La Volks­bühne était vrai­ment un phénomène par­ti­c­uli­er, parce que ce fut un événe­ment Est/Ouest, une expéri­ence com­mune, ne serait-ce qu’en rai­son de l’esthétique, du lan­gage théâ­tral qui con­cen­trait quelque chose de l’air du temps. La mise en pièces des textes, le frag­men­taire, le pro­vi­soire, les moments fugi­tifs sur lesquels on atti­rait l’attention – tout cela con­ve­nait sans doute plus à un pub­lic de l’Ouest qu’à un pub­lic de l’Est. Pour les gens de l’Est, les mis­es en scène de la Volks­bühne représen­taient une manière de pren­dre con­gé d’un monde qui touchait à sa fin, une sorte d’accompagnement de fin de vie avec l’aide du théâtre, une réca­pit­u­la­tion. À l’époque, les comé­di­ens de la Volks­bühne étaient presque tous de l’Est et résumaient sur scène leur expéri­ence, tout en com­mu­ni­quant à un niveau thé­ma­tique, dans les pièces et dans la façon dont elles étaient traitées, avec un pub­lic de l’Est.
Par con­tre, l’esthétique était pour les deux publics le dénom­i­na­teur com­mun. Le pub­lic de Berlin-Ouest n’avait, je crois, que peu de part au con­tenu. Mais il était attiré par l’aspect spec­tac­u­laire de la chose, par le choix du « vrai », de l’authenticité, par la façon par­ti­c­ulière non théâ­trale de jouer. Les acteurs jouaient avec leur pro­pre per­son­ne, c’était car­ac­téris­tique, ils ne tenaient pas des rôles selon les con­ven­tions théâ­trales habituelles… Voilà ce qui atti­rait le pub­lic jeune, avec son besoin d’authenticité. Mais à l’inverse, la chose elle-même, le fait que les pièces et la façon dont Frank Cas­torf et sa troupe les représen­taient con­stitue un proces­sus de réflex­ion, de con­fronta­tion avec la fin du com­mu­nisme et l’entrée dans un monde cap­i­tal­iste – tout cela est sans doute resté inac­ces­si­ble à un pub­lic de l’Ouest, ne l’a pas vrai­ment intéressé.
En tout cas, le suc­cès s’explique de par ces deux aspects. Il n’existait pas d’autre lieu qui soit ain­si à l’avant-garde esthé­tique, dans la mise en pièces des textes et des con­ven­tions théâ­trales… ain­si que dans les thé­ma- tiques qui, jusqu’à aujourd’hui dans les derniers travaux autour de Dos­toïevs­ki, éla­borent une réflex­ion autour d’une cer­taine expéri­ence de « l’Est », de l’Allemagne de l’Est comme de l’Europe de l’Est.

Et com­ment les choses se sont-elles passées dans d’autres grandes villes d’Allemagne de l’Est ?
Le dra­maturge Thomas Oberen­der émet l’hypothèse qu’après 1989, en ex-RDA, cer­tains auteurs ont dis­paru du réper­toire tan­dis que les clas­siques de l’époque bour­geoise étaient redé­cou­verts, et par là même une « iden­tité bour­geoise»… Est-ce qu’on joue aujourd’hui la même chose à Ham­bourg et à Leipzig ? Ou bien peut-on par­ler d’une spé­ci­ficité de pro­gram­ma­tion en ex-RDA ?

W. E. : C’est dif­fi­cile à observ­er car les théâtres rivalisent, mais en même temps il y a des vagues thé­ma­tiques et les met­teurs en scène cir­cu­lent de plus en “plus dans l’espace théâ­tral alle­mand dans son ensem­ble. Cela dit, je ne crois pas qu’on tente de « retrou­ver » une iden­tité bour­geoise ou de « rat­trap­er » une époque bour­geoise en ex-RDA, parce qu’il manque les gens pour cela. Le pub­lic n’était pas un pub­lic bour­geois aupar­a­vant, il l’est encore moins aujourd’hui.
Actuelle­ment, le pub­lic est plutôt plébéien ou bien rabais­sé à un niveau sous-pro­lé­taire… du fait que la majorité est con­sti­tuée d’inactifs.
Mais il est vrai qu’on con­state un retour des textes bour­geois et clas­siques dans les théâtres de l’Est, comme à Berlin au Deutsches The­ater. La pro­gram­ma­tion con­stitue une sorte de réca­pit­u­la­tion du réper­toire bour­geois à grand ren­fort de textes clas­siques. Mais je ne pense pas que cela puisse être la base d’une com­mu­ni­ca­tion accrue avec le pub­lic… À qui s’adresse aujourd’hui la désil­lu­sion des per­son­nages bour­geois de Tchekhov si on ne trou­ve pas un niveau métaphorique, une façon d’actualiser ces enjeux ? Est-ce qu’on ne sait pas quoi jouer d’autre ? Ou bien est-ce par frilosité, pour être sûr d’attirer les spec­ta­teurs : les textes et les auteurs sont con­nus, ain­si on ne prend pas de risques. En ces temps de crise économique, cela n’est pas si improb­a­ble.

