Mathilde Monnier — Les risques se prennent à plusieurs

Mathilde Monnier — Les risques se prennent à plusieurs

Entretien avec Bruna Filippi

Le 27 Avr 2005
FRÈRE & SOEUR, chorégraphie de Mathilde Monnier. - Photo Marc Coudrais.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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BRUNA FILIPPI : Dans quelle mesure la notion de risque est-elle présente dans ta pra­tique artis­tique actuelle ? A‑t-elle changé au cours du temps ?

Mathilde Mon­nier : La notion de risque se déplace en per­ma­nence, ce n’est donc pas qu’elle a changé mais qu’elle ne se situe plus au même endroit dans mon tra­vail. Les risques ne sont plus les mêmes qu’il y a une dizaine d’années. En tout cas, la ques­tion du risque reste pour moi fon­da­men­tale. Le risque est ce qui m’amène à faire des créa­tions, ce qui me met en jeu et me fait bouger. Le risque est l’enjeu pre­mier.

B. F.: Com­ment cette prise de risque, fon­da­men­tale, fait-elle par­tie de la for­mal­i­sa­tion de ton art ? Com­ment s’inscrit-t-elle dans la con­struc­tion des spec­ta­cles, dans ton tra­vail quo­ti­di­en ?

M. M.: La for­mal­i­sa­tion, c’est essay­er de cern­er le risque, et juste­ment de l’apaiser. Le risque s’inscrit dans une part d’inconnu, il n’est pas ratio­nal­is­able. S’il était ratio­nal­is­able, on ne prendrait pas de risque. On se pro­jette dans quelque chose qui fait peur, avec le sen­ti­ment de ne pas pou­voir le con­trôler. Mais ce n’est là qu’un pre­mier type de risque, il y en a un autre, après, qui con­cerne la pièce elle-même, ce qu’elle va ris­quer. La ques­tion est alors de savoir com­ment la pièce va être reçue par le pub­lic. Dans les deux cas, c’est l’inconnu. Dans ma pra­tique artis­tique, cela touche vrai­ment le quo­ti­di­en parce que la mise en jeu du corps est tou­jours risquée, elle n’est jamais acquise d’emblée. Dans ma recherche choré­graphique, je ne tra­vaille pas à la con­struc­tion d’un style. C’est au con­traire chaque fois une aven­ture nou­velle qui se véri­fie au quo­ti­di­en.

B. F.: En prenant des risques, se libère-t-on de soi-même et de son image ? Ou bien du pub­lic et de l’institution ?

M. M.: Je crois que les trois ne sont pas dis­so­cia­bles. Tu ne peux pas libér­er quelque chose du pub­lic que tu ne libér­erais pas en toi. Ces trois élé­ments sont en fait étroite­ment liés. Ce qui se libère en toi-même est quelque chose de très com­plexe. Il est dif­fi­cile d’anticiper cette ques­tion parce qu’il y a des pièces qui libèrent une part d’inconscient, mais ce n’est jamais là que ça se joue. Pour ce qui est de l’image, elle ne m’intéresse pas. Je n’ai jamais cher­ché à con­stru­ire une image. Même si on m’en a inévitable­ment col­lée une, je ne sais pas trop ce qu’est cette image, je n’arrive pas à la visu­alis­er.

B. F.: Par la prise de risque, est-ce qu’il y a quelque chose que tu veux bris­er ou met­tre à l’écart ? Que veux-tu attein­dre ?

M. M.: Pren­dre des risques revient pour moi à créer tou­jours plus de lib­erté dans mon rap­port au monde. En fait, plus tu prends des risques, plus tu parviens à pren­dre une dis­tance qui te donne une lib­erté d’être. Cette dis­tance évite d’être pris­on­nier de soi-même, tout en pas­sant par la créa­tion d’une cer­taine forme. Mais on sait que l’on n’échappe pas totale­ment à soi même, il y a tou­jours des récur­rences qui te rat­trapent. La prise de risque, c’est s’étonner soi-même tout en tes­tant ses pro­pres lim­ites. Il y a un rap­port de coex­is­tence entre la prise de risque et la forme. La prise de risque crée et invente la forme. Elle déforme, décon­stru­it et même, brise la forme.

B. F.: Est-ce que la prise de risque se trans­forme lorsque tu entres dans le tra­vail col­lec­tif ? En quoi devient-elle un enjeu col­lec­tif ?

M. M.: Il est tou­jours dif­fi­cile de faire peser sur les autres tes risques per­son­nels. Toute­fois, ce sont sou­vent mes danseurs qui m’aident à pren­dre un risque. En fait, ce sont eux qui sup­por­t­ent le risque et, même, qui le pré­cip­i­tent. Ils ont une forte intu­ition, savent où se trou­ve le risque et, en général, ils ont la force d’aller beau­coup plus loin, en l’accentuant. Les danseurs que je choi­sis pour mes pro­jets savent où se situe le risque et ils le pren­nent avec moi.

