AUDE LAVIGNE : Comment concevez-vous votre travail par rapport à la notion de risque ?
Arne Sierens : Prendre des risques n’est pas mon moteur de travail, je parlerais plutôt d’un sentiment de révolte qui provient directement de mon histoire personnelle. Je viens d’un quartier populaire où je vivais au milieu de gens très pauvres, des ouvriers du textile. Quand ils avaient mal aux dents, ils ne pouvaient pas aller chez le dentiste. À l’école, par contre, j’étais entouré par des garçons de quartiers plus riches qui pouvaient s’offrir ces soins. Dans mon quartier, les gens avaient des dents pourries, je voyais des filles de seize ans à qui il manquait des dents. C’est un quartier insalubre. Chaque hiver, les caves se remplissaient d’eau et les gens avaient des maladies des poumons, des cancers. Les suicides étaient nombreux. Cette situation a créé chez moi un sentiment de révolte contre un système qui installait cette situation.
Quand je suis allé au théâtre, j’ai vu des spectacles qui ne « disaient rien » de la réalité, de la vérité. « Que des choses fausses ». Sur scène, je voyais des gens qui prétendaient des choses que je ne comprenais pas, dans un langage que je ne comprenais pas. C’était un univers influencé par un théâtre classique anglais et français. On me montrait des Molière, mais je ne les croyais pas, pas un mot. Les gens avaient des abonnements, s’asseyaient dans des fauteuils de velours rouge, le bâtiment lui-même était un symbole très bourgeois, il fallait monter les marches d’un escalier pour accéder au théâtre, je n’aimais pas ça.
Heureusement, j’ai vu des spectacles de Tadeusz Kantor, et j’ai vite compris que, pour pouvoir parler des réalités, je devais chercher d’autres voies. J’ai même écrit à cette époque, il y a vingt ans à peu près, un manifeste intitulé « le théâtre de la pauvreté ». Il faut préciser que j’étais alors très influencé par le mouvement de l’Arte Povera italien.
A. L.: Que disait votre manifeste ?
A. S.: Il disait que la pauvreté est une métaphore de la condition humaine. Je voulais un théâtre autonome, qui ne repose pas sur un texte mais sur la vérité. J’étais vraiment obsédé par le « Vérisme ». Je voulais parler de mes voisins, de mes tantes, de ma famille, mais paradoxalement je ne voulais pas en parler de manière réaliste. Je ne voulais pas faire du théâtre réaliste mais un théâtre très « théâtral ». C’est avec le théâtre de Kantor que j’ai compris qu’on devait travailler avec des éléments réalistes posés dans un cadre non réaliste, pour un théâtre très ritualisé. Je veux un théâtre autonome, qui ne soit pas fixé sur le texte mais qui « ritualise ». C’est peut-être sous cet angle que j’essaie de trouver un lien avec Artaud.
A. L.: Vous parlez d’un théâtre autonome, comment mettez-vous en œuvre cette autonomie ?
A. S.: Je ne me positionne pas comme metteur en scène ou comme écrivain. Je suis un « faiseur de théâtre », un Theater macher. Je suis contre l’idée d’un théâtre de répertoire où les comédiens travaillent cinq à huit semaines. Avec MARIE ÉTERNELLE CONSOLATION, je me suis dit : je vais travailler pendant six mois avec des comédiens que j’aime beaucoup et on va improviser, on ne va même pas mettre une date de première, on ne va même pas jouer dans une salle de théâtre. Le décor, un sol de glace, pèse trop lourd pour être sur une scène normale. Ce choix est délibéré, nous savions qu’avecun tel décor nous ne pourrions plus entrer dans des théâtres classiques. Quant au travail avec les comédiens, ils sont avant tout pour moi des artistes. Quand ils créent un rôle, ils racontent quelque chose d’eux-mêmes. Cet aspect autobiographique est très important, vous comprendrez que, dans ces conditions, les acteurs sont irremplaçables.
A. L.: Vous avez parlé d’autonomie et de rituel, comment articulez-vous ces deux notions ?
A. S.: La notion qui est à la base de mon travail est la « synchronicité ». Cela provient du théâtre chinois, l’idée est la suivante : « Quand on parle de quelque chose, cela s’est déjà passé, cela va se passer et cela se passe dans d’autres endroits dans le monde ». Ce qui veut dire que lorsqu’on raconte quelque chose, ce n’est qu’une possibilité parmi un millier d’autres histoires. Partir de cette notion signifie que, sur scène, l’histoire est très ouverte, elle permet au public de s’y inscrire, de mettre sa propre histoire en jeu. Comme si on établissait la possibilité d’une comparaison immédiate. D’ailleurs, je dis souvent que je fais des moitiés d’histoire en prenant l’exemple d’une noix : on a une partie de la noix, c’est au public de mettre l’autre partie. Et, ensemble, on a une sorte de totalité.
A. L.: Comment vous y prenez-vous pour faire en sorte d’avoir une histoire ouverte, une moitié de noix comme vous dites ?
A. S.: Nous tentons, pendant les mois de travail, de constituer une communauté, de trouver une histoire qui nous est commune. L’histoire d’un groupe, on pourrait même dire d’une tribu. Nous gardons toujours cette idée d’observer la réalité sans la reproduire, mais en traquant la vérité dans toutes ses expressions. C’est ainsi que s’instaure une forme de rituel, comparable à celui « des noirs qui dansent autour du feu pour que les mauvais esprits ne viennent pas ». Nous travaillons avec nos démons, nous tentons de donner une forme à l’impossible. Ce qui aboutit à montrer sur scène des éléments qui « normalement » ne sont pas mis ensemble. Nous formulons des vœux pour donner forme à l’impossible.
A. L.: Vous avez parlé d’Artaud ? Comment ressentez-vous son influence sur votre travail ?
A. S.: Il y a très longtemps, un journaliste a écrit à propos de mon travail qu’il se situait entre Brecht et Artaud. J’ai trouvé cette formule « très comique » parce qu’il y a un « côté brechtien », l’aspect documentariste, presque journalistique, dans la partie disons « structurée » de ma démarche et il y a un « coté Artaud », très agressif, ce que j’appelle le « côté Punk », le côté rock & roll, qui correspond au désir de laisser s’échapper une énergie très crue, de lui donner une liberté. Comme dans les concerts de rock, laisser couler une énergie totale, sans pensée. Ce dernier aspect repose sur la litanie, sur la répétition constante pour aller vers un état de transe comme chez les derviches turcs, mais aussi dans les musiques techno ou house, ou encore la musique de Nusrat Fateh Ali Khan au Pakistan. La transe permet d’accéder à plus de liberté grâce à l’ouverture qu’elle génère.