Marquer la normalité

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Quelques réflexions sur le théâtre de René Pollesch

Le 12 Avr 2004
SOYLENT GREEN IST MENSCHENFLEISCH de René Pollesch au Prater de la Volksbühne de Berlin, 2003. Photo Thomas Aurin.

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SOYLENT GREEN IST MENSCHENFLEISCH de René Pollesch au Prater de la Volksbühne de Berlin, 2003. Photo Thomas Aurin.
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Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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RENÉ POLLESCH a souligné depuis ses débuts qu’il n’était pas un auteur de pièces de théâtre (dra­maturge). Et cer­taine­ment pas l’auteur de textes des­tinés à d’autres met­teurs en scène. Et pour­tant il reçoit des prix décernés à des auteurs de théâtre, ses « pièces » sont pub­liées et analysées comme telles et on lui pose régulière­ment la ques­tion de savoir s’il se con­sid­ère comme un auteur poli­tique. Un malen­ten­du ? Un indice que le pub­lic et les cri­tiques veu­lent absol­u­ment s’orienter sur des critères théâ­traux con­nus ? Oui et non.

Effec­tive­ment, René Pollesch écrit et met en scène. Mais son théâtre se veut par­tie inté­grante de la réal­ité et ren­verse à plusieurs égards les rap­ports de représen­ta­tion entre scène, texte, jeu et pub­lic. C’est dans ce sens que René Pollesch écrit aus­si ses textes de théâtre, des textes inven­tant un lan­gage que l’on n’entend pas habituelle­ment sur les scènes. Et René Pollesch est et reste poli­tique, parce qu’il fait du théâtre un espace d’écoute pour des chem­ine­ments de pen­sée que ses acteurs pro­duisent sur la scène avec le pub­lic, par-delà la sim­ple trans­mis­sion d’un texte.

Depuis l’automne 2001, René Pollesch a un lieu pour son théâtre et un pub­lic fidèle. Sous sa direc­tion artis­tique, le Prater est devenu la scène de Pollesch, mal­gré – ou peut-être juste­ment à cause du « pro­gramme acces­soire » – d’autres activ­ités. Cette petite salle de la Volks­bühne de Berlin ne dis­pose pas d’un bud­get pro­pre. Mais elle est située au cœur de Pren­zlauer Berg ( Berlin- Est), un quarti­er qui est devenu, depuis la chute du Mur, le lieu « in » de tous les gens qui fréquentent les cafés, les bistrots et les clubs. Tout ce qu’on pou­vait encore récupér­er du charme de l’Est pour la jeune « bohème de Berlin » et les touristes de pas­sage, on l’exploite ici à la manière occi­den­tale.

« La ville comme butin » ( Stad­tals­Beute). Le Prater, pre­mier lieu de théâtre fixe pour René Pollesch, a non seule­ment mis fin à la péri­ode dif­fi­cile d’un homme de théâtre « libre », qui implique, comme partout, un manque de lieu fixe pour toutes les (co) pro­duc­tions « libres », mais lui four­nit égale­ment un champ thé­ma­tique bien déter­miné : la façon dont la ville, entre les mains des urban­istes et des archi­tectes, des agents immo­biliers et de la poli­tique du « nou­veau cen­tre »1 se vend sys­té­ma­tique­ment et où tout est dirigé vers « l’activation d’espaces publics comme bien immo­bili­er ». La façon dont toute prom­e­nade urbaine se mue en une atti­tude de con­som­ma­tion régulée, entre le café au lait et le design archi­tec­tur­al. C’est juste­ment ce dernier aspect que le théâtre de Pollesch présente dans toutes les vari­antes : il met des bornes fix­es à la vie quo­ti­di­enne chez soi et à l’extérieur, invente des maisons selon « des analy­ses soci­ologique des ten­dances », où la tech­nolo­gie prend les rênes et trans­forme l’environnement urbain en cen­tres com­mer­ci­aux qui simu­lent des besoins aus­si bien qu’ils les stim­u­lent. Les « sit­u­a­tions » dont le théâtre de Pollesch par­le sont matéri­al­isées par des objets du « chez soi » et l’environnement urbain. Elles sont déter­minées par la logique du cap­i­tal et con­di­tion­nent égale­ment l’individu là où il pen­sait aupar­a­vant pou­voir se retir­er dans sa vie privée ou dans la réal­i­sa­tion de soi. Ce ne sont pas les con­traintes des rap­ports de tra­vail et des moyens de pro­duc­tion qui sont au cen­tre de son tra­vail, mais la repro­duc­tion for­cée d’attitudes et de besoins nor­mat­ifs que le néolibéral­isme cul­tive avec suc­cès.