B. F.: Quelle dif­férence il y a‑t-il entre la provo­ca­tion et le risque ?

M. M.: La provo­ca­tion est un état beau­coup plus volon­taire. C’est un faux état de risque, une espèce de mise en scène du risque. C’est déjà une ré-appro­pri­a­tion de la notion de risque, une pure représen­ta­tion. Il y a des artistes qui sont dans la provo­ca­tion et le font très bien. Mais le risque qu’il y a reste mesuré, cal­culé.

B. F.: Est-ce qu’il y a une dif­férence entre « pren­dre un risque » et « être en révolte » ?

M. M.: Oui, « pren­dre un risque » est une pos­ture d’artiste tan­dis qu’«être en révolte » est plus une pos­ture de citoyen. Les deux ne se pla­cent pas au même niveau. La révolte reste indi­vidu­elle. L’histoire de la révolte est une his­toire de l’individu qui se posi­tionne face au monde sans for­cé­ment pass­er par la représen­ta­tion. Je ne pense pas que la scène soit un lieu de révolte. Je vois plutôt des inter­prètes dans la révolte. Mal­heureuse­ment, la scène n’est plus très poli­tique, ni proche des ques­tions sociales comme elle a pu l’être un cer­tain moment. Aujourd’hui elle reste très esthé­tique, tou­jours dans la représen­ta­tion. J’ai l’impression qu’on est plutôt dans un mou­ve­ment régres­sif, les spec­ta­cles penchent pour le diver­tisse­ment, même si cela passe par la provo­ca­tion.

B. F.: Selon toi, le pub­lic préfère-t-il que le risque ne soit pas vis­i­ble ?

M. M.: Oui, le pub­lic ne veut pas for­cé­ment voir le risque sur scène. Mal­heureuse­ment, on cherche aujourd’hui plutôt des formes qui ne pren­nent pas de risque. Le pub­lic suit ce que pro­pose l’institution. Il y a une sorte de dépen­dance entre l’un et l’autre. L’institution donne de l’argent à des spec­ta­cles qui vont tourn­er et les pro­gram­ma­teurs choi­sis­sent des spec­ta­cles dont il sont sûrs qu’ils vont être aimés par le pub­lic. Les règles du marché font qu’on choisit des spec­ta­cles qui pren­nent le moins de risques pos­si­bles. C’est un cal­cul per­ma­nent de la part des pro­duc­teurs et des directeurs de salle pour pren­dre des risques min­i­maux. Cette année, par exem­ple, le fes­ti­val d’Avignon prend de gros risques avec une pro­gram­ma­tion où il n’y a pas de théâtre clas­sique et où il y a, par con­tre, de jeunes auteurs. Pour un pub­lic aus­si diver­si­fié que celui d’Avignon, c’est un risque.

B. F.: Est-ce qu’aujourd’hui, à la lumière de ce que tu viens de dire, un risque est encore un risque ?

M. M.: En tant qu’artiste, je me pose moi-même cette ques­tion parce que j’ai moins d’illusions qu’avant par rap­port au statut de la scène. Je pense que les risques qu’on pour­rait pren­dre sont des risques plus poli­tiques ou plus soci­aux. Je n’ai pas d’utopie par rap­port à l’impact du spec­ta­cle sur la vie car on sait très bien où est l’art aujourd’hui. Même s’il peut être sub­ver­sif et provo­ca­teur, tout reste lié à la sit­u­a­tion du marché. Face à cette sit­u­a­tion, la notion de risque devient impor­tante. Les risques se pren­nent à plusieurs. Mais, aujourd’hui, on demande à l’artiste de pren­dre des risques tout seul, les pro­gram­ma­teurs ne sont disponibles à les partager que lorsqu’un spec­ta­cle marche. J’attends aujourd’hui que les pro­duc­teurs pren­nent des risques avec l’artiste. Par exem­ple, avec des artistes jeunes ou mécon­nus. Il faut sor­tir du mythe de l’artiste qui prend des risques tout seul. Pour moi, le risque est quelque chose qu’on partage à plusieurs.

B. F.: Au regard de cette prob­lé­ma­tique, Antonin Artaud a‑t-il selon toi une place aujourd’hui ?

M. M. : Artaud est avant tout un poète. Par la folie du lan­gage, par son rap­port char­nel avec les mots, Artaud a tran­scendé la scène. Aujourd’hui, la scène a telle­ment intéri­or­isé la trans­gres­sion qu’on peut dire que la scène a tout récupéré, tout inté­gré. La pos­ture indi­vidu­elle de l’artiste dans un état lim­ite ne peut plus exis­ter parce que les artistes sont plus cal­cu­la­teurs, ils gèrent leur car­rière. Artaud ne gérait pas sa car­rière. On ne peut pas sépar­er l’artiste de sa pos­ture d’individu dans la société. De sa révolte.

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Bruna Filippi
Bruna Filippi est professeur d’histoire moderne à l’Université de Perugia (Italie), membre du GRHIL/EHESS (Paris)...Plus d'info
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