Territoires — Le sens du solo

Territoires — Le sens du solo

Le 11 Avr 2005
L’ANGE DE LA MORT de Jan Fabre, 2003. Photo Wonge Bergmann.
L’ANGE DE LA MORT de Jan Fabre, 2003. Photo Wonge Bergmann.

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L’ANGE DE LA MORT de Jan Fabre, 2003. Photo Wonge Bergmann.
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Article publié pour le numéro
L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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ON PEUT REPROCHER pas mal de choses au solo de danse, au sens strict du terme. On peut le faire venir pour pas cher, c’est le cabaret par­mi le grand théâtre trag­ique, ce n’est pas la grande représen­ta­tion, plutôt une étude soli­taire. Dans le pire des cas, c’est une excuse bon marché pour dire qu’il y a trop peu d’argent pour l’art de la danse. Mais en 2002, ce cabaret bon marché, soli­taire, fit l’effet d’une bombe lors du renom­mé prix Benois à Moscou. MY MOVEMENTS ARE ALONE LIKE STREETDOGS était une déto­na­tion qui ébran­la d’une façon audi­ble la salle sacrée du théâtre Bol­choï. Des huées et des applaud­isse­ments fréné­tiques s’abattaient sur la soliste Erna Ómars­dót­tir. Elle hurlait comme un chien, elle répondait par des glapisse­ments. Un chien de rue, une bête à gémisse­ments. Elle lut­tait con­tre un pub­lic qui aurait voulu la lynch­er. Lut­tait avec les dernières forces d’un petit corps, envers et con­tre tout, dan­sait la pièce avec la con­vic­tion de sa mis­sion. Avec grandeur. Avec fierté. Sus­ci­tant le respect. Comme un boxeur dans le dernier round, et elle gagna. Ce sont des heures inou­bli­ables. Ce sont des moments où le théâtre n’est plus une scène que l’on regarde, mais une boîte d’allumage dont sor­tent deux câbles, le pour et le con­tre qui vont provo­quer l’explosion au large. Pour la danseuse islandaise Erna Ómars­dót­tir ce fut le lance­ment de sa car­rière inter­na­tionale. Jan Fab­re lui offrait la rampe de lance­ment vers les étoiles. Tel un maître autori­taire qui se sert de son appren­ti comme d’un chien, il la fit se rouler dans la boue pour lui per­me­t­tre de mieux en sor­tir, car plus on tombe bas, meilleures sont les chances de se relever vers le som­met.

Un chien empail­lé pend du pla­fond, des cro­chets sont fixés dans ses poils. Deux grands chiens sont couchés silen­cieuse­ment sur les côtés, à l’avant et à l’arrière de la scène. Un petit chien blanc est assis et halète un peu ; très patient, un vrai bâtard de rue. Erna Ómars­dót­tir vom­it des mots, comme si elle était prise de nausées, lèche du yaourt, le pro­duit laiti­er mater­nel, ren­ver­sé par terre, se roule dans le reste, rap­porte des morceaux de beurre qui sont lancés sur la scène, cop­ule comme un chien mâle, se roule par terre comme en proie à des cram­pes, dans cette pièce créée à Avi­gnon qui ne recule devant rien, même pas devant des images vidéo de cadavres de chiens ensanglan­tés et amputés. La femme-ani­mal, à la fin habil­lée de dessous noirs et de chaus­sures à hauts talons, danse le rit­uel de DEEP DOWN VERS DEEP BLUE, de la rigole vers l’univers, d’une soli­tude vers l’autre, de la survie dans le néant vers la soli­tude lumineuse dans le ciel de la gloire, là où Jan Fab­re et William Forsythe seront arrivés deux ans plus tard, dans le dou­ble solo L’ANGE DE MORT.

Jan Fab­re cherche le sub­lime. Mais à par­tir de la con­science d’un chien de rue. Le solo n’est pas bon marché pour lui, c’est sa jeunesse, sa lutte con­tre sa pro­pre harde, l’espoir de lib­erté, le désir de sor­tir de la boue. Pour ne pas y tomber, comme ces jeunes clochards, ces armées de punks des rues de Paris et de Berlin, tou­jours entourés de chiens, leurs fidèles com­pagnons, le roman­tisme de la rue. Sor­tir de cette rue pour devenir quelqu’un, voilà un acte cathar­tique clas­sique, le vieux drame clas­sique. C’est ce que mon­tre Jan Fab­re, même s’il fait un court-cir­cuit entre la boue et les saints lumineux et purs sur scène.

Le fait que le pub­lic proteste sig­ni­fie prob­a­ble­ment que la classe moyenne n’a jamais été dans les bas-fonds et qu’elle n’a jamais voulu pro­gress­er, et que tout, y com­pris la danse et le bal­let, est con­sid­éré comme une drogue, un tran­quil­lisant. De la détente le soir, laiss­er danser les poupées après une journée de tra­vail. L’artiste, le soliste est diamé­trale­ment opposé à cette atti­tude d’un pub­lic qui ne sem­ble souhaiter qu’une chose : retrou­ver les stars, les noms con­nus, les puis­sants, les adulés qui sont tout sim­ple­ment rich­es et con­nus en lieu et place de la classe moyenne, mais pour elle. En 1997, dans GLOWING ICONS, Jan Fab­re col­por­tait des stars aus­si con­nues que Andy Warhol et, sept ans plus tard, il relia Jan Fab­re, Andy Warhol et William Forsythe. Dans L’ANGE DE LA MORT, Jan Fab­re est l’auteur invis­i­ble de mots, que William Forsythe prononce d’une façon fan­toma­tique en faisant bouger les lèvres froides d’Andy Warhol. Une con­ju­ra­tion de légen­des pour devenir soi-même une légende vivante. Un ren­dez-vous des grands, une fois encore, pour se moquer des gens aux yeux rivés sur les stars des séries télé- visées et des feuilles de choux. Pour leur mon­tr­er la boue.

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Jan Fabre
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Arnd Wesemann
Arnd Wesemann est éditeur de la revue Ballettanz à Berlin.Il a publié notamment : Jan...Plus d'info
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