Si com­plex­es que puis­sent paraître ces réflex­ions à tra­vers le jar­gon théorique des soci­o­logues, c’est à ce lan­gage que Pollesch emprunte la ter­mi­nolo­gie de ses pièces sur la métro­pole. Livres sci­en­tifiques et études spé­cial­isées con­stituent ses sources essen­tielles d’inspiration, ils délim­i­tent la forme lan­gag­ière et l’espace de réflex­ion, pour ces sujets presque a‑théâtraux aus­si bien que pour les formes – presque – sci­en­tifiques de l’expression et de l’argumentation. Il n’écrit pas un théâtre dra­ma­tique en dia­logues, mais répar­tit ses textes par­mi les acteurs-diseurs qui les propulsent en général avec une rapid­ité extrême, de manière à la fois « plate » et entrelacée, ou qui les struc­turent par quelques mots et bribes de phras­es criés. Le rythme le plus mar­quant est celui des cris, lorsqu’ils gon­flent les veines du cou pour éruc­ter les « merde » et « tru­ie » et « putain » qui s’intercalent comme des ponc­tu­a­tions dans les pas­sages de textes. L’attitude de parole est ten­due, puisque les diseurs doivent suiv­re le flot de paroles inin­ter­rompu, qu’ils ne jouent pas de rôles, qu’ils ne racon­tent pas d’histoires, mais qu’ils pensent ensem­ble. Ils le font en boucles, se vril­lent plus loin, recom­men­cent au début ou se per­dent dans des idées thé­ma­tique­ment sec­ondaires. Dans le théâtre de Pollesch, l’action dra­ma­tique est abolie, il n’y a plus de per­son­nages arti­fi­ciels ni de rôles et toute into­na­tion d’un con­teur serait déplacée. Ce qui importe, ce sont les sujets apparem­ment objec­tifs : les proces­sus actuels d’une trans­for­ma­tion de la société – par la glob­al­i­sa­tion, la tech­nolo­gie du pou­voir, les formes du tra­vail pro­pres à la presta­tion de ser­vice – qui à leur tour pro­duisent cer­taines con­ven­tions qui sont alors (re) pro­duites comme « nor­mal­ité », par­mi lesquelles la hiérar­chie des rôles liés à la dif­féren­ci­a­tion sex­uelle et à l’hétérosexualité, ou l’illusion dont use depuis longtemps le néolibéral­isme d’une réal­i­sa­tion per­son­nelle par le biais d’un tra­vail « libre ». Pollesch, qui affirme ne s’intéresser qu’à un théâtre pro­duisant de nou­velles formes d’expressions théâ­trales, n’est toute­fois pas for­mal­iste. Car son théâtre s’oriente selon des jeux de réflex­ion qui s’engagent sou­vent sur des voies alter­na­tives, c’est-à-dire par-delà le con­sen­sus sci­en­tifique. Mais ne peut s’orienter que celui qui reste ou veut rester en mou­ve­ment, celui qui cherche des « voies ». Les acteurs de Pollesch font cela, non d’une façon hési­tante et en s’interrompant, mais à la façon d’un coureur qui s’élance avec une accéléra­tion incroy­able et qui fonce de temps en temps dans le mur. Lorsqu’ils s’arrêtent juste avant ou lorsqu’ils se font mal, parce que les voies de réflex­ion ne sont pas néces­saire­ment des voies de sor­tie, ils le com­mentent d’un « merde » ou d’un « je ne veux pas ça » aus­si éton­né que révolté.

