Quel rôle pour le théâtre dans l’espace social ?

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Quel rôle pour le théâtre dans l’espace social ?

Le 30 Avr 2004
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
82
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En 1999, lorsque Thomas Oster­meier prend la direc­tion de la Schaubühne de Berlin avec ses « com­pagnons de lutte » Jens Hill­je, Sasha Waltz et Jochen Sandig, c’est avec un texte-manifestequ’il va à la ren­con­tre du pub­lic. Chose étrange, que l’on n’avait vue depuis longtemps : de jeunes artistes, qui à tra­vers et par-delà leur activ­ité théâ­trale s’imposent des ques­tions plus larges, à l’échelle de la société, qui dévoilent les ori­en­ta­tions de leur tra­vail, qui s’appuient pour cela sur de nou­veaux auteurs et cherchent une con­fronta­tion véri­ta­ble­ment actuelle avec la réal­ité. La Schaubühne, dont la renom­mée de « mod­èle du théâtre ouest-alle­mand » avait été entamée dans les années 90, a depuis essayé de renouer non seule­ment avec l’idéal que l’on croy­ait dépassé du col­lec­tif artis­tique, mais égale­ment de cul­tiv­er l’idée du débat pub­lic. Ce faisant, elle s’inscrit dans la tra­di­tion du « théâtre engagé » et mul­ti­plie les activ­ités de l’ensem­ble : ce ne sont pas les seules pro­duc­tions artis­tiques, qu’elles con­cer­nent la danse ou le théâtre, qui se trou­vent au cen­tre des préoc­cu­pa­tions. Il faut au con­traire con­sid­ér­er le pro­fil de ce théâtre comme un phénomène glob­al dans le paysage théâ­tral et la cul­ture berli­noise, phénomène qui ne peut sans doute se con­cevoir sans la struc­ture typ­ique­ment alle­mande de l’ensem­ble (la troupe per­ma­nente) tant comme une chance que dans ses crises.

Le théâtre alle­mand sem­ble être à bien des égards un mod­èle, en affir­mant son attache­ment à cette expéri­ence de l’ensem­ble et en con­ser­vant une emprise directe sur la réal­ité poli­tique et sociale. Mais c’est ce même théâtre qui con­naît de manière récur­rente des sit­u­a­tions de crise économique, struc­turelle et artis­tique. Il est actuelle­ment con­fron­té à la ques­tion de sa fonc­tion dans l’espace social, comme cela n’avait sans doute pas été le cas depuis longtemps. Cette fonc­tion, les artistes sont régulière­ment amenés à la redéfinir con­crète­ment. Dans un con­texte où sem­blent faire défaut les grandes con­cep­tions glob­al­isatri­ces, un posi­tion­nement clair reviendrait à une prise de par­ti man­i­feste : mais pour ou con­tre quoi, dans quel but et selon quelles valeurs ? Seul le recul face à l’événementiel per­met l’analyse et par là même la ten­ta­tive de par­venir à une cer­taine forme d’objectivité. Mais démêler l’écheveau de la réal­ité opaque est une tâche tou­jours plus com­plexe lorsque le socle des valeurs com­munes à une société sem­ble ten­dre à s’amincir. Lorsqu’il ne peut plus don­ner forme à des vérités sur le monde, l’art théâ­tral doit alors ten­ter de traduire de manière nou­velle le ques­tion­nement de celui-ci.

Le théâtre, qui a désor­mais aban­don­né l’illusion de pou­voir dire le monde objec­tive­ment, devient le lieu de l’expérience con­crète et physique d’une réal­ité sociale et d’une réflex­ion sur les con­di­tions de notre devenir. Mais quelle démarche artis­tique, quel réc­it, quelles formes d’écritures scéniques et de jeu peu­vent aujourd’hui exprimer un véri­ta­ble ancrage dans le réel ? Quelles visions socio­cul­turelles ou poli­tiques mar­quent aujourd’hui le dis­cours des artistes, qui s’articule à tra­vers les spec­ta­cles mais égale­ment en dehors de la scène même ?

