Spectacles — L’EMPEREUR DE LA PERTE — Fascination et défi

Spectacles — L’EMPEREUR DE LA PERTE — Fascination et défi

Le 7 Avr 2005
Dirk Roofthooft, L’EMPEREUR DE LA PERTE de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.
Dirk Roofthooft, L’EMPEREUR DE LA PERTE de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.

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Dirk Roofthooft, L’EMPEREUR DE LA PERTE de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.
Dirk Roofthooft, L’EMPEREUR DE LA PERTE de Jan Fabre, 2005. Photo Malou Swinnen.
Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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LA PROVOCATION la plus magis­trale de l’œuvre de Jan Fab­re réside cer­taine­ment dans sa beauté, fasci­nante, d’une inten­sité foudroy­ante. Le pres­tige de cette beauté est lié à l’idéal dont elle répond : loin de vis­er l’harmonie, elle passe par la vio­lence et la rage pour résis­ter à l’inertie et à l’aseptisation qui men­a­cent aujourd’hui de nous anéan­tir. Chaque détail, chaque mot, chaque res­pi­ra­tion est englobé dans un proces­sus d’idéalisation, ils en ressor­tent anoblis, mar­qués d’une néces­sité pro­fonde – non seule­ment artis­tique mais aus­si sociale et poli­tique. Le choc provo­qué dépasse large­ment les règles de bien­séance, les car­ac­téris­tiques du moral et de l’immoral, du pur et de l’impur. Car l’audace d’une telle beauté, tout à la fois scan­daleuse et pri­maire, puis­sante et vul­nérable, repose sur un enjeu, red­outable, qui est de se situer au-delà de toute lim­ite. Dans cette extrême lib­erté de la pen­sée à laque­lle elle aspire, ce qui « choque » n’est pas l’interdit trans­gressé mais que l’objet de l’interdit devi­enne por­teur d’une vérité incon­testable. Cette beauté, où « l’obscur et l’obscène 1 » sont au pou­voir, neu­tralise toute ten­ta­tive de polémique futile en la retour­nant con­tre elle-même. En effet, sa fer­meté opère une destruc­tion plus intérieure, le com­bat offi­cie dans des régions plus risquées de la pen­sée – où juste­ment nulle pen­sée n’est assurée.

Faire « tri­om­pher le corps et libér­er les instincts » est un appel à la rébel­lion con­tre l’ordre établi, mais, pour Jan Fab­re, le chaos ran­imé cor­re­spond à l’«anarchie de la nature », un lan­gage oublié, refoulé qu’il définit autour de trois forces : Inten­sité-Instinct-Intu­ition » 2. La logique est donc moins de faire advenir une forme artis­tique à par­tir du néant que de met­tre en place une stratégie pour bris­er les fron­tières du con­nu et de la rai­son. Jan Fab­re agit par le biais d’une « ter­reur agres­sive », et c’est assuré­ment dans les traces d’Artaud qu’il cherche à attein­dre le « sub­lime ». Certes, on ne saurait se ren­dre disponible à son art sans se plac­er dans la voie du Théâtre de la Cru­auté, cet « appétit de vie aveu­gle », ce « tour­bil­lon de vie qui dévore les ténèbres 3 ».

Com­ment com­pren­dre ce leit­mo­tiv de L’EMPEREUR DE LA PERTE : « Tout oubli­er sauf le refus 4 » ? Est-il seule­ment pos­si­ble de le com­pren­dre ? Dans cette pièce, Jan Fab­re donne la parole à un per­son­nage – un acteur dont nous ne saurons jamais s’il s’adresse à nous directe­ment ou s’il est face à un pub­lic imag­i­naire, dans une salle désaf­fec­tée. Nous ne seri­ons alors que les témoins de sa dérive soli­taire. Si ce « clown du ratage » nous fait rire en enchaî­nant des tours de magie dans un échec récur­rent, il réclame par­al­lèle­ment un rire plus essen­tiel, refu­sant pré­cisé­ment l’appréciation com­mune : « Cette récom­pense serait une puni­tion / Ce couron­nement, je le refuserais. » En choi­sis­sant pour ce rôle le comé­di­en Dirk Roofthooft, Jan Fab­re savait qu’il avait besoin d’une inter­pré­ta­tion d’excellence pour faire ressor­tir la déter­mi­na­tion para­doxale de celui qui se tient au-delà du ridicule, dans la puis­sance du rire authen­tique, dans la beauté de l’inutile. Ce n’est pas un clown déchu mais bel et bien un empereur : l’échec est son empire. Revenant sur son passé, cet homme rejette le « sens du spec­ta­cle » qu’il dit avoir eu, pour­fend les spec­ta­teurs avides de scan­dales bour­geois qui ont un avis sans avoir assisté aux représen­ta­tions dont ils par­lent, sans avoir pris le temps, sans s’être mon­trés disponibles. L’empereur de la perte nous mon­tre son cœur à nu. Ce cœur, lit­térale­ment détaché de son corps, embal­lé dans un sac en plas­tique, est le cen­tre réflexif de ce long mono­logue. Le car­ac­tère brut de l’œuvre de Jan Fab­re n’aura jamais été aus­si expres­sif, dans ce com­bat entre­pris avec le pub­lic ain­si qu’avec soi-même. « Plutôt haï pour mon audace / qu’aimé pour ma lâcheté » est un défi que l’œuvre lance à ses pro­pres con­tra­dic­tions, dans le refus de tout com­pro­mis.

