La zone invisible

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La zone invisible

Le 28 Jan 2007
Marilú Marini, Laure Duthilleul et Alfredo Arias dans LES BONNES de Jean Genet, mise en scène Alfredo Arias, Théâtre de l’Athénée, Paris, 2001. Photo Brigitte Enguerand.
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Marilú Marini, Laure Duthilleul et Alfredo Arias dans LES BONNES de Jean Genet, mise en scène Alfredo Arias, Théâtre de l’Athénée, Paris, 2001. Photo Brigitte Enguerand.
Marilú Marini, Laure Duthilleul et Alfredo Arias dans LES BONNES de Jean Genet, mise en scène Alfredo Arias, Théâtre de l’Athénée, Paris, 2001. Photo Brigitte Enguerand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 92 ) Le corps travesti
92

LORSQUE Alfre­do Arias déci­da non seule­ment de met­tre en scène LES BONNES, mais d’interpréter le rôle de Madame, il n’opta pas pour la sit­u­a­tion rad­i­cale, adop­tée par de nom­breux met­teurs en scène avant lui, qui con­sis­tait à dis­tribuer les trois rôles de femmes à des hommes. En effet, Claire et Solange seraient inter­prétées par deux femmes : Lau­re Duthilleul (Claire, rem­plaçant en cours de répéti­tions la comé­di­enne ital­i­enne Mar­i­an­gela Mela­to, la créa­tion ayant été prévue ini­tiale­ment en Ital­ie et en ital­ien) et Mar­ilú Mari­ni (Solange). Cette solu­tion dif­fère donc très sen­si­ble­ment des solu­tions japon­ais­es ou éliz­a­bethaines qui con­sis­tent à con­fi­er tous les rôles à des hommes et qui con­traig­nent les comé­di­ens à recourir à des moyens codés, con­ven­tion­nels de fémin­i­sa­tion, qui peu­vent attein­dre au sub­lime, comme chez les acteurs de nô ou de kabu­ki, ou créer, bien enten­du, des effets comiques.

LES BONNES n’étant ni une pièce comique ni un rit­uel trag­ique, mais un grand céré­mo­ni­al qui ne craint pas de faire appel à la fois à la grandil­o­quence rhé­torique et au grotesque, dans un con­stant va-et-vient entre ce qui est joué par les per­son­nages eux-mêmes et ce qu’ils sont cen­sés éprou­ver « sincère­ment » comme émo­tion, il aurait été finale­ment assez inco­hérent de s’en tenir à une solu­tion glob­ale. Alfre­do a donc con­stru­it la féminité de Madame d’une manière spé­ci­fique. N’ayant lui-même aucune car­ac­téris­tique de féminité, ni dans sa voix, ni dans son corps, ni dans ses habi­tudes gestuelles, il a con­stru­it un édi­fice de trav­es­tisse­ment vis­i­ble et mon­strueux et des­tiné à être décon­stru­it. En effet, alors qu’il appa­raît en femme masquée (son vis­age est dis­simulé sous un masque figé de poupée), il va se débar­rass­er aux deux tiers du spec­ta­cle de tous les acces­soires de sa féminité.

