Jean-François Sivadier — Comme le doute dans la science

Jean-François Sivadier — Comme le doute dans la science

Entretien avec Christophe Triau

Le 18 Avr 2005
LA MORT DE DANTON de Georg Büchner, mise en scène de Jean-François Sivadier. Photo Caroline Ablain.
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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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JEAN-FRANÇOIS SIVADIER : Le risque est lié à la notion de spec­ta­cle vivant ; le temps du théâtre, de la danse, c’est le présent, et dès qu’on met en jeu le présent, il y a du risque. Le risque, c’est ce qui rend libre. On va sur un plateau pour sor­tir des for­mats, se per­dre dans des zones non repérables. C’est pour cela que les gens vien­nent au théâtre. Je pense même que, pro­fondé­ment, les acteurs et les met­teurs en scène ne sont jamais aus­si heureux que quand ils se sen­tent en état de risque, quand ils se décou­vrent une lib­erté nou­velle en ayant per­du leurs repères.

Christophe Tri­au : C’est ce qui fait le présent de la scène, et autour de quoi se fonde la rela­tion entre le plateau et la salle ?

J.-F. S.: Avec Nico­las Bouchaud, on se dis­ait récem­ment qu’en tant que spec­ta­teur, quand on voit un acteur pren­dre un risque, on a peur pour lui mais, du coup, on n’a plus peur pour nous. Tan­dis que si l’acteur ne prend plus de risque, on n’a plus peur pour lui mais pour nous, il ne peut plus rien nous arriv­er. Dans un numéro de trapèze, un des risques que prend l’acrobate, c’est de ne pas être rat­trapé à l’instant où il se jette dans le vide. Pren­dre un risque sur le plateau, c’est met­tre à l’épreuve l’échange, le partage qu’il y a a pri­ori entre celui qui regarde et celui qui est regardé. La rela­tion entre la scène et la salle se fonde sur l’expé- rience entre acteurs, danseurs ou musi­ciens et spec­ta­teurs. Plus l’expérience est réelle, plus le temps présent de la représen­ta­tion est fort. Donc, il s’agit de faire de la représen­ta­tion une expéri­ence. Comme on ferait une expéri­ence sci­en­tifique. Galilée, au début de la pièce de Brecht, pro­pose le doute comme le meilleur instru­ment de la recherche sci­en­tifique et, en fil­igrane, l’auteur nous dit que c’est aus­si un instru­ment extra­or­di­naire pour la recherche théâ­trale. On vient sur un plateau comme dans un lab­o­ra­toire pos­er des ques­tions, et non des cer­ti­tudes. On cherche quelque chose qui, si on le trou­ve, va peut-être nous explos­er à la fig­ure ou nous trans­former com­plète­ment. C’est exacte­ment l’effet que m’a fait LE SOULIER DE SATIN mis en scène par Vitez. La rela­tion entre la scène et la salle était forte parce qu’on sen­tait, chez les acteurs et les spec­ta­teurs, une néces­sité et un cer­tain dan­ger à être là. Le temps, la langue, tout était démesuré. Le plateau deve­nait un lab­o­ra­toire de la démesure où tout le monde pre­nait le risque de représen­ter de l’irreprésentable. L’œuvre de Claudel ne ren­trait dans aucune case. Ça fai­sait un bien fou.

Si le temps du théâtre, c’est le présent, le risque sur le plateau a sûre­ment à voir avec un défi au présent de la représen­ta­tion. Le risque, c’est ce qui per­met de ressen­tir, de saisir, de retenir le présent. On sait qu’un trou de texte provoque tou­jours dans le pub­lic et sur le plateau un état de panique en même temps qu’un plaisir fou à éprou­ver bru­tale­ment le présent. On voit là que le pub­lic porte la même chose que les gens sur le plateau. C’est comme un temps à part. Ce n’est plus du théâtre ou, au con­traire, c’est incroy­able­ment du théâtre.

C. T.: Le risque est-il for­cé­ment vis­i­ble ?

J.-F. S.: Ce qui se voit, se ressent, c’est la néces­sité de l’expérience faite devant nous. D’ailleurs, le risque et la néces­sité fonc­tion­nent ensem­ble. Le risque part tou­jours d’une néces­sité. La dif­fi­culté c’est qu’on ne sait jamais vrai­ment si nos pro­pres lim­ites, nos faib­less­es ne vont pas la cor­rompre, la trans­former, lui faire per­dre sa force. Com­ment met­tre en accord les actes et les mots, le corps et la pen­sée ? C’est exacte­ment le sujet de LA MORT DE DANTON.

C. T.: C’est, pour l’acteur en par­ti­c­uli­er, s’exposer et non s’exhiber, et déjouer tout sur­plomb de la scène par rap­port au spec­ta­teur ?

