ANJA DÜRRSCHMIDT : Est-ce que le facteur « risque » joue un rôle dans votre travail scénique ?
Thomas Ostermeier : Nous avons fait l’expérience qu’il est toujours risqué de porter les pièces contemporaines à la scène. Bien sûr, dans tout travail théâtral, il y a toujours un risque, mais celui-ci est moins important avec des pièces classiques qu’avec des pièces d’auteurs inconnus. On le sent, même dans le cas d’auteurs contemporains aussi établis que Sarah Kane.
A. D.: En connaissant ces mécanismes, quelle attitude faut-il adopter dans la pratique ?
T. O.: Lorsque nous établissons le programme de la saison, nous cherchons toujours la manière d’aborder ce risque. Nous réfléchissons par exemple à la façon de présenter des auteurs contemporains, connus ou moins connus. Car des mises en scène, même d’auteurs plus connus, exigent certaines conditions pour pouvoir fonctionner. Nous réfléchissons aussi au choix du metteur en scène, car confier la mise en scène d’un auteur inconnu à un metteur en scène inconnu serait une erreur fatale. Dans le théâtre allemand, le metteur en scène joue toujours un rôle central.
A. D.: Vous concevez donc le risque surtout d’un point de vue mercantile ?
T. O.: Absolument. Être responsable d’une institution et chercher à faire passer un certain programme oblige à procéder de façon stratégique. Nous voulons nous engager fortement pour les pièces contemporaines, mais nous devons proposer un mélange défendable entre pièces classiques et modernes. Car si nous ne portions à la scène que des pièces nouvelles qui n’intéressent pas le public, nous perdrions celui-ci et risquerions l’existence même du théâtre. De nos jours, les pouvoirs subsidiants n’honorent plus notre genre de programme mais plutôt le taux d’occupation de la salle.
A. D.: Quel type de compromis cela implique-t-il par exemple ?
T. O.: Nous élaborons justement pour la prochaine saison un nouveau cycle. Fort du succès de « Find » (Festival International de Nouvelles Dramaturgies) qui a eu lieu cette année pour la cinquième fois, nous souhaitons étendre notre engagement à de nouveaux auteurs sur toute la saison, et nous mettrons en scène sept auteurs de pièces de théâtre inconnus. Mais cela ne peut se faire qu’en acceptant des réductions dans le budget des mises en scène. Les sept pièces se dérouleront donc dans un espace unique, le temps de répétition sera plus court et les paiements de toutes les personnes impliquées seront également moins élevés. Et pourtant, nous engagerons justement des metteurs en scène forts – Sebastian Nübling, Luk Perceval, Benedict Andrew et moi-même, entre autres, feront des mises en scène dans ce cycle.
A. D.: En dehors des questions financières, où se situe le risque dans le travail de mise en scène. Y a‑t-il des différences entre les mises en scène de pièces classiques et contemporaines ?
T. O.: De ce point de vue-là, le risque est même moins grand avec des pièces contemporaines. Car je prends ces textes très au sérieux et j’interviens très peu dans leur forme, alors que je procède d’une façon toute différente avec les pièces classiques. Je change le texte, la fin, le fil conducteur, etc., on peut peut-être appeler cela un risque. Tout au moins, j’appellerais cela une relation plus radicale par rapport à la pièce que celle que j’adopte par rapport à des pièces qui sont proches de leur création.
A. D.: Dans la pièce ZERBOMBT (BLASTED — ANÉANTIS), écrite il y a dix ans et souvent mise en scène – que l’on ne peut donc plus considérer comme proche de sa création – vous restez très près du modèle original…
T. O.: Je voulais montrer avec quelle exactitude Sarah Kane a pressenti des choses qui préoccupent aujourd’hui les gens de notre temps. Je crois qu’il y a dix ans, les gens ne pouvaient pas vraiment comprendre cette pièce, alors qu’aujourd’hui, les images de la violence et du terrorisme évoquées par ce texte sont devenues très concrètes.
A. D.: Donc, ce que vous appelez « nouveau », « risqué » dans la mise en scène de ZERBOMBT est basé essentiellement sur les nouvelles expériences de vie en Europe ?