À l’inverse, com­ment les pièces d’un met­teur en scène et auteur comme Armin Petras peu­vent-elles êtres jouées à l’Ouest et faire salle comble ? Qu’est-ce qui, dans ce théâtre, intéresse le pub­lic de l’Ouest ?

W. E. : En ce qui con­cerne Armin Petras, c’était encore tout à fait dif­férent au début des années 90. On avait l’impression que, mal­gré des moyens très per­son­nels, le théâtre de Petras allait devenir du Cas­torf : une forme de cul­ture trash, avec une façon de vio­len­ter quelque peu les textes ou les his­toires, de les actu­alis­er avec force dans des scéno­gra­phies extrêmes… Mais il est un des rares auteurs de l’Est dont les textes sont com­préhen­si­bles par un pub­lic de l’Ouest. Il intro­duit tou­jours dans les fables cer­tains élé­ments qui reflè­tent une expéri­ence de l’Ouest. C’est vrai qu’après avoir quit­té la RDA, il a aus­si vécu à l’Ouest. Dans une pièce comme ZEIT ZU LIEBEN, ZEIT ZU STERBEN… par exem­ple, une par­tie de cette expéri­ence à l’Ouest est thématisée.Le per­son­nage prin­ci­pal décou­vre l’amour à l’Ouest, cette expéri­ence con­traste avec les ruades dés­espérées con­tre les con­di­tions de vie à l’Est. L’histoire et les per­son­nages sont de moins en moins réductibles à leur lieu d’origine.Dans ses textes se cristallise quelque chose comme un voy­age à tra­vers les deux par­ties de l’Allemagne, une forme de com­para­i­son.

Est-ce que c’est le début d’une uni­fi­ca­tion ?

W. E. : Oui, je crois que l’époque où l’on se répar­tis­sait les con­tenus en fonc­tion de son orig­ine dans l’une des deux Alle­magnes touche à sa fin. Cette évo­lu­tion est sen­si­ble dans dif­férentes formes artis­tiques et tout par­ti­c­ulière­ment chez la jeune généra­tion. Au ciné­ma, on assiste ain­si à des croise­ments entre thé­ma­tiques et orig­ines, comme récem­ment dans le film HERR LEHMANN, à tra­vers lequel le réal­isa­teur de l’Est Lean­der Hauß­mann s’intéresse au Berlin-Ouest des années 80.
Le film GOOD BYE, LÉNINE, qui relate la péri­ode de la chute du Mur dans une famille de l’Est et dont le réal­isa­teur Wolf­gang Beck­er vient d’Allemagne de l’Ouest, en con­stitue un autre exem­ple. En lit­téra­ture, on observe la même chose et la jeune généra­tion d’auteurs, qui ont env­i­ron une trentaine d’années, qu’ils soient orig­i­naires de l’Est ou de l’Ouest, trou­vent leurs thèmes et leur inspi­ra­tion de préférence à l’Est.

Pour revenir au théâtre, quelle per­ti­nence, quelle influ­ence peut-on lui recon­naître aujourd’hui ?