J.-F. S.: L’exhibition sup­pose qu’on a quelque chose à mon­tr­er dont on ne doute pas, l’exposition implique une dépos­ses­sion, un don de soi et un échange. Le risque pour un acteur, c’est aller là où il n’a plus d’armes. Où il y a du déséquili­bre pos­si­ble. Je me dis sou­vent que pour ren­dre un spec­ta­cle plus fort, il faut le met­tre encore plus en risque, tra­vailler sur son point de déséquili­bre. Sur les extrêmes. Aller au plus près du bord de la falaise, juste avant le moment de tomber. Le déséquili­bre physique était essen­tiel dans le tra­vail de Gabi­ly : il cher­chait tou­jours une façon de danser, de n’être jamais immo­bile, tou­jours au bord de la chute. Dans la langue, aus­si. Cette façon d’éprouver l’équilibre du corps et de la parole (le con­traire serait de faire croire que par­ler et bouger sur un plateau est naturel) don­nait para­doxale­ment aux acteurs un cen­tre de grav­ité très fort. Ce qui voudrait dire que pour vrai­ment se tenir debout sur un plateau, il faut avoir con­science de la chute pos­si­ble. Qu’il faut pren­dre le risque de tomber pour retrou­ver le bon­heur de l’équilibre. Pourquoi y a‑t-il un dan­ger incroy­able quand il y a un enfant sur un plateau ? Parce qu’il rend con­crète­ment pos­si­ble le déséquili­bre, et qu’il y a une pres­sion énorme entre le regard des gens qui atten­dent quelque chose et lui qui ne don­nera pas cette chose-là, qui les emmèn­era ailleurs. Le tra­vail sur l’enfance est essen­tiel. C’est un tra­vail sur le non-savoir, la re-nais­sance.

On prend un risque parce qu’on a envie de se décou­vrir ailleurs, d’aller voir la tête qu’on a dans des endroits où on n’a plus pied. C’est aus­si un con­sen­te­ment à l’abandon, à une cer­taine pau­vreté. J’ai tou­jours cette impres­sion devant le tra­vail de Pina Bausch : des danseurs vir­tu­os­es arrivent sur le plateau pour jouer avec le pub­lic à ne plus rien savoir. On va au théâtre aus­si pour ça : pour jouer ou pour appren­dre à ne plus rien savoir, à redé­cou­vrir la parole et le mou­ve­ment. Quand je ressens physique­ment le temps présent de la représen­ta­tion, j’ai tou­jours l’impression d’être sur le plateau avec les acteurs. Sinon je vois quelque chose qui sem­ble avoir déjà eu lieu ou qui n’a pas besoin de moi pour exis­ter.

C. T.: Est-ce que le risque s’apprend ?

J.-F. S.: Ce qui s’apprend, sans doute, c’est la con­fi­ance qui donne le désir de pren­dre des risques. Ce n’est pas seule­ment une chose qu’on éprou­ve, c’est un vrai tra­vail. Il n’y a pas de con­fi­ance, seule­ment des preuves de con­fi­ance. C’est une chose que Gabi­ly nous a apprise aus­si : on pou­vait être empêtrés dans nos prob­lèmes d’acteur, ça ne nous empêchait jamais de regarder devant nous la chose à con­stru­ire ensem­ble, on ne se sen­tait jamais seul. Je ne par­le pas de con­fi­ance en soi, mais de con­fi­ance dans le plateau, comme un des derniers endroits où il est pos­si­ble de con­stru­ire de la com­mu­nauté.

Cette idée d’être ensem­ble sur le plateau est aus­si impor­tante que celle d’être ensem­ble avec le pub­lic. Nous essayons tou­jours, au début d’un spec­ta­cle, de trou­ver ce qui va per­me­t­tre de con­stru­ire un temps et un espace com­muns entre le plateau et la salle. On dit que le théâtre est un art du partage ; j’ai tou­jours, c’est peut-être naïf et ça me passera peut-être, envie d’interroger con­crète­ment, pen­dant la représen­ta­tion, la nature de ce partage. Je pars du principe que j’ai une con­fi­ance énorme dans le regard du pub­lic qui vient pren­dre le risque de se laiss­er trans­former : il attend tout de ce qui va arriv­er, en sachant que ce n’est pas vrai. Cette attente-là, cette ouver­ture, ce con­sen­te­ment au risque de se laiss­er attein­dre, est très riche et très frag­ile. Pour que l’expérience ait lieu, il faut que cette chose existe aus­si sur le plateau. Tra­vailler ça, ça s’apprend sans doute, ça s’éprouve.

C. T.: En quoi le groupe aide-t-il, ou redou­ble-t-il, la prise de risque ?

J.-F. S.: Con­stituer un groupe est le meilleur moyen de con­stru­ire une aven­ture. Il ne peut y avoir sur un plateau d’aventure que col­lec­tive. C’est parce qu’on aime les gens avec lesquels on tra­vaille qu’on peut pren­dre le risque de regarder dans une direc­tion incon­nue, de s’inventer des mon­tagnes à déplac­er, de se dire « c’est impos­si­ble, faisons-le ! ». Sinon, on passerait notre temps à s’attendre les uns les autres, à chercher des accords. Et, encore une fois, la néces­sité précède tou­jours le risque. Pour VIOLENCES, avec Gabi­ly, on a répété six mois sans être payés, en ne sachant même pas si on allait jouer le spec­ta­cle. Mais on devait le faire, on savait tou­jours pourquoi on était là. On répé­tait mais on risquait de ne pas jouer, c’est tout. C’était presque anec­do­tique en regard de ce qui nous arrivait sur le plateau. La néces­sité d’être là était d’autant plus forte qu’elle était partagée, intime­ment, par tout le monde de la même façon.

Mais une autre ques­tion serait « qu’est-ce qu’on risque réelle­ment au pire sur un plateau ? » C’est la ques­tion que je me posais à chaque représen­ta­tion de DOM JUAN, en regar­dant Lau­ra de Lag­illar­daie, comé­di­enne, trapéziste que Gabi­ly avait engagée pour jouer le com­man­deur, et qui, tous les soirs, sur son trapèze, au-dessus des comé­di­ens, dans des fig­ures mag­nifiques qui me ter­ri­fi­aient, risquait tout sim­ple­ment sa vie.

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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