À l’évidence, Jan Fab­re ne cherche pas dans cette pièce à livr­er au pub­lic les « clefs » de sa démarche. De même, on ne saurait voir dans le per­son­nage la seule incar­na­tion de son idéal d’acteur. Mais alors, une autre ques­tion se pose : qui par­le dans L’EMPEREUR DE LA PERTE ? Qui est ce « cheva­lier du dés­espoir », venant au devant du pub­lic tel un « vol­can dans le désert », véri­ta­ble « torche vivante »? Cette voix pour­rait être celle du désir de créa­tion lui-même, brûlant et jamais apaisé. Visant en même temps l’échec et la réus­site, il passe de l’amour à la haine, crie son besoin de recon­nais­sance tout en fustigeant sa com­plai­sance. L’œuvre entière de Jan Fab­re se met ici lit­térale­ment en dan­ger, elle se courbe sous le poids de ses faib­less­es, sonde ses con­tra­dic­tions, s’enorgueillit de son authen­tic­ité. Plus la parole pro­gresse, plus elle révèle la force sub­ver­sive d’un désir de créa­tion décidé à détru­ire toute logique de pou­voir qui entrav­erait l’avancée de son art. Et si le spec­ta­teur, l’institution, la mode ou la rai­son devi­en­nent ses pre­miers enne­mis, on sent ce désir à tout instant prêt à se retourn­er con­tre l’œuvre elle-même.

Il y a ici une « mise à mort » de la pen­sée dis­cur­sive où le refus devient une néces­sité artis­tique, une con­di­tion d’être. Out­repas­sant le seul champ de la provo­ca­tion, cet art de la protes­ta­tion se posi­tionne explicite­ment con­tre une société du spec­ta­cle qui n’est que « spec­ta­cle de la révo­lu­tion », « théâtre de la folie cul­tivée ». Son refus est un refus absolu. En lui résonne l’«oubli de tout » auquel Georges Bataille aspire dans L’Expérience intérieure, cette « pro­fonde descente dans la nuit de l’existence », jusqu’à « se gliss­er au-dessus de l’abîme et, dans l’obscurité achevée, en éprou­ver l’horreur 5 ». Comme l’expose Michel Leiris 6, en plaçant son œuvre sous le signe de l’érotisme, Bataille s’est attaqué dès le départ au plus fon­da­men­tal des inter­dits, procla­mant qu’on n’accède à la vraie morale que dans un au-delà de la morale. L’excès ne sou­tient pas l’impossible mais l’«extrême du pos­si­ble ». Et, cette fois sur la scène de théâtre, Jan Fab­re nous rap­pelle qu’il n’est de démarche val­able qui ne soit une rup­ture des lim­ites. Son théâtre de l’extrême est entière­ment con­duit par un désir de trans­gres­sion. Que ce soit l’érotisme ou la mort, il y trou­ve une expéri­ence de l’abandon, une avancée vers ce qu’il nomme « l’ultime lib­erté physique et men­tale 7 ». La trans­gres­sion, qui ne va pas sans une fas­ci­na­tion pour la lim­ite elle-même, met en jeu l’«expérience de l’intervalle ». C’est l’horizon de l’infranchissable, là où Fou­cault dit que l’on atteint le point où la dis­tance s’abolit entre le tout et le rien, entre le haut et le bas, là où se crée autour de lui une « marge infran­chiss­able 8 ».

S’il est impos­si­ble d’assister à un spec­ta­cle de Jan Fab­re sans être saisi par sa beauté con­vul­sive, il sem­ble chaque fois que les images déchi­rantes – et déchirées – aux­quelles il nous con­fronte sont hap­pées par une force obscure, comme si elles avaient été arrachées à la démesure de la Nuit. L’EMPEREUR DE LA PERTE appa­raît comme l’éveil de ce désir de trans­gres­sion, ce désir de créa­tion qui est une ouver­ture vio­lente sur l’Inconnu.

  1. J. Fab­re, LE GUERRIER DE LA BEAUTÉ, L’Arche, 1994, p. 26. ↩︎
  2. Ibid, p. 26. ↩︎
  3. A. Artaud, Let­tre à Jean Paul­han, in LE THÉÂTRE ET SON DOUBLE, Gal­li­mard, 1964, p. 159. ↩︎
  4. Toutes les cita­tions en italique sont tirées du texte de L’EMPEREUR DE LA PERTE dont la ver­sion française a été pub­liée chez L’Arche en 1994. ↩︎
  5. G. Bataille, L’EXPÉRIENCE INTÉRIEURE, Gal­li­mard, 1954, p. 49. ↩︎
  6. Voir M. Leiris, GEORGES BATAILLE, MICHEL LEIRIS. ÉCHANGES ET CORRESPONDANCES, Gal­li­mard, 2004. ↩︎
  7. J. Fab­re, LE GUERRIER DE LA BEAUTÉ, op. cit., p. 79. ↩︎
  8. Voir M. Fou­cault, « Pré­face à la trans­gres­sion », in Cri­tique, nos 195 – 196, Minu­it, août-sep­tem­bre 1963. ↩︎

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Chantal Hurault
Docteure en études théâtrales, Chantal Hurault a publié un livre d’entretiens avec Dominique Bruguière, Penser...Plus d'info
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