W. E. : Pour le moment, par­mi les dif­férentes formes artis­tiques, le théâtre ne sem­ble pas pren­dre une sig­ni­fi­ca­tion par­ti­c­ulière­ment impor­tante. On assiste plutôt à une coloni­sa­tion du théâtre par le ciné­ma, par les mon­des imag­i­naires et visuels du film. En Alle­magne, ces dernières années, les événe­ments les plus spec­tac­u­laires qui ont sus­cité des débats et inter­pel­lé l’opinion publique n’ont pas été des évène­ments théâ­traux, mais ont plutôt été liés à la sor­tie d’un film ou d’un livre. C’est-à-dire que le théâtre ne sem­ble pas être le lieu où notre époque se réflé­chit, aux deux sens du terme, ni le lieu pub­lic qui cristallise et déchaîne les pas­sions. Le théâtre lui-même est en par­tie respon­s­able de ce phénomène, en ce sens qu’il a dans les années 90 énor­mé­ment réduit son sujet, en le pri­vati­sant d’une manière que je trou­ve par­ti­c­ulière­ment inquié­tante : les thèmes abor­dés sont pure­ment privés, se retirent dans les intérieurs et enga­gent à peine plus de per­son­nes que les habituelles con­stel­la­tions famil­iales. Con­traire­ment à ce qui se pas­sait dans les décen­nies précé­dentes, le « monde » est très peu présent sur la scène.
Il ne reste qu’à espér­er que le théâtre s’ouvre à nou­veau, sus­cite des fric­tions avec la société, se remette à assumer sa mis­sion publique. Il faudrait com­mencer par redéfinir les liens entre le théâtre et le lieu où il se trou­ve, le pub­lic local. C’est ce que Thomas Oster­meier a réus­si avec la mise en scène de NORA ( MAISON DE POUPÉE ) d’Ibsen à la Schaubühne de Berlin : il était absol­u­ment néces­saire de ten­dre au pub­lic de la Schaubühne un miroir de ce qu’il est devenu. Oster­meier, en don­nant une forme actuelle aux per­son­nages de la pièce, a pro­posé aux spec­ta­teurs de ce théâtre, qui autre­fois étaient por­teurs des idéaux de 68, une représen­ta­tion de leur évo­lu­tion.
Le pub­lic était con­fron­té à son por­trait cri­tique comme au temps de Botho Strauss. Ce qui n’a pas empêché le suc­cès, au con­traire.

Est-ce que l’on peut con­sid­ér­er que le sys­tème théâ­tral alle­mand est l’héritier d’une société qui n’existe plus ?

W. E. : Oui, et c’est avec la perte de cette place dans la société que les théâtres sont le plus en prise. Sous l’ancien régime, au temps du pou­voir absolu, les théâtres étaient le lieu où la bour­geoisie se définis­sait et se rel­a­tivi­sait, par le biais des représen­ta­tions qu’en pro­po­saient les pièces. C’était pour la bour­geoisie à la fois un acte de com­mu­ni­ca­tion et une réflex­ion sur sa pro­pre époque. Dans une société qui n’est plus déter­minée par la bour­geoisie, c’est bien évidem­ment dif­fi­cile à con­serv­er. Si ce milieu social n’existe plus, que devi­en­nent les lieux du débat pub­lic de la bour­geoisie que le théâtre con­sti­tu­ait, avec la lit­téra­ture ? Com­ment faire lorsque s’est dis­sout le champ social qui a créé ces insti­tu­tions ?

Mur de Berlin. Photo Gerd Peters.
Mur de Berlin. Pho­to Gerd Peters.

Pour faire face à cela, on peut observ­er dif­férentes straté­gies : soit un théâtre cos­mopo­lite, inter­change­able, où les pièces s’importent et s’exportent et où les thèmes vien­nent aus­si d’ailleurs ; soit un théâtre où l’on tente de porter son atten­tion sur le lieu où on se trou­ve et sur son pub­lic en s’efforçant de le thé­ma­tis­er, comme cela a été le cas à la Schaubühne, à la Volks­bühne, mais aus­si à Cot­tbus, à Ros­tock ou à Schw­erin. En règle générale, le fait que le théâtre ne com­mu­nique plus avec sa com­mu­nauté par­ticipe de sa perte de sig­ni­fi­ca­tion.
Le théâtre ne s’inquiète pas de con­naître son pub­lic et ne tente pas d’analyser ses préoc­cu­pa­tions et prob­lèmes, il ne pro­pose rien de plus que ce que l’on sait déjà : que la vie con­ju­gale entre qua­tre murs est oppres­sante ou bien que l’on puisse devenir ter­ror­iste dans sa vie privée, ce ne sont pas vrai­ment des révéla­tions.

Est-ce que ces lieux de débat pub­lic se sont déplacés ? Les trou­ve-t-on ailleurs ?

