Romeo Castellucci — La permanence du risque

Romeo Castellucci — La permanence du risque

Entretien avec Jean-Louis Perrier

Le 20 Avr 2005
BR.#04 BRUXELLES, IVe épisode de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA, mise en scène de Romeo Castellucci. - Photo Luca Del Pia.
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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
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JEAN-LOUIS PERRIER : À quel moment as-tu ren­con­tré le sen­ti­ment du risque au cours de cette longue tra­ver­sée de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA ?

Romeo Castel­luc­ci : La dimen­sion du risque est présente en per­ma­nence dans le tra­vail artis­tique. Parce que c’est un voy­age vers l’inconnu. Un voy­age dans l’obscurité de la forme. Il n’y a pas de cartes pour s’y diriger. Au pre­mier risque, celui du tra­vail artis­tique, s’ajoute ici un deux­ième, celui d’aborder le nom trage­dia aujourd’hui. C’est comme manier un matéri­au explosif ou radioac­t­if, dan­gereux. Sa forme, com­plète­ment oubliée, demeure radioac­tive. Il faut une sorte d’inconscience – d’amnésie plutôt –, et de l’innocence, pour y touch­er.

J.-L. P.: Le risque peut-il être un moteur ?

R. C.: C’est la con­di­tion naturelle de l’artiste. S’il n’y a pas de risque, cela devient déco­ratif. Le risque est au cœur de la con­di­tion théâ­trale. L’art authen­tique est dan­gereux.

J.-L. P.: Dan­gereux pour qui ? Pour toi ? Pour le spec­ta­teur ?

R. C.: D’abord pour moi, mais aus­si pour le spec­ta­teur.

J.-L. P.: Com­ment être cer­tain que le spec­ta­teur éprou­ve ce dan­ger ?

R. C.: Quand tu es devant une œuvre d’art, tu as la sen­sa­tion d’être regardé par l’œuvre et pas le con­traire. Ton regard ne se pose pas sur un objet, tu deviens plutôt l’objet de l’œuvre. Tu as la sen­sa­tion d’être nu, décou­vert, comme un voleur, tu te sens sans pro­tec­tion, touché au plus pro­fond de ton intim­ité. Tu es soudain dans l’œuvre et pas devant. J’ai éprou­vé cette sen­sa­tion devant les Rothko de la Tate, devant MULHOLLAND DRIVE de David Lynch, d’être dépouil­lé, écorché. Tu es dans la con­di­tion de l’animal débusqué au fond de sa tanière.

BR.#04 BRUXELLES, IVe épisode de la
TRAGEDIA ENDOGONIDIA, mise en scène de Romeo Castellucci. - Photo Luca Del Pia.
BR.#04 BRUXELLES, IVe épisode de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA, mise en scène de Romeo Castel­luc­ci. — Pho­to Luca Del Pia.

J.-L. P.: Où est la beauté alors ?

R. C.: C’est ça la beauté : être débusqué. La beauté n’est pas un objet. Elle est à l’intérieur de cha­cun de nous. Ce n’est pas sim­ple­ment une belle forme, bien pro­por­tion­née. La beauté est d’être soi-même sur­pris, y com­pris par la laideur, la vio­lence, la ten­dresse aus­si bien sûr. La beauté est comme un ray­on capa­ble de touch­er un recoin caché au fond de toi.

J.-L. P.: Faut-il s’exposer au dan­ger ?

R. C.: Si tu es dans le chem­ine­ment artis­tique, tu es déjà en dan­ger, que tu sois créa­teur ou spec­ta­teur. Il n’y a pas de dif­férence. Tous les artistes sont en pre­mier lieu spec­ta­teurs. L’unique dif­férence est que Michel-Ange a décou­vert ses sculp­tures avant nous. L’œuvre ne se révèle à l’artiste que lors de son ouver­ture au pub­lic, à tra­vers la com­mu­nauté des spec­ta­teurs. Le dan­ger appa­raît dans la non-recon­nais­sance du lan­gage. Rien de ce qui tient ensem­ble la com­mu­nauté ne vaut plus, parce qu’il y a sur la scène, sur le tableau, dans la musique, un autre type d’ordre et de loi. Le lan­gage de la réal­ité ne peut plus le décrire, sim­ple­ment parce que ce qui advient sur scène appar­tient à un autre monde pos­si­ble. L’œuvre d’art est comme un inter­rup­teur de la réal­ité, il la sus­pend.

J.-L. P.: D’où vient la révolte ?

R. C.: Dès lors qu’il y a sus­pen­sion du lan­gage, il y a révolte.

J.-L. P.: Com­ment ?

R. C.: Dans le con­texte de la TRAGEDIA ENDOGONIDIA, renon­cer à l’objet, à la représen­ta­tion fig­u­ra­tive, illus­tra­tive, est un acte de révolte con­tre l’idée de représen­ta­tion. La manière dont, à tra­vers la fic­tion, tu com­bats la réal­ité est révolte con­tre un pou­voir, celui de la réal­ité.

J.-L. P.: C’est aus­si la révolte con­tre ce qu’Artaud appelait le théâtre « pros­ti­tué ».

R. C.: Assuré­ment. Artaud traitait de l’effort de l’acteur pour se met­tre au monde, et remet­tre le monde au monde. Artaud est l’exemple suprême de la révolte con­tre le monde de la réal­ité et son lan­gage. On peut com­pren­dre l’effort d’Artaud de faire naître un lan­gage de la chair, du souf­fle, parce qu’il avait besoin d’inaugurer un autre monde. Voilà un acte suprême de révolte, fon­da­men­tale­ment dif­férent des fauss­es révoltes de l’avant-garde. Le geste d’Artaud, à l’opposé du futur­isme par exem­ple, est pro­fondé­ment exis­ten­tiel, ontologique. Son lan­gage est arraché à la chair. Il n’est en rien recherche de style. Artaud ne pro­pose pas un théâtre nou­veau mais un théâtre antique ou du futur. Il ne s’inscrit pas dans une tra­di­tion de pro­gres­sion. Le futur­isme ou les avant-gardes his­toriques appar­ti­en­nent à la tra­di­tion. Ils la jus­ti­fient et la por­tent plus loin.

J.-L. P.: Loin de la vraie révolte ?

R. C.: La vraie révolte est dans la sus­pen­sion, le désaveu, elle est ailleurs.

J.-L. P.: Ton théâtre se situe ailleurs ?

R. C.: Je ne sais pas, je l’espère.

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