Performance — Homo Fab(e)r

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Le 5 Avr 2005
SEA SALT OF THE FIELDS, Milwaukee, Marquette University, 21 octobre 1980.
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SEA SALT OF THE FIELDS, Milwaukee, Marquette University, 21 octobre 1980.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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DANS SES PERFORMANCES des années 1979 – 1982 1, Jan Fab­re se lance dans la trans­mu­ta­tion des « petites éner­gies gaspillées 2 » : il brûle les bil­lets de banque qu’il col­lecte par­mi les spec­ta­teurs lors de « Mon­ey per­for­mance » (Anvers, 1979); dans ILAD OF THE BIC-ART (Ams­ter­dam, 1980, « Ilad » ana­gramme de Dali), il accroche au mur de la galerie De Appel des repro­duc­tions d’œuvres des grands maîtres de la pein­ture avant d’écrire « TH(A)INK » avec des sty­los Bic sur des feuilles blanch­es ; lors de la per­for­mance / con­férence SEA-SALT OF THE fiELDS (Mil­wau­kee, 1980) en hom­mage au « marc­hand du sel » Mar­cel Duchamp, il trace le mot « ART » sur les cristaux dis­per­sés d’un sac de sel posé au cen­tre de son ter­ri­toire pour en répan­dre ensuite sur les spec­ta­teurs.

En élab­o­rant une forme extrême­ment pré­cise qui s’appuie sur une économie de moyens éton­nante et une manip­u­la­tion de l’espace rigoureuse, Fab­re assume le micro­cosme de son univers comme allé­gorie du macro­cosme. Dans le sil­lage de l’art con­ceptuel, il s’interroge sur le statut de l’artiste, la valeur d’une œuvre d’art, l’originalité et la péren­nité de l’acte créatif. Ses out­ils de « fab­ri­ca­tion » con­stituent une typolo­gie restreinte des­tinée à servir de fil con­duc­teur pour son univers plas­tique et scénique. Ce sont des usten­siles de son lab­o­ra­toire : des ciseaux, du papi­er, de l’encre – dans leur qua­si total­ité, des pro­duits indus­triels, non-organiques, pau­vres.

À mi-chemin entre les ready-mades de Mar­cel Duchamp, « objets man­u­fac­turés pro­mus à la dig­nité d’objets d’art par le choix de l’artiste » (André Bre­ton), et les objets-sym­bol­es de Joseph Beuys qui don­nent forme à sa théorie pour une sculp­ture sociale, Fab­re choisit de rad­i­calis­er son con­cept d’art en tant que proces­sus sub­ver­sif du lit­téral. La vraie « mer de sel » qu’il des­sine sur le sol dans SEA-SALT OF THE fiELDS est emblé­ma­tique de cette direc­tion. Fab­re insiste sur une sorte de « nom­i­nal­isme pic­tur­al » qui se brouille en même temps par la rit­u­al­ité de ses gestes. Tel un « étrange fam­i­li­er », revient dans notre quo­ti­di­en l’homo faber, cette vieille rêver­ie de la pen­sée occi­den­tale pour un homme capa­ble de touch­er au sacré à tra­vers la con­quête de la matière.

Par­al­lèle­ment, Fab­re établit un pas­sage entre le visuel et le ver­bal, entre le vis­i­ble et le lis­i­ble. Dans ce même proces­sus qua­si-arti­sanal, il étend le champ du dessin à celui de l’écriture. Il esquisse des mots sur le sol, un miroir, des feuilles blanch­es. Il écrit avec de la mousse à ras­er, avec un sty­lo Bic, avec des bil­lets de banque en jouant sur toutes les rela­tions pos­si­bles entre le son, le sens et l’écriture. Les mots-objets qui sig­nent les pre­mières per­for­mances de Fab­re restent fidèles à la « vérité plas­tique au même titre qu’un trait » évo­quée par Duchamp. On retrou­ve les énon­cés des con­cep­tu­al­istes revendi­quant la restruc­tura­tion des mécan­ismes de la pro­duc­tion et de la per­cep­tion d’une œuvre d’art à tra­vers la redis­tri­b­u­tion de l’information. C’est un appel immé­di­at à la com­mu­ni­ca­tion qui reste pour­tant plus du côté du mys­tique que du rationnel.

