Sylvie Martin-Lahmani - EST-CE QUE LA NOTION DE RISQUE occupe un rôle particulier dans votre pratique actuelle ?
Olivier Py - Se souvenir de la réponse de Beaumarchais, à la veille de la première du MARIAGE, à qui l’on dit : « Vous ne risquez pas votre vie », et à quoi il répond : « Vous avez raison, je risque bien plus. » On a un peu honte de parler de risque face à ceux qui en prennent réellement dans leur chair. Mais il n’est pas vrai, comme dit Falstaff, que l’éthique ne tue pas. Cela n’est pas vrai, le déshonneur tue, l’incompréhension tue, le risque de s’apparaître médiocre à soi-même tue. Il y a un danger spirituel. En général, quand j’écris, c’est qu’une question en moi n’est pas résolue et qu’il faut que je laisse au théâtre, peut-être pas la réponse, mais en tout cas le combat. Par exemple, la question de la conversion– chrétienne notamment – n’est jamais résolue et, quand je me remets à écrire, je la remets au théâtre, je la risque dans l’écrit, je ne risque pas ma vie mais mon visage dans le miroir du poème. Je laisse agir les personnages, la langue, les mots. Je risque mon visage, oui. Par exemple, pour LES VAINQUEURS, j’avais décidé de faire parler ce qui n’était pas converti en moi, ce qui était profondément païen, quitte à me perdre tout à fait.
S. M.-L. - Est-ce que la prise de risque s’inscrit d’emblée dans l’élaboration et la production du spectacle ?
O. P. - On prend des risques quand on essaie de dire quelque chose qui soit substantiel, sinon, le reste, les formes, c’est comme un jeu merveilleux, qui ne tue pas.
S. M.-L. - En prenant des risques, de quoi se libère-t-on ? Par rapport à soi et à son image ? Par rapport au public ? Par rapport à l’institution ?
O. P. - Cette idée de risque est en fait très bourgeoise. L’homme qui doit parler, qui essaie de survivre dans la Vérité, ne s’intéresse pas à ça. La « subversion » est aujourd’hui une valeur bourgeoise, récupérée par le marketing. Il faudrait abandonner ces idées aux publicitaires et aux marchands de modes, qui utilisent très bien les scandales et en font une stratégie. Je méprise cela profondément. Moi, j’ai toujours cherché l’inverse, à ce que ma parole soit la plus compréhensible possible, à ce qu’elle réunisse le plus grand public possible, compte tenu du fait qu’elle est déjà minoritaire au sein de la société. Et en cela, j’ai toujours voulu faire du théâtre populaire, ce qui veut dire totalement le contraire de l’idée d’un théâtre démagogique.
S. M.-L. - Cela me fait penser aux idées de Sartre sur le théâtre – pas à celui qu’il écrit –, telles qu’elles sont développées dans UN THÉÂTRE DE SITUATIONS, notamment à son désir de faire un théâtre qui vise à impressionner le spectateur mais pas à le mobiliser, de recourir à sa dimension cérémonielle tout en préconisant la distance, où l’idéal serait de restituer l’homme dans sa réalité totale…
O. P. - Non, parce que Sartre ou Brecht, ou même Genet, c’était une époque qui n’était pas consensuelle. Il y avait des camps. Ils disaient qu’ils faisaient un théâtre qui divisait ou qui opposait des classes, des masses, des groupes sociaux bien définis. Donc, ils écrivaient pour leur camp. Tandis que ces combats politiques n’ont pas véritablement de sens aujourd’hui. Nous sommes dans un tel consensus que nous ne pouvons pas du tout imaginer le rapport au public comme un rapport de lutte des classes. Nous sommes dans une ère ontologique, c’est la lutte de l’être contre le virtuel, de la réelle présence contre la réelle absence. On ne s’adresse donc plus à des groupes sociaux qui se combattent, la gauche, la droite, mais à l’individu, seul, face au monde consensuel. Ce n’est pas un théâtre élitaire pour tous, mais un théâtre salutaire pour soi.
S. M.-L. - Par la prise de risque, que voulez-vous briser ? Que voulez-vous atteindre ?
O. P. - Nous sommes dans une époque où le vrai grand prêtre, c’est le créateur de mode. Où la religion est celle du sexe qui est la seule valeur de plus-value infinie. Et tous les penseurs, tous les poètes doivent se déguiser en marchand de mode, sinon ils n’ont aucune chance d’être entendus dans le monde consensuel qui est le monde du désespoir. Le sexe nous fait croire immortels pour un instant, juste le temps d’aller acheter des objets inutiles. Ces objets peuvent être culturels, cela ne change rien. Le poète doit se faire renard, il sait que l’esprit veille et que l’adolescent qui a besoin de nourritures spirituelles viendra à lui. Le reste n’est rien, le grand cirque de la mode avec ses fausses prises de risques et ses fausses audaces. Moi, je crois qu’on devient vraiment un grand inventeur de forme quand on n’a vraiment plus rien à dire. Quand on a une parole et qu’elle est vitale, les questions de formes deviennent des questions de mode. Je crois que ce que le public veut voir, sur scène, c’est une aventure spirituelle, disons poétique, qui soit à la mesure de la violence du monde. Et je crois qu’il reconnaît tout de suite l’engagement d’hommes et de femmes dans une aventure poétique, quoi qu’il en coûte. Il le reconnaît d’emblée, pendant que les petits marquis sont en train de discuter sur la couleur des rubans, talons rouges, pas talons rouges…