Tout dans son apparence fémi­nine est vis­i­ble­ment faux : masque donc en pre­mier lieu (un masque qui est une référence explicite au masque du pre­mier épisode du PLAISIR : masque de jeunesse, dans le cas du film de Max Ophüls, sur un vis­age de vieil­lard), masque lisse et bril­lant, figé, comme celui d’une poupée de Bellmer ; corps corseté et envelop­pé de pos­tich­es, seins et fess­es ; per­ruque ; enfin vête­ments con­formes à l’idée de la maîtresse bour­geoise. Ce trav­es­tisse­ment n’est pas assumé pour faire illu­sion, mais pour désign­er l’illusion : en cela, Alfre­do Arias est fidèle à l’esprit de Jean Genet, tel que le dra­maturge l’a exprimé sou­vent (notam­ment dans les didas­calies des PARAVENTS ou des NEGRES, les deux pièces dont l’aspect de céré­mo­ni­al est, pour ain­si dire, sec­ondaire par rap­port à la nar­ra­tion réal­iste, con­traire­ment à ses autres pièces dont LES BONNES, con­stru­ites entière­ment sur le mod­èle d’un office rit­uel). C’est au cours de la longue scène finale de Madame qu’Alfredo procède à la décon­struc­tion de l’illusion de la féminité, comme pour jus­ti­fi­er la dernière réplique de son per­son­nage : « Madame s’échappe ». Dans son texte, en effet, Madame fait d’innombrables allu­sions à l’artifice de son apparence. Tout en jouant son rôle, tout en annonçant qu’elle rejoin­dra Mon­sieur empris­on­né, tout en se dérobant à l’emprise des deux bonnes qui ont pro­jeté de l’assassiner et n’y parvien­dront pas, elle enlève per­ruque et pos­tich­es, pour appa­raître au pub­lic en col­lant académique et en corset, comme un pan­tin désar­tic­ulé dont on ne sait plus le sexe, qu’on ne peut plus iden­ti­fi­er, comme un mon­strueux corps sans human­ité, sans arti­fice, sans âme. Pur mou­ve­ment et pure parole.

L’illusion est le sujet et la matière même des BONNES, puisque Claire et Solange vont, con­traire­ment à leurs mod­èles, les sœurs Papin, échouer à tuer leur maîtresse : elles sont con­traintes de jouer le meurtre de Madame et, inverse­ment, d’accomplir réelle­ment le meurtre sur l’une d’entre elles. Il était donc cohérent que la « faus­seté » de Madame, seul per­son­nage qui « joue » son rôle social de bour­geoise éva­porée, forçant con­stam­ment sur l’expression de ses émo­tions mais ne ment pas sur ses sen­ti­ments, con­traire­ment à ses bonnes qui ne jouent pas leur rôle social mais mentent sur leurs sen­ti­ments. La féminité de Madame n’existe que sous le regard fasciné des bonnes et va se défaire sous leurs yeux. Elle est la poupée de ses bonnes. L’effet de l’apparition du per­son­nage de Madame est tout d’abord comique, mais le comique se dis­sipe, puisque la destruc­tion du per­son­nage par lui-même va précéder son meurtre pro­gram­mé par les bonnes et se sub­stituer à la réal­ité du meurtre. Jean Genet n’avait évidem­ment pas pour objec­tif de représen­ter, sous forme théâ­trale, le meurtre des sœurs Papin, mais d’élaborer un rit­uel qui con­stru­it et décon­stru­it un fan­tasme.

La rai­son pour laque­lle Alfre­do Arias a décidé d’interpréter lui-même le per­son­nage de Madame tient sans doute à des raisons per­son­nelles d’autodérision (il avait, ain­si, inter­prété tous les parte­naires de Mar­ilú Mari­ni dans l’adaptation théâ­trale qu’il avait signée des vignettes de LA FEMME ASSISE de Copi, et par­mi ces parte­naires, le dou­ble de la femme assise et sa fille…, mais aus­si le poulet, un per­ro­quet, un escar­got), et peut-être aus­si à sa crainte qu’un autre acteur, sous sa direc­tion, n’assume pas entière­ment le pas­sage du comique à la grav­ité autode­struc­trice qui est mise en scène dans la décom­po­si­tion pro­gres­sive du trav­es­tisse­ment, dans son déman­tèle­ment. Autour de lui, les deux femmes jouent avec une réserve réal­iste qui doit laiss­er tout l’espace à la féminité inven­tée du corps trav­es­ti.

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René de Ceccatty a publié de nombreux romans parmi lesquels AIMER (Éditions Gallimard), UNE FIN...Plus d'info
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