Par-delà la diver­sité des formes et des par­cours indi­vidu­els des artistes inter­rogés sur ce sujet, il s’agit ici de ques­tions adressées au théâtre qui sont celles de ceux qui le font, mais aus­si de son pub­lic. Le théâtre de langue alle­mande peut – au vu de son his­toire et de son fonc­tion­nement struc­turel – être con­sid­éré comme une sorte de « dinosaure » de cette tra­di­tion du « théâtre engagé », et fait ici l’objet d’un ques­tion­nement dans ce sens : dans quelles con­di­tions de pro­duc­tion, dans quelles struc­tures, dif­férentes dans cer­tains aspects de celles qui con­stituent d’autres paysages théâ­traux, ce tra­vail dans et sur la com­mu­nauté a‑t-il lieu ? Quelles vari­a­tions esthé­tiques, quelles exi­gences intel­lectuelles peut-on en dégager ? Bref : quelle place le théâtre peut-il et veut-il affirmer dans la vie cul­turelle et sociale ? Et com­ment se présente aujourd’hui la réal­ité d’une société tra­ver­sée de rad­i­cales muta­tions sociales et poli­tiques telles que l’Allemagne les vit depuis le début du proces­sus d’une réu­ni­fi­ca­tion – loin d’être achevée – de deux États et de deux tra­di­tions artis­tiques dif­férentes ? Le soci­o­logue Wolf­gang Engler essaie dans l’entretien retran­scrit ici d’en esquiss­er un tableau socio­cul­turel.

Dans la per­cep­tion nationale et inter­na­tionale de la scène théâ­trale alle­mande, Berlin prend une place tou­jours plus impor­tante. Niko­laus Mer­ck nous pro­pose une tra­ver­sée de la cap­i­tale alle­mande qui se bat, mal­gré son attrac­tion pour les étrangers, avec de mul­ti­ples prob­lèmes, économiques et poli­tiques, qui risquent d’étouffer le développe­ment d’une véri­ta­ble « métro­pole ». La con­cur­rence entre les nom­breux théâtres et opéras, men­acés eux-aus­si par le grave endet­te­ment de la ville et du Land de Berlin, respon­s­able, dans cet état fédéral qu’est l’Allemagne, du finance­ment pub­lic, oblige les scènes à se démar­quer le plus pos­si­ble les unes des autres. En effet, elles attirent de plus en plus les jeunes artistes à suc­cès (médi­a­tique) prof­i­tant d’un très grand pub­lic. Mais le paysage théâ­tral alle­mand reste décen­tral­isé de par son his­toire et ses struc­tures, et les impul­sions artis­tiques sur­gis­sent de partout. Ain­si, les jeunes tal­ents dont Peter Michalzik essaie dans son arti­cle de cristallis­er quelques ten­dances et quelques dénom­i­na­teurs com­muns tra­vail­lent sou­vent dans d’autres villes allemandes.Et même si le théâtre alle­mand reste tou­jours très mar­qué par les met­teurs en scène et leurs lec­tures rad­i­cales de textes dra­ma­tiques – clas­siques aus­si bien que con­tem­po­rains –, l’auteur vivant y a con­nu une « présence » ren­for­cée depuis quelques années. Emmanuel Béh­ague explore dans son essai com­ment cer­taines voix con­tem­po­raines essaient de retrou­ver une dimen­sion poli­tique de l’écriture théâ­trale et sous quelles formes celle-ci se man­i­feste aujourd’hui.

L’orientation thé­ma­tique de nos réflex­ions repose donc sur la ques­tion des con­tenus et des formes par lesquels le théâtre se con­fronte au présent. Le théâtre de Thomas Oster­meier, artiste asso­cié au Fes­ti­val d’Avignon en 2004, y apporte des répons­es spé­ci­fiques. Avec son « ate­lier des généra­tions », comme l’appelle ici l’auteur Math­ias Gref­frath, il développe dès son début à la Baracke du Deutsches The­ater la vision d’un « nou­veau réal­isme » qui traduirait une « atti­tude qui appelle au change­ment, née d’une douleur et d’une blessure ». Ain­si, Oster­meier sem­ble se préserv­er un cer­tain opti­misme par rap­port à la per­ti­nence et aux pos­si­bil­ités sociopoli­tiques du théâtre dans notre société. S’inscrivant dans la tra­di­tion alle­mande d’un « réal­isme engagé », il a dévelop­pé au courant de sa car­rière extrême­ment rapi­de un théâtre d’acteurs dont le physique et la maîtrise acro­ba­tique du corps con­stituent le fonde­ment esthé­tique.

