JEAN-LOUIS PERRIER : À quel moment as-tu rencontré le sentiment du risque au cours de cette longue traversée de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA ?
Romeo Castellucci : La dimension du risque est présente en permanence dans le travail artistique. Parce que c’est un voyage vers l’inconnu. Un voyage dans l’obscurité de la forme. Il n’y a pas de cartes pour s’y diriger. Au premier risque, celui du travail artistique, s’ajoute ici un deuxième, celui d’aborder le nom tragedia aujourd’hui. C’est comme manier un matériau explosif ou radioactif, dangereux. Sa forme, complètement oubliée, demeure radioactive. Il faut une sorte d’inconscience – d’amnésie plutôt –, et de l’innocence, pour y toucher.
J.-L. P.: Le risque peut-il être un moteur ?
R. C.: C’est la condition naturelle de l’artiste. S’il n’y a pas de risque, cela devient décoratif. Le risque est au cœur de la condition théâtrale. L’art authentique est dangereux.
J.-L. P.: Dangereux pour qui ? Pour toi ? Pour le spectateur ?
R. C.: D’abord pour moi, mais aussi pour le spectateur.
J.-L. P.: Comment être certain que le spectateur éprouve ce danger ?
R. C.: Quand tu es devant une œuvre d’art, tu as la sensation d’être regardé par l’œuvre et pas le contraire. Ton regard ne se pose pas sur un objet, tu deviens plutôt l’objet de l’œuvre. Tu as la sensation d’être nu, découvert, comme un voleur, tu te sens sans protection, touché au plus profond de ton intimité. Tu es soudain dans l’œuvre et pas devant. J’ai éprouvé cette sensation devant les Rothko de la Tate, devant MULHOLLAND DRIVE de David Lynch, d’être dépouillé, écorché. Tu es dans la condition de l’animal débusqué au fond de sa tanière.
J.-L. P.: Où est la beauté alors ?
R. C.: C’est ça la beauté : être débusqué. La beauté n’est pas un objet. Elle est à l’intérieur de chacun de nous. Ce n’est pas simplement une belle forme, bien proportionnée. La beauté est d’être soi-même surpris, y compris par la laideur, la violence, la tendresse aussi bien sûr. La beauté est comme un rayon capable de toucher un recoin caché au fond de toi.
J.-L. P.: Faut-il s’exposer au danger ?
R. C.: Si tu es dans le cheminement artistique, tu es déjà en danger, que tu sois créateur ou spectateur. Il n’y a pas de différence. Tous les artistes sont en premier lieu spectateurs. L’unique différence est que Michel-Ange a découvert ses sculptures avant nous. L’œuvre ne se révèle à l’artiste que lors de son ouverture au public, à travers la communauté des spectateurs. Le danger apparaît dans la non-reconnaissance du langage. Rien de ce qui tient ensemble la communauté ne vaut plus, parce qu’il y a sur la scène, sur le tableau, dans la musique, un autre type d’ordre et de loi. Le langage de la réalité ne peut plus le décrire, simplement parce que ce qui advient sur scène appartient à un autre monde possible. L’œuvre d’art est comme un interrupteur de la réalité, il la suspend.
J.-L. P.: D’où vient la révolte ?
R. C.: Dès lors qu’il y a suspension du langage, il y a révolte.
J.-L. P.: Comment ?
R. C.: Dans le contexte de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA, renoncer à l’objet, à la représentation figurative, illustrative, est un acte de révolte contre l’idée de représentation. La manière dont, à travers la fiction, tu combats la réalité est révolte contre un pouvoir, celui de la réalité.
J.-L. P.: C’est aussi la révolte contre ce qu’Artaud appelait le théâtre « prostitué ».
R. C.: Assurément. Artaud traitait de l’effort de l’acteur pour se mettre au monde, et remettre le monde au monde. Artaud est l’exemple suprême de la révolte contre le monde de la réalité et son langage. On peut comprendre l’effort d’Artaud de faire naître un langage de la chair, du souffle, parce qu’il avait besoin d’inaugurer un autre monde. Voilà un acte suprême de révolte, fondamentalement différent des fausses révoltes de l’avant-garde. Le geste d’Artaud, à l’opposé du futurisme par exemple, est profondément existentiel, ontologique. Son langage est arraché à la chair. Il n’est en rien recherche de style. Artaud ne propose pas un théâtre nouveau mais un théâtre antique ou du futur. Il ne s’inscrit pas dans une tradition de progression. Le futurisme ou les avant-gardes historiques appartiennent à la tradition. Ils la justifient et la portent plus loin.
J.-L. P.: Loin de la vraie révolte ?
R. C.: La vraie révolte est dans la suspension, le désaveu, elle est ailleurs.
J.-L. P.: Ton théâtre se situe ailleurs ?
R. C.: Je ne sais pas, je l’espère.