La ten­sion d’un tel théâtre naît de ces proces­sus de réflex­ion propul­sés sur la scène. Car les spec­ta­teurs s’aperçoivent très vite que ces acteurs veu­lent vrai­ment trou­ver, et même com­pren­dre quelque chose, ce qui con­fère une crédi­bil­ité à ce jeu et à ce par­ler, mal­gré leur arti­fi­cial­ité cri­arde. Les réflex­ions et les thès­es ne sont pas « codées » lit­téraire­ment, mais se tien­nent très proches de l’analyse de chaque matéri­au de base, ou con­duisent le texte au-delà de l’original, comme le dit elle-même une des auteurs sci­en­tifiques et jour­nal­istes. Le spec­ta­teur n’est pas occupé à retraduire un lan­gage théâ­tral sym­bol­ique et métaphorique. Par con­tre, l’appareil con­ceptuel théorique dont use Pollesch échappe par­fois à plus d’un, parce cha­cun ne peut pas être à sa hau­teur – mais ne le doit pas non plus. Car cet assem­blage de notions théoriques com­porte son lot de comique et de car­i­ca­ture, un baratin de jar­gons qui joue aus­si, dans cette forme con­den­sée, d’effets de par­o­die sur la scène. Car vis­i­ble­ment, les acteurs se bat­tent avec cette ter­mi­nolo­gie très spé­ci­fique et une musique théorique qu’ils trans­fèrent de leur neu­tral­ité sci­en­tifique vers les « per­son­nages » sur scène qui par­lent en leur nom pro­pre. Mais Pollesch parvient à pro­duire régulière­ment des effets du genre « c’est vrai », « c’est exacte­ment ça » chez les acteurs et chez les spec­ta­teurs. Ce ne sont pas du tout des tri­om­phes de pédan­terie, mais le résul­tat d’une mise en évi­dence extrême­ment pré­cise des mécan­ismes pro­duits par le cap­i­tal­isme de tous les jours et qui le font per­dur­er. Là où l’individu recon­naît son pro­pre quo­ti­di­en, celui-ci est dé-nor­mal­isé et devient un prob­lème com­mun.

Insourc­ing des Zuhause – Men­schen in Scheiss- Hotels (Insourc­ing du chez-soi. La vie dans des HÔTELS MERDIQUES ) est un titre que Pollesch emprunte égale­ment à une étude, pour laque­lle les auteurs se sont instal­lés dans un de ces hôtels de loca­tion de bureaux, où les rela­tions sociales et les sen­ti­ments peu­vent êtres pro­duits et ven­dus comme une marchan­dise immatérielle. Il s’agit donc de pra­tiques sociales organ­isées dans le sens d’une entre­prise, qui per­ver­tis­sent les vrais sen­ti­ments en rap­ports négo­cia­bles et chiffrés. Les émo­tions sont trans­for­mées en ser­vices « joués » pour provo­quer le sen­ti­ment d’un comme chez soi pour l’acheteur ou l’utilisateur. Et ceci afin de trou­ver une forme de tra­vail qui sug­gère « la mobil­ité comme offre attrac­tive pour trou­ver son iden­tité » et qui ne per­met plus une sépa­ra­tion nette et claire des domaines pro­fes­sion­nels et privés. Pollesch mon­tre com­ment les pro­fes­sions mod­ernes du secteur des ser­vices sont mar­quées par les tran­si­tions floues entre la sphère du tra­vail et celle de l’habitat. Et com­ment elles four­nissent ain­si les meilleures con­di­tions pour une auto-exploita­tion par­faite dans tous les domaines. Car tout ce qui, dans ces nou­veaux types des pro­fes­sions de la société des ser­vices, néces­site de la « créa­tiv­ité » naît d’une ini­tia­tive pro­pre et donc de trop grandes exi­gences per­ma­nentes envers soi-même. INSOURCING DES ZUHAUSE ne mon­tre donc pas seule­ment com­ment on peut déléguer (out­sourc­ing) les émo­tions per­son­nelles ( ain­si que quelques gros travaux de ménage) à d’autres, dans le cas présent à des ser­vices hôte­liers par­ti­c­uliers, mais com­ment le tra­vail s’incruste de plus en plus dans les domaines de l’habitat et de la vie privés.

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Barbara Engelhardt
Barbara Engelhardt est critique de théâtre et éditrice. Après avoir dirigé la revue Theater der...Plus d'info
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