Dans tous les cas, on habite le ter­ri­toire de cette « inquié­tante famil­iar­ité » que Fab­re met en place dès le début de son par­cours artis­tique. L’altérité, comme le pré­cise Michel de Certeau, se cache en deçà des lim­ites, à l’intérieur des fron­tières 3. La trans­mu­ta­tion s’opère dans l’ambiguïté du con­cret, et c’est dans la trans­gres­sion de ce réal­isme absolu qu’on aboutit au refus de la représen­ta­tion. L’action sur­git comme le résul­tat d’une néces­sité intérieure, d’une immé­di­ateté qui cherche à être com­mu­niquée dans l’urgence. En écho aux alchimistes optant pour « la Vie com­plexe et dra­ma­tique de la matière » afin de tran­scen­der l’objet et maîtris­er l’éternité 4, Fab­re s’invite ain­si dans la longue his­toire du spir­i­tu­al­isme dans l’art du XXe siè­cle qui sub­stitue à la sacral­i­sa­tion du quo­ti­di­en l’expérience alchim­ique en dehors de tout sys­tème religieux.

Par le principe des analo­gies, les matéri­aux des instal­la­tions con­ceptuelles de Fab­re préser­vent leur ambiguïté en stim­u­lant des actions détournées. Le sol se trans­forme en plan de tra­vail. On ren­con­tre ici les orig­ines de l’œuvre sculp­turale de Fab­re qui oscille entre l’irréversibilité de la grav­ité et l’ivresse du vol. Les per­for­mances / instal­la­tions de la fin des années 1970, uniques dans la plu­part des cas, se pré­par­ent prin­ci­pale­ment sur un sol qu’il salit et net­toie soigneuse­ment afin de pou­voir le resalir. Ce proces­sus révèle la qua­si-obses­sion de Fab­re d’abolir toute trace d’action afin de légitimer un inces­sant recom­mence­ment – une pra­tique clé pour ses visions scéniques.

À l’horizontalité du sol, Fab­re oppose la ver­ti­cal­ité de son corps. Axe prin­ci­pal de toute ori­en­ta­tion spa­tiale, il est util­isé comme « objet » vivant et ouvert à toute trans­gres­sion. Dans SEA-SALT OF THE fiELDS, Fab­re fait du sac de sel un socle et de lui-même une œuvre d’art ; dans THE READY ( MAKE) OF THE PERFORMANCE MONEY (Anvers, 1980), il appa­raît en oiseau recou­vert de bil­lets de banque, tan­dis que dans ILAD OF THE BIC-ART il pose nu con­tre le mur de la galerie par­mi les repro­duc­tions des chefs‑d’œuvres qu’il a accrochés. Fab­re con­stru­it un espace plus topologique que top­ique d’après la dif­férence établie par Michel de Certeau, autrement dit un espace nomade fait de mou­ve­ments qui ne s’articulent pas autour des don­nées du lieu, mais autour des affinités entre les gestes et les matéri­aux.

La pierre angu­laire de toutes ses per­for­mances est la dimen­sion du temps. Un temps dis­ci­pliné grâce à un tra­vail minu­tieux sur le rythme, par­fois découpé par des ses­sions numérotées (AFTER ART, Mil­wau­kee, 1980), par­fois piégé dans des jeux de hasard duchampi­ens (ART AS GAMBLE, GAMBLE AS AN ART, New York, 1981).

Un temps pro­fane de l’«ici et main­tenant », qui obéit à la régu­lar­ité des hor­loges, super­posé à un temps de l’«ailleurs », sur­gi d’un rit­uel oublié, un temps dense et inquié­tant qui trou­ble les apparences. Le BIC-ART ROOM (Leyde, 1981) est une œuvre emblé­ma­tique de ce redou­ble­ment du temps. Pen­dant 72 heures, l’artiste s’enferme dans un espace clos et neu­tre, qui garde des choses leur aspect fan­tas­ma­tique, un espace de « sen­si­bil­ité blanche » (à l’instar d’Yves Klein), que Fab­re s’approprie en en faisant son lab­o­ra­toire. Tel un corps-machine, il des­sine sur tout : les murs, le lit, les vête­ments, le sol, lui-même. Le corps et l’espace devi­en­nent alors la « par­ti­tion du temps» ; « une sorte d’enregistrement physique et men­tal du temps 5 ». Un temps redou­blé, dans et hors du temps réel. On fait ain­si l’expérience d’un autre type de proces­sus créatif lit­téral : l’artiste devient œuvre.

