DEPUIS la POÉTIQUE d’Aristote, le rapport entre texte et spectacle, entre drame et théâtre, demeure une plaie béante. La profondeur de ce fossé pèse encore sur les textes du théâtre moderne. Même les auteurs qui écrivent leurs propres textes ne parviennent plus à combler le fossé entre texte et image.
C’est d’autant plus vrai pour un auteur de théâtre dont l’œuvre est aussi obsessionnellement imagée que celle de Jan Fabre. Les textes sont incontestablement la partie la moins valorisée de l’œuvre de Fabre. Si les discussions à propos de ses mises en scène, chorégraphies, œuvres plastiques et graphiques ne tarissent pas – et leur qualité n’est en général pas remise en question –, il n’en va pas de même pour ses textes. D’un point de vue littéraire, ces derniers sont plutôt maigres, schématiques, leur rhétorique est peu travaillée et ils ne contiennent que peu de défis. Peut-être l’écriture n’est-elle pas le point fort de l’artiste figuratif qu’est Fabre. Ce jugement pourrait clore la discussion. Mais d’un point de vue intellectuel, il est nettement plus intéressant de prendre au sérieux l’écriture de Fabre, dans toute sa restriction, et d’examiner les structures rhétoriques, les positions subjectives, les conceptions linguistiques et l’image du monde qui la sous-tendent.
Les spectacles de Fabre déclenchent généralement des émotions extrêmes dans le public. Ses textes, eux aussi, réveillent des sentiments très spécifiques et une sorte de gêne. Pour ceux qui n’ont pas vu les spectacles, la lecture des textes est souvent irritante, répétitive, incompréhensible et – d’un point de vue littéraire –ennuyeuse. Et pour ceux qui ont vu les spectacles, l’analyse sera quasiment identique. Le paradoxe des textes de Fabre est qu’il n’existe pas de bon moment pour les lire. Une fois détachés des images et des corps, et imprimés sur papier, ils semblent n’avoir plus de rapport précis avec les spectacles.
On a déjà souvent souligné le fait que, dans l’œuvre théâtrale de Fabre, nombre de fondements ne sont pas modernes mais pré-modernes. Dans son esthétique, de nombreuses périodes (passées) coexistent et s’interpénètrent. Lors d’une interview à propos de sa première performance privée de 1978, Jan Fabre se comparait au Dr Frankenstein. L’histoire raconte comment le Dr Frankenstein recrée la vie à partir de membres et d’organes récupérés sur des défunts : il donne vie à sa créature. Les textes de Fabre sont autant de « créatures de Frankenstein » : des collages de textes et d’extraits de textes dont on détecte clairement la construction. La répétition littérale de certaines phrases ou de passages, la répétition de structures linguistiques simples, l’énumération, la juxtaposition, l’utilisation de phrases du quotidien… sont autant de procédés rhétoriques visant à débarrasser la langue de sa mobilité et à la faire céder sous son propre poids, quasi insignifiant. Dans ses spectacles, Fabre traite de façon similaire le langage du ballet académique. Il réduit la complexité du langage chorégraphique à la répétition incessante d’une série d’exercices élémentaires. Ce faisant, il prive le ballet de son potentiel de signification classique et met à nu le vide ultime au cœur du mouvement. Ce vide est l’endroit où le pouvoir et la discipline produisent leurs régimes. Fabre brise également la gestuelle signifiante du langage et de la structure dramatique : absence de psychologie, de développement des personnages, d’intrigue, peu ou pas de situation dramatique, un univers sans causes ni conséquences, sans finalité ni objet. L’écrivain flamand Stefan Hertmans fait le lien avec une image médiévale pré-moderne de l’homme et du monde : « L’œuvre dramatique de Fabre évolue en marge du gros de la production dramatique contemporaine : une des raisons principales de cet état de fait est qu’elle ne s’inscrit pas dans la tradition du théâtre psychologique, ni dans celle de la tragédie, ni encore dans les traditions du théâtre typique du XXe siècle. Car au plus profond de ces étranges spectacles, de ces rituels exaltés, de ces scènes moralisantes, de ces roulettes russes pratiquées avec le rêve et le corps, se niche cette grande et remarquable affinité avec le mystère médiéval, et plus spécifiquement, avec les emblèmes de l’eschatologie. La mort, la sexualité, la violence, la beauté, les fulgurances de sacralité, le sublime et l’abject s’épousent et se fondent étroitement. Toute l’œuvre dramatique de Fabre met en scène l’homme livré à la figure du prophète-camelot, aux manigances alchimiques d’un docteur Faust avant la lettre. » 1
Existe-t-il un lien entre la méthode « alchimique » médiévale du Dr Faust et la méthode « scientifique » moderne du Dr Frankenstein ? L’alchimie du Dr Faust est l’idéal de Jan Fabre, tandis que le collage morbide du Dr Frankenstein est sa réalité. Les textes de Fabre l’expriment peut-être plus clairement encore que ses spectacles. À propos de ses spectacles, Fabre déclare lui même : « Tous mes spectacles sont des corps agonisants, voués à la mort. La fin du spectacle ressemble à un corps dont l’âme part vagabonder dans les corps du public. » 2 Si les spectacles de Fabre sont des corps à l’agonie, ses textes sont des lettres mortes. Ils sont une « perspective » sur le langage : le langage est considéré sous un angle mort. Comme dans un laboratoire clinique, les textes de Fabre, plus que ses spectacles, renferment un élément qui tue la vie, la fige, et fait place à un nouvel ordre des choses. À l’instar de Frankenstein, il donne à la vie une décharge électrique pour la ressusciter sous une forme monstrueuse. Ce n’est pas par hasard si, dans JE SUIS SANG, Fabre a recours à cette langue morte qu’est le latin. Il utilise les branches mortes de la langue pour construire un édifice aux significations nouvelles et artificielles. Les textes de Fabre sont des machines célibataires allégoriques : des constructions de sens solitaires, réminiscences d’une langue commune parlée jadis. Cela se révèle surtout dans les nombreux monologues, où la langue n’est pas une quête à la découverte de l’âme des personnages ni un endroit où la vérité s’exprime par leur intermédiaire. Non, les mots y sont les vestiges linguistiques qui subsistent une fois que la catastrophe du drame s’est produite (la catastrophe post dramatique) et la parole y prend forme dans un vide psychologique et sociologique. C’est également le cas des autres textes (L’INTERVIEW QUI MEURT…, SWEET TEMPTATIONS, GLOWING ICONS) où la langue est réduite à un « babillage », à l’insignifiant bruissement social de notre communication quotidienne.
S’il existe un moment opportun pour lire les textes de Jan Fabre, ce n’est ni avant les spectacles, encore moins indépendamment d’eux, mais après les spectacles. Ils sont les traces qui demeurent une fois que le spectacle, les corps, leurs voix, leurs odeurs, leurs humeurs, leur rage et leur frénésie se sont évanouis. Les textes de Fabre ne sont pas le point de départ de ses spectacles, mais les signes sans vie qui subsistent, les cendres d’un spectacle consumé. Ils sont les restes et les déchets après la fête. Les signes éteints laissés par une tempête d’images.
Traduit du néerlandais par Alain Kinsella.