Thomas Ostermeier — Le risque, c’est de refuser sa signature

Thomas Ostermeier — Le risque, c’est de refuser sa signature

Entretien avec Anja Dürrschmidt

Le 18 Avr 2005
ANÉANTIS de Sarah Kane, mise en scène de Thomas Ostermeier. Photo Arno Declair.
ANÉANTIS de Sarah Kane, mise en scène de Thomas Ostermeier. Photo Arno Declair.

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ANÉANTIS de Sarah Kane, mise en scène de Thomas Ostermeier. Photo Arno Declair.
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L'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives ThéâtralesL'épreuve du risque-Couverture du Numéro 85-86 d'Alternatives Théâtrales
85 – 86
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ANJA DÜRRSCHMIDT : Est-ce que le fac­teur « risque » joue un rôle dans votre tra­vail scénique ?

Thomas Oster­meier : Nous avons fait l’expérience qu’il est tou­jours risqué de porter les pièces con­tem­po­raines à la scène. Bien sûr, dans tout tra­vail théâ­tral, il y a tou­jours un risque, mais celui-ci est moins impor­tant avec des pièces clas­siques qu’avec des pièces d’auteurs incon­nus. On le sent, même dans le cas d’auteurs con­tem­po­rains aus­si étab­lis que Sarah Kane.

A. D.: En con­nais­sant ces mécan­ismes, quelle atti­tude faut-il adopter dans la pra­tique ?

T. O.: Lorsque nous étab­lis­sons le pro­gramme de la sai­son, nous cher­chons tou­jours la manière d’aborder ce risque. Nous réfléchissons par exem­ple à la façon de présen­ter des auteurs con­tem­po­rains, con­nus ou moins con­nus. Car des mis­es en scène, même d’auteurs plus con­nus, exi­gent cer­taines con­di­tions pour pou­voir fonc­tion­ner. Nous réfléchissons aus­si au choix du met­teur en scène, car con­fi­er la mise en scène d’un auteur incon­nu à un met­teur en scène incon­nu serait une erreur fatale. Dans le théâtre alle­mand, le met­teur en scène joue tou­jours un rôle cen­tral.

A. D.: Vous con­cevez donc le risque surtout d’un point de vue mer­can­tile ?

T. O.: Absol­u­ment. Être respon­s­able d’une insti­tu­tion et chercher à faire pass­er un cer­tain pro­gramme oblige à procéder de façon stratégique. Nous voulons nous engager forte­ment pour les pièces con­tem­po­raines, mais nous devons pro­pos­er un mélange défend­able entre pièces clas­siques et mod­ernes. Car si nous ne por­tions à la scène que des pièces nou­velles qui n’intéressent pas le pub­lic, nous per­dri­ons celui-ci et ris­que­ri­ons l’existence même du théâtre. De nos jours, les pou­voirs sub­sid­i­ants n’honorent plus notre genre de pro­gramme mais plutôt le taux d’occupation de la salle.

A. D.: Quel type de com­pro­mis cela implique-t-il par exem­ple ?

T. O.: Nous élaborons juste­ment pour la prochaine sai­son un nou­veau cycle. Fort du suc­cès de « Find » (Fes­ti­val Inter­na­tion­al de Nou­velles Dra­matur­gies) qui a eu lieu cette année pour la cinquième fois, nous souhaitons éten­dre notre engage­ment à de nou­veaux auteurs sur toute la sai­son, et nous met­trons en scène sept auteurs de pièces de théâtre incon­nus. Mais cela ne peut se faire qu’en accep­tant des réduc­tions dans le bud­get des mis­es en scène. Les sept pièces se dérouleront donc dans un espace unique, le temps de répéti­tion sera plus court et les paiements de toutes les per­son­nes impliquées seront égale­ment moins élevés. Et pour­tant, nous engagerons juste­ment des met­teurs en scène forts – Sebas­t­ian Nübling, Luk Perce­val, Bene­dict Andrew et moi-même, entre autres, fer­ont des mis­es en scène dans ce cycle.

A. D.: En dehors des ques­tions finan­cières, où se situe le risque dans le tra­vail de mise en scène. Y a‑t-il des dif­férences entre les mis­es en scène de pièces clas­siques et con­tem­po­raines ?

T. O.: De ce point de vue-là, le risque est même moins grand avec des pièces con­tem­po­raines. Car je prends ces textes très au sérieux et j’interviens très peu dans leur forme, alors que je procède d’une façon toute dif­férente avec les pièces clas­siques. Je change le texte, la fin, le fil con­duc­teur, etc., on peut peut-être appel­er cela un risque. Tout au moins, j’appellerais cela une rela­tion plus rad­i­cale par rap­port à la pièce que celle que j’adopte par rap­port à des pièces qui sont proches de leur créa­tion.

A. D.: Dans la pièce ZERBOMBT (BLASTED — ANÉANTIS), écrite il y a dix ans et sou­vent mise en scène – que l’on ne peut donc plus con­sid­ér­er comme proche de sa créa­tion – vous restez très près du mod­èle orig­i­nal…

T. O.: Je voulais mon­tr­er avec quelle exac­ti­tude Sarah Kane a pressen­ti des choses qui préoc­cu­pent aujourd’hui les gens de notre temps. Je crois qu’il y a dix ans, les gens ne pou­vaient pas vrai­ment com­pren­dre cette pièce, alors qu’aujourd’hui, les images de la vio­lence et du ter­ror­isme évo­quées par ce texte sont dev­enues très con­crètes.

A. D.: Donc, ce que vous appelez « nou­veau », « risqué » dans la mise en scène de ZERBOMBT est basé essen­tielle­ment sur les nou­velles expéri­ences de vie en Europe ?