La cham­bre blanche de BIC-ART résonne du silence audi­ble de L’HEURE BLEUE dans laque­lle Fab­re se plonge quelques années plus tard, quand il voile des sur­faces à l’encre de sty­los Bic. En dépit d’une présence restreinte du lan­gage comme dans ILADOF THE BIC-ART pen­dant laque­lle il jette le mot « arts » (« médecin » en néer­landais) aux spec­ta­teurs, le cor­pus des pre­mières per­for­mances de Jan Fab­re est mod­elé par du silence.

Dans le même proces­sus de dédou­ble­ment de l’espace et du temps, Fab­re intro­duit dans AFTER ART la dimen­sion spec­trale à tra­vers son emblème par excel­lence, le miroir. Bien que cen­sé con­fron­ter le sujet à sa pro­pre image, le miroir réflé­chit le fan­tas­tique autant que le réel puisqu’il génère des dou­bles altérés.

Fab­re rad­i­calise cet « espace autre » du miroir que Michel Fou­cault prend comme mod­èle spa­tial de l’hétérotopie. Par un geste rit­uel devant le miroir, il mod­èle son vis­age avec de la mousse à ras­er pour s’approprier l’alter ego de Mar­cel Duchamp dans la ROULETTE DE MONTE CARLO – quand celui-ci crut élim­in­er le hasard et forcer « la roulette à devenir un jeu d’échecs ». La fig­ure méphistophélique duchampi­enne va hanter les per­for­mances de Jan Fab­re jusqu’à sa ren­con­tre récente avec Mari­na Abramovic au Palais de Tokyo. Nous frôlons ce texte apoc­ryphe que Mar­cel Duchamp signe en 1934 du nom de Rose Sélavy, son alter ego féminin 6 : « Le miroir les regarde. Ils se recueil­lent. Soigneuse­ment, comme s’ils nouaient leur cra­vate, ils com­posent leurs traits. Inso­lents, sérieux et con­scients de leur apparence, ils se retour­nent pour affron­ter le monde ».

  1. Pen­dant cette péri­ode, Fab­re réalise une ving­taine de per­for­mances. Ce cor­pus est précédé par les neuf actions des années 1976 – 1978. (Voir Cur­tis L. Carter, « Beyond per­for­mance ; re Jan Fab­re » dans JAN FABRE. TEXTS ON HIS THEATREWORK, éd. Sigrid Bous­set, Brus­sels, Kaaithe­ater, 1993, p. 13 – 26) ↩︎
  2. Mar­cel Duchamp, « Trans­for­ma­teur…» dans DUCHAMP DU SIGNE, Paris, Flam­mar­i­on, 1994, p. 272 ; pre­mière pub­li­ca­tion dans André Bre­ton, ANTHOLOGIE DE L’HUMOUR NOIR, Paris, Sagit­taire, 1940, p. 225. ↩︎
  3. L’INVENTION DU QUOTIDIEN, 1, ARTS DEFAIRE, Paris, Gallimard,1990, p. 188 – 189. ↩︎
  4. Mircea Eli­ade, FORGERONS ETALCHIMISTES, Paris, Flam­mar­i­on, 1977,p.128. ↩︎
  5. Jan Fab­re, pro­pos recueil­lis par l’auteur, Anvers, 18 mars 2005. ↩︎
  6. Voir « Les hommes au miroir » dans DU CHAMP DU SIGNE, op.cit., p. 270 – 271. ↩︎

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Jan Fabre
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Katia Arfara
Katia Arfara est journaliste pour le quotidien grec Eleftherotypia. Après ses études à l’Université d’Athènes,...Plus d'info
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