ON PEUT REPROCHER pas mal de choses au solo de danse, au sens strict du terme. On peut le faire venir pour pas cher, c’est le cabaret parmi le grand théâtre tragique, ce n’est pas la grande représentation, plutôt une étude solitaire. Dans le pire des cas, c’est une excuse bon marché pour dire qu’il y a trop peu d’argent pour l’art de la danse. Mais en 2002, ce cabaret bon marché, solitaire, fit l’effet d’une bombe lors du renommé prix Benois à Moscou. MY MOVEMENTS ARE ALONE LIKE STREETDOGS était une détonation qui ébranla d’une façon audible la salle sacrée du théâtre Bolchoï. Des huées et des applaudissements frénétiques s’abattaient sur la soliste Erna Ómarsdóttir. Elle hurlait comme un chien, elle répondait par des glapissements. Un chien de rue, une bête à gémissements. Elle luttait contre un public qui aurait voulu la lyncher. Luttait avec les dernières forces d’un petit corps, envers et contre tout, dansait la pièce avec la conviction de sa mission. Avec grandeur. Avec fierté. Suscitant le respect. Comme un boxeur dans le dernier round, et elle gagna. Ce sont des heures inoubliables. Ce sont des moments où le théâtre n’est plus une scène que l’on regarde, mais une boîte d’allumage dont sortent deux câbles, le pour et le contre qui vont provoquer l’explosion au large. Pour la danseuse islandaise Erna Ómarsdóttir ce fut le lancement de sa carrière internationale. Jan Fabre lui offrait la rampe de lancement vers les étoiles. Tel un maître autoritaire qui se sert de son apprenti comme d’un chien, il la fit se rouler dans la boue pour lui permettre de mieux en sortir, car plus on tombe bas, meilleures sont les chances de se relever vers le sommet.
Un chien empaillé pend du plafond, des crochets sont fixés dans ses poils. Deux grands chiens sont couchés silencieusement sur les côtés, à l’avant et à l’arrière de la scène. Un petit chien blanc est assis et halète un peu ; très patient, un vrai bâtard de rue. Erna Ómarsdóttir vomit des mots, comme si elle était prise de nausées, lèche du yaourt, le produit laitier maternel, renversé par terre, se roule dans le reste, rapporte des morceaux de beurre qui sont lancés sur la scène, copule comme un chien mâle, se roule par terre comme en proie à des crampes, dans cette pièce créée à Avignon qui ne recule devant rien, même pas devant des images vidéo de cadavres de chiens ensanglantés et amputés. La femme-animal, à la fin habillée de dessous noirs et de chaussures à hauts talons, danse le rituel de DEEP DOWN VERS DEEP BLUE, de la rigole vers l’univers, d’une solitude vers l’autre, de la survie dans le néant vers la solitude lumineuse dans le ciel de la gloire, là où Jan Fabre et William Forsythe seront arrivés deux ans plus tard, dans le double solo L’ANGE DE MORT.
Jan Fabre cherche le sublime. Mais à partir de la conscience d’un chien de rue. Le solo n’est pas bon marché pour lui, c’est sa jeunesse, sa lutte contre sa propre harde, l’espoir de liberté, le désir de sortir de la boue. Pour ne pas y tomber, comme ces jeunes clochards, ces armées de punks des rues de Paris et de Berlin, toujours entourés de chiens, leurs fidèles compagnons, le romantisme de la rue. Sortir de cette rue pour devenir quelqu’un, voilà un acte cathartique classique, le vieux drame classique. C’est ce que montre Jan Fabre, même s’il fait un court-circuit entre la boue et les saints lumineux et purs sur scène.
Le fait que le public proteste signifie probablement que la classe moyenne n’a jamais été dans les bas-fonds et qu’elle n’a jamais voulu progresser, et que tout, y compris la danse et le ballet, est considéré comme une drogue, un tranquillisant. De la détente le soir, laisser danser les poupées après une journée de travail. L’artiste, le soliste est diamétralement opposé à cette attitude d’un public qui ne semble souhaiter qu’une chose : retrouver les stars, les noms connus, les puissants, les adulés qui sont tout simplement riches et connus en lieu et place de la classe moyenne, mais pour elle. En 1997, dans GLOWING ICONS, Jan Fabre colportait des stars aussi connues que Andy Warhol et, sept ans plus tard, il relia Jan Fabre, Andy Warhol et William Forsythe. Dans L’ANGE DE LA MORT, Jan Fabre est l’auteur invisible de mots, que William Forsythe prononce d’une façon fantomatique en faisant bouger les lèvres froides d’Andy Warhol. Une conjuration de légendes pour devenir soi-même une légende vivante. Un rendez-vous des grands, une fois encore, pour se moquer des gens aux yeux rivés sur les stars des séries télé- visées et des feuilles de choux. Pour leur montrer la boue.