Spectacles — THE CRYING BODY — L’âme et le corps : le baroque insolite de Jan Fabre

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Spectacles — THE CRYING BODY — L’âme et le corps : le baroque insolite de Jan Fabre

Le 6 Avr 2005

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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
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LES CRÉATIONS SCÉNIQUES de Jan Fab­re osent trou­bler le spec­ta­teur par des images grotesques du corps sanglant et tor­turé, par une esthé­tique obscène qui fran­chit le pornographique et le mon­strueux, par un esprit blas­phé­ma­toire fondé sur la trans­gres­sion du religieux. THE CRYING BODY, en pous­sant les danseurs per­form­ers jusqu’à des sit­u­a­tions extrêmes, provoque chez le spec­ta­teur des émo­tions fortes : le choc, la honte et, même, la répug­nance, devant des corps vivants soumis sans réserve à la vio­lence et la bru­tal­ité, à l’humiliation, la déri­sion, la souil­lure.

Mais c’est aus­si un sen­ti­ment de com­pas­sion, de pitié pro­fonde dans le sens chré­tien du terme, qui naît et envahit le spec­ta­teur aux moments où il suit les danseurs per­form­ers qui subis­sent sur scène la rude épreuve d’exposer leur chair, leur phys­i­olo­gie, ou d’agir sans lim­ites. En renonçant à l’intimité, les danseurs mon­trent en pub­lic tout ce que leurs corps peu­vent don­ner en larmes, sueur, salive, urine. THE CRYING BODY, dont le titre joue sur le dou­ble sens du corps sec­oué par les cris de dés­espoir et de la détresse ain­si que du corps en larmes, est le prélude d’une grande HISTOIRE DES LARMES, prochaine créa­tion de Jan Fab­re. Il nous rap­pelle que dans notre com­porte­ment « civil­isé » de chaque jour nous rép­ri­mons la con­science de notre corps, qui n’est pas seule­ment un lieu de souf­france mais aus­si de jouis­sance, d’une « vital­ité » ultime, mot dont Fab­re se sert en par­lant de son tra­vail théâ­tral.

Cer­taine­ment, le théâtre de Jan Fab­re nous intéresse pour les « larmes » réelles de toutes sortes qui coulent en abon­dance d’un corps organique, tan­dis que, sur scène, à côté des pas­sions véhé­mentes et des tour­ments tournés au ridicule, se dévelop­pent divers rit­uels de com­bat et d’actes sex­uels. Mais un tel théâtre de « per­form­ers mar­tyrs », tour­nant autour de l’idée de la Chute, nous intéresse aus­si en tant que nou­veau type de Trauer­spiel dans le sens don­né par Wal­ter Ben­jamin à cette notion pour désign­er la tragédie baroque alle­mande. Nous con­sta­tons, même si cela com­porte un risque, une analo­gie con­tem­po­raine à ce théâtre des siè­cles révo­lus.

Les Trauer­spiele étaient des spec­ta­cles funestes et attristés visant au diver­tisse­ment. À l’intérieur d’une cul­ture visuelle, celle du Baroque, ces œuvres « d’affliction », œuvres emblé­ma­tiques, allé­goriques, mélan­col­iques, boulever­saient les spec­ta­teurs par la pas­sion des héros-mar­tyrs. De la même manière, dans la « société du spec­ta­cle » con­tem­po­raine, THE CRYING BODY boule­verse le spec­ta­teur, non plus avec des per­son­nages-mar­tyrs, mais avec des acteurs-mar­tyrs, non plus avec des fig­ures sacrées ou des sou­verains qui s’effondrent au milieu d’une crise du sacré, mais avec l’acteur qui s’effondre en tant qu’artiste à l’heure d’une crise de l’humanisme théâ­tral. D’ailleurs, les Trauer­spiele étaient des­tinés à plonger le spec­ta­teur dans une con­tem­pla­tion sur la nature éphémère de l’humain.

THE CRYING BODY est un drame emblé­ma­tique du corps, chargé d’une émo­tion excé­dante, qui touche le spec­ta­teur pro­fondé­ment par un extrémisme lié à notre temps. Ici, il s’agit d’images d’érotisme et de blas­phème, qui représen­tent l’homme en train de s’effondrer, de per­dre son autorité, de se dépouiller de toute dig­nité, de devenir objet de dédain et de sar­casmes. Cepen­dant, ce corps phys­i­ologique, organique, mor­tel, anti-théologique, qui se dégrade en ver­sant des larmes, des liq­uides, n’est que l’incarnation de l’âme incon­solable qui, affligée par ses démen­tis, par sa perte et son exil, se lamente, déplore le dépérisse­ment et la dévas­ta­tion. Ain­si, sous une sur­face anti-religieuse et der­rière des images des corps ridicules, impudiques, mis­érables, se trou­ve cachée l’évocation du religieux, exprimée d’une façon néga­tive.

Dans THE CRYING BODY, les acteurs-danseurs n’incarnent plus des per­son­nages fic­tifs, dra­ma­tiques. Ce sont des per­form­ers qui ont renon­cé au théâtre au nom du rit­uel. On sait com­bi­en la « per­for­mance » a con­tribué à l’empire du rit­uel sur les scènes con­tem­po­raines. Ces « acteurs » sont des mar­tyrs par excel­lence. Non pas seule­ment parce qu’ils s’exposent eux-mêmes à une sorte de mar­tyre cor­porel mais surtout parce qu’ils témoignent (sont des témoins, des « mar­tyrs » d’après la dou­ble sig­ni­fi­ca­tion du mot en langue grecque) de la con­di­tion humaine. Leur corps fait l’expérience de la douleur, de l’humiliation, de l’auto-sarcasme, tan­dis qu’il cherche le salut, la grâce, en recourant jusqu’aux larmes expi­a­toires, cathar­tiques.

La notion de mar­tyr, l’acteur avec le corps du mar­tyr, con­stitue un fil qui nous rat­tache à l’esthétique du Baroque. Le corps est pleine­ment util­isé afin de mon­tr­er l’effet de la chair. Cepen­dant, der­rière la cor­po­ral­ité agres­sive, insouten­able, qui dérange l’esprit et per­turbe la paix du spec­ta­teur, s’embusque l’allégorie du corps vul­nérable, fixé avec un regard mélan­col­ique vers le spir­ituel. Par l’union des con­traires – matéri­al­ité et spir­i­tu­al­ité extrêmes –, aus­si bien que par la trans­for­ma­tion d’un sys­tème des sens en son con­traire– répul­sion et attrac­tion du religieux –, résulte la dimen­sion trag­ique de ce tra­vail scénique, cen­tré sur l’acteur-martyr. Le pas­sage d’un cor­pus politicum à un cor­pus mys­ticum et vice-ver­sa nous indique que le théâtre de Jan Fab­re, tout en faisant une cri­tique aiguë de la civil­i­sa­tion, est en même temps un lieu où habite le para­doxe de la tristesse, un lieu du baroque.

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Jan Fabre
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Écrit par Eleni Varopoulou
Eleni Varopoulou est cri­tique, tra­duc­trice (Müller, Ben­jamin, Brecht) et essay­iste pour le jour­nal grec To Vima. Elle enseigne...Plus d'info
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