W. E. : S’ils exis­tent encore ! Il est dif­fi­cile de dire s’il y a encore aujourd’hui des lieux de rassem­ble­ment de la com­mu­ni­ca­tion col­lec­tive… Il n’y en a prob­a­ble­ment plus autant que par le passé. Mais s’ils exis­tent, c’est sans doute plus au ciné­ma qu’au théâtre. Le ciné­ma est le plus glob­al des phénomènes cul­turels ; lorsqu’on entend des gens échang­er autour d’un pro­duit cul­turel, il s’agit la plu­part du temps d’un film. Le ciné­ma per­met donc une com­mu­ni­ca­tion, on com­mu­nique parce qu’on a vu le film, ce qui est bien sûr plus dif­fi­cile avec le théâtre, du fait de sa tem­po­ral­ité et de son ancrage dans un lieu.

Mais alors, est-ce que cela veut dire que les besoins d’échanges et de com­mu­ni­ca­tion se réduisent à la sphère privée ?

W. E. : À l’Est, avant 1989, les protes­ta­tions des citoyens se regroupaient autour de deux lieux : les églis­es et les théâtres. À l’automne 1989, beau­coup de théâtres étaient des lieux de la vie sociale et poli­tique, ce qui “mon­tre bien qu’ils étaient perçus comme des lieux où la com­mu­ni­ca­tion publique trou­vait sa place. Spon­tané­ment, la pop­u­la­tion s’est tournée vers les théâtres : dans de nom­breuses villes de RDA, ils sont devenus soudain des tri­bunes où l’on débat­tait, où l’on for­mu­lait des solu­tions, où l’on plan­i­fi­ait les jours suiv­ants.
Qu’en est-il de l’espace pub­lic aujourd’hui ?
Il sem­blerait qu’il soit vrai­ment déserté. Cela est dû à dif­férents phénomènes, par­mi lesquels la pré­cari­sa­tion sociale est le plus impor­tant, c’est-à-dire la réelle vul­néra­bil­ité qui ne touche pas seule­ment les chômeurs.
Tant que l’on croit pou­voir encore se réfugi­er ou se régénér­er dans la sphère privée, on y reste. Lorsque cela ne sera plus pos­si­ble, on en sor­ti­ra, mais pour le moment je crois que nous sommes dans une phase de pro­fonds boule­verse­ments et de désta­bil­i­sa­tion des con­di­tions de vie. Et nous n’avons pas encore abor­dé la phase où cette expéri­ence se généralise et peut être traitée en com­mun, dis­cutée en pub­lic, pro­posée au débat.
Pour le moment, nous sommes face à de nom­breux phénomènes indi­vidu­els, aux souf­frances per­son­nelles et mul­ti­ples d’une société qui ne ressent pas encore la néces­sité de se rassem­bler, de se socialis­er. Auquel cas il incomberait aus­sitôt au théâtre une tout autre fonc­tion.
Le théâtre pour­rait bien sûr recon­naître ici un aspect de sa fonc­tion et activ­er de tels proces­sus afin de venir à bout de cette « pri­vati­sa­tion » des prob­lèmes, de cette iso­la­tion dans la souf­france per­son­nelle. Mais cela impli­querait d’abord de thé­ma­tis­er ces prob­lèmes. Alors que l’on observe au théâtre la même ten­dance que dans le champ social : indi­vid­u­al­i­sa­tion ou pri­vati­sa­tion, le théâtre repro­duit ce phénomène au lieu de l’interroger.
Une écri­t­ure dra­ma­tique comme celle de Franz Xaver Kroetz met certes en scène la sphère privée mais démon­tre son insuff­i­sance, car si les prob­lèmes peu­vent bien être abor­dés dans la sphère privée, ils n’y ont pas leur orig­ine, de même qu’ils ne peu­vent y être réso­lus. En ce sens, il y a tou­jours dans le car­ac­tère privé de l’écriture dra­ma­tique des années 60 et 70 un moment où la sphère privée est sur­mon­tée et s’ouvre sur la société.
Et c’est pré­cisé­ment ce qui fait défaut aujourd’hui.

Le sys­tème cul­turel alle­mand fait face actuelle­ment à de nom­breuses mesures de restric­tion budgé­taire.
Ces réformes ont sans doute des impacts dif­férents sur la société que l’on se trou­ve à l’Ouest ou à l’Est de l’Allemagne. Que se passe-t-il dans les nou­veaux län­der lorsque les insti­tu­tions cul­turelles sont remis­es en ques­tion ?