Le tra­vail de Thomas Oster­meier con­traste cepen­dant avec celui d’autres artistes, s’y oppose, tout en le com­plé­tant. Il est aus­si à appréhen­der dans le con­texte berli­nois, en par­ti­c­uli­er dans la con­fronta­tion – bien évidem­ment enflée par les médias – avec la Volks­bühne de Frank Cas­torf. Indé­ni­able­ment, les mis­es en scène de Frank Cas­torf font par­tie des réal­i­sa­tions théâ­trales les plus impor­tantes – en Alle­magne comme en Europe – et cela depuis bien longtemps. Qui s’exprime sur le théâtre alle­mand, et en par­ti­c­uli­er sur son rap­port à la société, ne peut éviter une réflex­ion sur les démarch­es com­plex­es de Cas­torf. Refu­sant toute forme de réal­isme, il se met cepen­dant con­stam­ment à la recherche de la réal­ité dans le théâtre. Lui aus­si s’ancre à sa manière dans le sys­tème insti­tu­tion­nel du théâtre alle­mand et de l’ensem­ble qui lui offre, dit-il, « la pos­si­bil­ité par­ti­c­ulière d’un mode de pro­duc­tion sat­is­faisant » et d’un « tra­vail libre ».

Son approche assuré­ment « autonome » de textes dra­ma­tiques ou de prose, la com­plex­ité des signes théâ­traux et ciné­matographiques dans ses mis­es en scène et le jeu out­ré de ses acteurs ont créé un lan­gage esthé­tique orig­i­nal. Il va de pair avec un dis­cours intel­lectuel et artis­tique nour­ri par la per­son­nal­ité de Frank Cas­torf lui-même, par son dra­maturge Carl Hege­mann et traduit à tra­vers d’innombrables man­i­fes­ta­tions de tout genre qui ont fait de la Volks­bühne am Rosa-Lux­em­burg-Platz un vivi­er cul­turel à Berlin.

Pour­tant, le statut-culte désor­mais acquis de ce théâtre ne s’explique pas seule­ment par le tra­vail de Cas­torf. Ces dernières années, René Pollesch, auteur et met­teur en scène, est par­venu à se gag­n­er son pro­pre pub­lic par un théâtre nova­teur d’un point de vue formel et per­ti­nent dans son con­tenu. Il est auteur-met­teur en scène de ces pro­jets théâ­traux qui, de manière plus pes­simiste que Thomas Oster­meier, invi­tent à met­tre en cause ce qui sem­ble être « nor­mal » dans une société pro­fondé­ment et glob­ale­ment cap­i­tal­iste, jusque dans les com­porte­ments les plus indi­vidu­els.

Longtemps, le lan­gage théâ­tral d’un autre maître de la mise en scène alle­mande a con­sti­tué le con­tre-point à ce théâtre exta­tique et « cri­ard » à l’intérieur dela Volks­bühne même. Ces qua­tre dernières années, Christoph Marthaler s’est bat­tu à la tête du Schaus­piel­haus de Zurich pour un théâtre délibéré­ment fondé dans la réal­ité, tout en cat­a­pul­tant le spec­ta­teur hors de sa notion habituelle du temps. Ses col­lages choré­graphiques et musi­caux ciblent pour­tant des atti­tudes humaines d’une pré­ci­sion éblouis­sante et parvi­en­nent à cern­er des ques­tions fon­da­men­tales con­cer­nant le fonc­tion­nement de notre société con­tem­po­raine. Ain­si, devenu une des prin­ci­pales références pour le paysage théâ­tral alle­mand, le théâtre de Marthaler pose égale­ment la même ques­tion : Com­ment le théâtre alle­mand se conçoit-il lui-même dans l’espace social et urbain qui lui sert de con­texte, quelle fonc­tion revendique-t-il ou refuse-t-il au con­traire ? Les met­teurs en scène, auteurs, soci­o­logues et cri­tiques présen­tés et sol­lic­ités ici – des voix alle­man­des mais aus­si français­es – se livrent tou­sà un débat sur cette ques­tion et ten­tent par­fois des répons­es dif­férentes, liées à leurs démarch­es esthé­tiques divers­es, voire con­tra­dic­toires. Ils esquis­sent ain­si un large tableau de ce que pour­rait être le théâtre alle­mand con­tem­po­rain.

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Barbara Engelhardt
Barbara Engelhardt est critique de théâtre et éditrice. Après avoir dirigé la revue Theater der...Plus d'info
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