T. O.: Le per­son­nage du sol­dat qui vient de nulle part a beau­coup irrité les spec­ta­teurs à l’époque. Il n’avait aucun con­texte social et la ques­tion de savoir d’où vient tout d’un coup la guerre civile n’était pas posée dans la pièce. De nos jours, cela choque tou­jours, mais l’on pour­rait s’imaginer qu’ici, en Europe cen­trale, la guerre civile entre en per­son­ne dans la pièce. D’un autre côté, la nou­velle « vision » de la pièce réside aus­si dans le fait que nous ne présen­tons pas les scènes de vio­lence et de sexe d’une façon choquante comme je l’ai fait par exem­ple pour SHOPPEN UND FICKEN. Les moments extrêmes se passent plutôt de façon cachée, non vis­i­ble et sont donc lais­sés à l’imagination du spec­ta­teur.

A. D.: La Schaubühne est le seul théâtre à avoir toutes les pièces de Sarah Kane au pro­gramme de la sai­son. En quoi con­siste pour vous l’attrait par­ti­c­uli­er de cet auteur ?

T. O.: Avec chaque pièce, elle s’est pro­jetée, pour ain­si dire, deux pas en avant, alors que d’autres auteurs restent plus longtemps au même niveau, avan­cent à pas plus mod­érés. Pour nous, la rai­son essen­tielle était que ses pièces sont telle­ment dif­férentes l’une de l’autre que cha­cune a son impor­tance. Chaque pièce mon­tre des choses rad­i­cale­ment nou­velles.

A. D.: Revenons à l’idée du fac­teur « risque » pour le tra­vail scénique : est-ce que le fait de s’exposer volon­taire­ment au risque influ­ence dès le départ le tra­vail de réflex­ion et de réal­i­sa­tion d’une mise en scène ?

T. O.: Tel que j’entends mon tra­vail, le risque réside dans le fait de créer, pour chaque nou­velle pièce, une autre ori­en­ta­tion esthé­tique. Je n’ai pas de sig­na­ture claire­ment recon­naiss­able car je pénètre, avec chaque pro­duc­tion, dans un ter­ri­toire nou­veau – par­fois aus­si avec des con­séquences désas­treuses. On sait que le théâtre d’aujourd’hui et sa com­mer­cial­i­sa­tion fonc­tion­nent surtout grâce à une sig­na­ture rapi­de­ment recon­naiss­able – le risque réside dans le fait de refuser celle-ci.

A. D.: Le risque que vous prenez ain­si représente-t-il une forme de libéra­tion ?

T. O.: En tout cas, on se libère de sa crainte de l’échec et de la pres­sion du suc­cès. On évite la ten­ta­tion de recopi­er une forme à suc­cès et on s’engage sur d’autres chemins. Et on con­tourne ain­si la cri­tique qui veut vous coin­cer dans un car­can, de même que le besoin de l’institution d’arriver à de plus en plus de suc­cès.

A. D.: Quelle est pour vous la dif­férence entre « risque » et « provo­ca­tion » ?

T. O.: C’est très sim­ple : aujourd’hui le risque réside dans le fait de ne pas vouloir provo­quer au pre­mier degré. Ce désir de provo­ca­tion con­tred­it ma con­cep­tion du théâtre : ce qui m’intéresse, ce sont les proces­sus lents et com­pliqués du tra­vail théâ­tral, comme par exem­ple for­mer un groupe, arriv­er à une même com­préhen­sion du théâtre… Mais le point essen­tiel, c’est qu’au moment où l’on s’attend à la provo­ca­tion, et qu’elle devient syn­onyme de théâtre d’avant-garde, elle perd automa­tique­ment son aspect pro­gres­siste, puisque le spec­ta­teur abor­de déjà l’œuvre d’art avec cette attente.

A. D. : Ce moment peut donc être cal­culé ?

T. O.: Je ne crois pas que le risque ou la provo­ca­tion soient cal­cu­la­bles. Car durant les répéti­tions, des aspects bien dif­férents impor­tent pour la mise en scène d’un rôle. On n’est donc pas con­scient à ce moment-là de faire de la provo­ca­tion.

A. D. : Est-ce dif­férent dans l’art col­lec­tif ? Un pein­tre ou un auteur peu­vent-ils abor­der le risque autrement ?

T. O.: Dans le domaine du théâtre, on doit vain­cre des réti­cences pré­cisé­ment à cause de ce tra­vail en com­mun. Par con­tre, le pinceau et la toile du pein­tre sont aus­si patients que le papi­er. Un auteur peut donc devenir très rad­i­cal dans son tra­vail soli­taire – à con­di­tion toute­fois de trou­ver un édi­teur. Au théâtre, par con­tre, j’ai affaire à beau­coup de gens, et un groupe a tou­jours ten­dance à être con­ser­va­teur. Cela se traduit par le souhait de répéter des suc­cès et de repren­dre plus sou­vent dans le pro­gramme des pro­duc­tions qui ont bien marché.

A. D. : Le risque n’est donc pas inné ; tout le monde n’éprouve pas le besoin de courir un risque ?

T. O.: Cela dif­fère de per­son­ne à per­son­ne : quelques uns dans l’équipe con­sid­èrent peut-être déjà comme un risque le fait d’être engagé dans un théâtre plutôt non con­ven­tion­nel. D’autres trou­vent par con­tre que nous n’allons pas assez loin dans notre engage­ment par rap­port au risque.

Traduit de l’allemand par Chris­tine Gas­par.

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Anja Dürrschmidt
Anja Dürrschmidt est rédactrice de la revue Theater der Zeit. Elle a publié dernièrement FALK...Plus d'info
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