W. E. : C’est un déman­tèle­ment. L’Est de l’Allemagneest bien sûr encore plus touché. Car dans la plu­part des cas, ces régions ont déjà per­du leurs infra­struc­tures­cul­turelles après la fer­me­ture des entre­pris­es aux­quelles elles étaient rat­tachées. Dans de nom­breux cas, la cul­ture n’était pas sous la respon­s­abil­ité des com­munes mais sous celle des com­bi­nats indus­triels, c’est-à-dire qu’ils la finançaient et l’intégraient par­fois à leurs struc­tures. Ain­si, la fer­me­ture des usines a mar­qué aus­si la fin de la vie cul­turelle. Les théâtres ont été les seules struc­tures à sur­vivre.

Pour­tant, chaque année, des mil­liers de jeunes gens se présen­tent aux con­cours d’entrée des écoles de théâtre, et on organ­ise partout de petites expo­si­tions, des per­for­mances dans la salle de séjour… Il sem­blerait que le besoin de pro­duire de la cul­ture soit bel et bien encore vivace.

W. E. : C’est un poten­tiel, ça peut men­er loin. Fass­binder par exem­ple a écrit ses pre­mières pièces comme cela, ensuite elles ont été jouées dans la salle de séjour. C’est sans doute la seule manière de sus­citer une pro­duc­tion cul­turelle authen­tique et col­lec­tive. Lorsque des gens se ren­con­trent et pro­duisent quelque chose ensem­ble, indépen­dam­ment de l’appareil tech­nique ou insti­tu­tion­nel, c’est un moment très rare et très pré­cieux, peut-être le plus vivant de l’héritage théâ­tral. Même lorsque la fac­ture en reste ama­teur ou dilet­tante. En ce cas le théâtre est tou­jours sat­is­faisant, car il reste une forme de col­lab­o­ra­tion et d’échange entre ceux qui sont présents ici et main­tenant. On peut dire que de telles formes se sont général­isées de manière non spec­tac­u­laire à par­tir des insti­tu­tions théâ­trales établies.
Le théâtre en tant que pra­tique sociale aug­mente ses chances du fait que les autres formes cul­turelles fonc­tion­nent soit de manière médi­a­tique, soit elles ne
per­me­t­tent au pub­lic qu’une par­tic­i­pa­tion indi­recte, soit elles iso­lent les gens, soit elles dif­fèrent le moment de leur récep­tion et donc de leurs réac­tions. C’est-à-dire que ces autres formes cul­turelles ne sat­is­font pas le besoin d’une com­mu­ni­ca­tion directe et simul­tanée.
Le théâtre est la seule forme d’une col­lab­o­ra­tion effec­tive entre per­son­nes qui exis­tent réelle­ment. Ce besoin de pro­duc­tion col­lec­tive ne trou­ve presque jamais sat­is­fac­tion. Le monde du tra­vail – qui jusqu’à main­tenant y répondait même avec dureté, était un endroit de copro­duc­tion, d’échange social et d’émulation intel­lectuelle – con­cerne aujourd’hui de moins en moins de gens. Le tra­vail dis­paraît du cen­tre de l’existence.
De sorte que la seule pra­tique pou­vant répon­dre à ce besoin, qui sem­ble être uni­versel, serait le théâtre, ou encore le jeu, mais il sem­ble que, dans notre société, celui-ci soit réservé aux enfants. Il n’est sans doute pas néces­saire de chercher à argu­menter la défense du théâtre, à prou­ver son immor­tal­ité ; puisqu’il dépend de ce besoin, c’est une con­stante anthro­pologique humaine.

L’entretien a eu lieu le 17 avril 2004 à Berlin.

Entretien
3
Partager
Wolfgang Engler
Wolfgang Engler est sociologue. Il a publié de nombreuses études et essais portant sur les...Plus d'info
Leyla-Claire Rabih
Leyla-Claire Rabih a suivi, après des études théâtrales dans les univer- sités de Lyon II...Plus d'info
Partagez vos réflexions...

Vous avez aimé cet article?

Aidez-nous a en concocter d'autres

Avec votre soutien, nous pourrons continuer à produire d'autres articles de qualité accessibles à tous.
Faites un don pour soutenir notre travail
Soutenez-nous
Chaque contribution, même petite, fait une grande différence. Merci pour votre générosité !
La rédaction vous propose
Mon panier
0
Ajouter un code promo
Sous-total

 
Artistes
Institutions

Bonjour

Vous n'avez pas de compte?
Découvrez nos
formules d'abonnements