T. O.: Le personnage du soldat qui vient de nulle part a beaucoup irrité les spectateurs à l’époque. Il n’avait aucun contexte social et la question de savoir d’où vient tout d’un coup la guerre civile n’était pas posée dans la pièce. De nos jours, cela choque toujours, mais l’on pourrait s’imaginer qu’ici, en Europe centrale, la guerre civile entre en personne dans la pièce. D’un autre côté, la nouvelle « vision » de la pièce réside aussi dans le fait que nous ne présentons pas les scènes de violence et de sexe d’une façon choquante comme je l’ai fait par exemple pour SHOPPEN UND FICKEN. Les moments extrêmes se passent plutôt de façon cachée, non visible et sont donc laissés à l’imagination du spectateur.
A. D.: La Schaubühne est le seul théâtre à avoir toutes les pièces de Sarah Kane au programme de la saison. En quoi consiste pour vous l’attrait particulier de cet auteur ?
T. O.: Avec chaque pièce, elle s’est projetée, pour ainsi dire, deux pas en avant, alors que d’autres auteurs restent plus longtemps au même niveau, avancent à pas plus modérés. Pour nous, la raison essentielle était que ses pièces sont tellement différentes l’une de l’autre que chacune a son importance. Chaque pièce montre des choses radicalement nouvelles.
A. D.: Revenons à l’idée du facteur « risque » pour le travail scénique : est-ce que le fait de s’exposer volontairement au risque influence dès le départ le travail de réflexion et de réalisation d’une mise en scène ?
T. O.: Tel que j’entends mon travail, le risque réside dans le fait de créer, pour chaque nouvelle pièce, une autre orientation esthétique. Je n’ai pas de signature clairement reconnaissable car je pénètre, avec chaque production, dans un territoire nouveau – parfois aussi avec des conséquences désastreuses. On sait que le théâtre d’aujourd’hui et sa commercialisation fonctionnent surtout grâce à une signature rapidement reconnaissable – le risque réside dans le fait de refuser celle-ci.
A. D.: Le risque que vous prenez ainsi représente-t-il une forme de libération ?
T. O.: En tout cas, on se libère de sa crainte de l’échec et de la pression du succès. On évite la tentation de recopier une forme à succès et on s’engage sur d’autres chemins. Et on contourne ainsi la critique qui veut vous coincer dans un carcan, de même que le besoin de l’institution d’arriver à de plus en plus de succès.
A. D.: Quelle est pour vous la différence entre « risque » et « provocation » ?
T. O.: C’est très simple : aujourd’hui le risque réside dans le fait de ne pas vouloir provoquer au premier degré. Ce désir de provocation contredit ma conception du théâtre : ce qui m’intéresse, ce sont les processus lents et compliqués du travail théâtral, comme par exemple former un groupe, arriver à une même compréhension du théâtre… Mais le point essentiel, c’est qu’au moment où l’on s’attend à la provocation, et qu’elle devient synonyme de théâtre d’avant-garde, elle perd automatiquement son aspect progressiste, puisque le spectateur aborde déjà l’œuvre d’art avec cette attente.
A. D. : Ce moment peut donc être calculé ?
T. O.: Je ne crois pas que le risque ou la provocation soient calculables. Car durant les répétitions, des aspects bien différents importent pour la mise en scène d’un rôle. On n’est donc pas conscient à ce moment-là de faire de la provocation.
A. D. : Est-ce différent dans l’art collectif ? Un peintre ou un auteur peuvent-ils aborder le risque autrement ?
T. O.: Dans le domaine du théâtre, on doit vaincre des réticences précisément à cause de ce travail en commun. Par contre, le pinceau et la toile du peintre sont aussi patients que le papier. Un auteur peut donc devenir très radical dans son travail solitaire – à condition toutefois de trouver un éditeur. Au théâtre, par contre, j’ai affaire à beaucoup de gens, et un groupe a toujours tendance à être conservateur. Cela se traduit par le souhait de répéter des succès et de reprendre plus souvent dans le programme des productions qui ont bien marché.
A. D. : Le risque n’est donc pas inné ; tout le monde n’éprouve pas le besoin de courir un risque ?
T. O.: Cela diffère de personne à personne : quelques uns dans l’équipe considèrent peut-être déjà comme un risque le fait d’être engagé dans un théâtre plutôt non conventionnel. D’autres trouvent par contre que nous n’allons pas assez loin dans notre engagement par rapport au risque.
Traduit de l’allemand par Christine Gaspar.