1.
LA DYNAMIQUE des systèmes de production capitalistes engendre un mouvement qui ébranle toutes les valeurs sûres et toute sécurité. Non seulement les valeurs religieuses s’effritent, mais la « dissolution des patries et des familles » est à l’ordre du jour, comme le constatait Karl Marx il y a déjà 120 ans.
La dissolution des patries, qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation, semble être un processus irréversible. Le capital englobe tous les pays du monde dans ses calculs, l’entoure. Et personne ne peut dire où est le dessus ou le dessous, le début et la fin. Le capitalisme est sans limites, bien que pas infini. Et la dissolution des familles progresse, passant de la grande famille à la petite famille, de la petite famille aux isolés et aux familles mono-parentales, pour aboutir finalement à son point final absolu, l’individu isolé sans racines et sans valeurs sûres. En ce qui concerne cette force destructrice de toutes les traditions par les forces productrices déclenchées par le capitalisme, les pronostics de Marx ont été largement accomplis. Mais sa thèse qu’une nouvelle société allait naître au sein de la société capitaliste qui parviendrait à délivrer l’humanité entière et à créer un paradis sur terre n’a pas pu être confirmée d’une façon empirique. Il s’agit probablement, dans cette théologie historique, d’un relent d’une pensée religieuse apocalyptique de Marx qui devait disparaître en raison de la dissolution de toutes les traditions telle qu’il l’avait prédite. La dissolution mondiale de visions sûres du monde a fait disparaître aussi la sienne. ( Qu’il soit considéré à la fin du siècle comme fondateur tardif d’une religion, dont la théorie de l’évolution historique est structurée comme une preuve ontologique de Dieu, comme l’a démontré le philosophe Karl Heinz Haag, signifie qu’il est victime de la méthode théorique du matérialisme historique qu’il défendait lui-même). Le marxisme n’a pas résisté à son application sur lui- même. Dans ce sens, Marx avait raison.
2.
Si Marx avait raison dans son analyse de la société et que, par conséquent, sa théorie de l’émancipation devait échouer, cet échec est bien une preuve supplémentaire du manque de sérieux de la société de marché et de concurrence, qui a perdu peu à peu non seulement toute base éthique, mais aussi toutes les valeurs basées sur la théorie de la connaissance. Les valeurs de remplacement des vérités religieuses disparues à travers les sciences ou les idéologies politiques se sont érodées d’une façon dynamique durant ce siècle. Un point d’Archimède pour des orientations ou des critères fiables pour des vérités valables pour tous, et non triviales, ne se dessine nullement à l’horizon, d’autant plus que la notion de vérité a été sérieusement discréditée par tant de « vérités » qui se sont révélé être des idéologies criminelles ou des superstitions sinistres. Nietzsche qui annonça la mort de Dieu se pencha également en toute logique sur la fin de la vérité. « Nous avons éliminé le vrai monde, quel monde nous reste-t-il ? Le monde apparent ? Mais non, en éliminant le vrai monde, nous avons également éliminé le monde apparent. » Alors que pour le pauvre Nietzsche cette thèse priva ses propres convictions de tout fondement, elle ne signifie plus du tout aujourd’hui la chute nihiliste dans l’abîme. La méthode inefficace de distinguer entre le vrai et le faux, l’apparence et la réalité, a été remplacée depuis Wittgenstein et Luhmann par les jeux avec la langue et des systèmes de poésie automatique dont les valeurs sont réduites à l’orientation sur leurs propres définitions fonctionnelles. C’est-à-dire que le théâtre qui crée son propre monde à part avec ses règles propres est redevenu un paradigme. Après l’abolition du « vrai monde » et du monde « apparent », il ne reste que celui du théâtre. C’est pourquoi il est tellement important, malgré une certaine marginalisation.
Avec la notion de « théâtralité », des spécialistes éminents des arts de la scène essaient de thématiser ce processus et d’accorder ainsi aux arts de la scène un rôle clé dans les réflexions sur notre temps. Pas seulement pour obtenir des subventions, mais aussi parce que la théâtralisation de beaucoup de domaines sociaux n’est plus à prouver.
Des procédés comme la tromperie, le jeu et le rituel deviennent de simples conditions de fonctionnement sans aucune importance quant à la théorie de la vérité. Il n’est pas important que quelque chose soit vrai, mais que cela fonctionne.
3.
Il est touchant d’entendre le directeur de l’École Ernst Busch, Klaus Völker, lancer un appel dans le FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) pour arrêter la théâtralisation du monde politique et social et la réserver exclusivement aux scènes dont c’est la fonction. Mais il n’arrêtera pas ce processus, même cent ans après Brecht. Le théâtre doit accepter le défi que la scène traditionnelle n’est plus qu’un lieu de représentation parmi beaucoup d’autres. Mais le théâtre en sa globalité reste le lieu privilégié de réflexions – comme à l’époque baroque, mais en inversant complètement les choses. Alors qu’à cette époque, le théâtre reflétait le monde, aujourd’hui le monde reflète le théâtre. Alors qu’à l’époque, il devait servir à consolider la foi en des vérités éternelles et des valeurs fondamentales, il sert aujourd’hui à construire et à vérifier des réalités passagères, qui pourraient être toutes différentes demain, à réaliser un jeu dont les règles restent toujours disponibles.
4.
« La foi la plus élevée est la foi en une illusion, dont on a compris que c’est une illusion. » Cette phrase caractérise le problème de garder la foi de n’importe quelle façon, dans les circonstances d’un capitalisme mondialisé. Sans se déjouer de soi-même, rien ne fonctionne plus. Cette phrase ne vient pas de Ghandi, ni de Hitler, mais de l’arsenal spirituel de Wallis Stevens qui s’est fait un nom par l’organisation de séminaires pour entrepreneurs et managers. L’alternative de cette contorsion s’appelle « Vivre sans foi » point d’exclama- tion, un slogan qui a permis à la Volksbühne de réaliser toute une saison. On peut y voir un cri contre le manque de modèles de l’époque contemporaine, mais aussi une invitation à jeter à la poubelle tout fondamentalisme et à comprendre sa vie comme une expérience sans issue certaine. Ce qu’elle fut de tout temps.