LA COMPAGNIE YOUKIZA réunit six marionnettistes dirigés par Youki Magosaburo, douzième d’une dynastie créée en 1635, dernier représentant à Tokyo des marionnettes traditionnelles à fils – ne pas confondre avec les grandes figures portées du bunraku. Dans LES PARAVENTS, les marionnettes font entrer d’emblée le collectif en scène, sa dimension chorale, ce qui y émarge et ce qui en émerge. Peu à peu, des figures sortent du rang et s’imposent, individuellement, comme si elles avaient pu être constitutives des PARAVENTS tels que les décrivait Genet, non sans entraîner une coloration japonisante de la représentation. Le mélodrame, dans sa dimension poético-fantastique, cousine du kabuki, pointerait, si la sur-dramatisation n’était contredite par la stylisation extrême des émotions par les marionnettes. Accentuée par la précision de déplacement des manipulateurs, cette stylisation répond étroitement aux indications de Genet concernant le jeu : « Sera extrêmement précis. Très serré. Pas de gestes inutiles. Chaque geste devra être visible.» Et ce n’est pas le seul élément de la dramaturgie originelle que retrouvent, au naturel, les marionnettes. Ainsi, du « maquillage excessif » réclamé par Genet, qui apparaît dans sa plénitude au pays des morts, lorsque les visages blêmes agrandis par la projection paraissent ceux de revenants de contes japonais. À travers ces créatures et leur créateur, Avignon mesurera ce qui circule d’un monde à l’autre, d’un passé lointain, tricentenaire, au passé recomposé des PARAVENTS, et du Japon à la France, puisque les Youkiza présentent également deux pièces du répertoire traditionnel : TSUNA-YAKATA ( LA MAISON DE TSUNA ), et HONCHÔ-NIJYÛSHIKO ( LES YEUX DU RENARD DANS LE JARDIN INTÉRIEUR).
Jean-Louis Perrier : Le patrimoine que vous portez est-il lourd à défendre ?
Youki Magosaburo : Je ne le sens pas. Je me concentre sur l’actualité, sur ce que je fais dans le moment. Je n’ai pas le temps de réfléchir sur le passé. Je ne me sens pas emprisonné par lui. Ma priorité est le présent.
J.-L. P. : Parmi les marionnettes de votre atelier, la plus vieille a deux cents ans. Peut-elle interpréter des pièces contemporaines ?
Y. M. : Oui, il suffit de changer son costume. La méthode et le style de manipulation n’ont pas changé depuis trois siècles. Mais la marionnette de deux cents ans n’est pas neutre, elle a trop de caractère pour être utilisée dans n’importe quel rôle. Elle pourra endosser celui d’une jeune fille, mais pas celui d’une vieille dame. Je ne saurais dire pourquoi elle ne le peut pas. Sinon que les marionnettes ont, elles aussi, un pouvoir, une vie propre.
J.-L. P. : Le physique d’une marionnette peut-il être un barrage à son expression ?
Y. M. : Les intentions du dessinateur de marionnettes et du marionnettiste ne sont jamais les mêmes. Il faut jouer de ce décalage. Il arrive que je reçoive une marionnette loin de mon idéal, et que je découvre sa magie propre avec le jeu. Trois membres de notre troupe sculptent les marionnettes à partir des dessins, car il faut être manipulateur pour réaliser une marionnette manipulable. Je me contente de faire des ajustements pour les spectacles.
J.-L. P. : À l’origine, les marionnettes interprétaient des sutras, est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Y. M. : À l’origine, les marionnettes pratiquaient le sekkio-joruri, elles racontaient sous forme d’histoire les principes du bouddhisme. Leurs sujets, musicalement monotones, étaient de morale religieuse. Ensuite, elles sont passées au guidayu, plus raffiné, plus dynamique musicalement. Les sujets sont des histoires d’amour, des histoires familiales, ils mettent en avant les sentiments humains. Les Youkiza ont adopté ce style.
J.-L. P. : Les marionnettes participent-elles encore à des cérémonies religieuses ?
Y. M. : Il ne s’agit pas de spectacles. À cinq heures du matin, je fais une danse pour purifier la scène et éviter les mauvais esprits, appeler à la prospérité, à la sécurité et au bonheur.
J.-L. P. : Quand vous jouez LES PARAVENTS, réveillez-vous la marionnette à cinq heures du matin pour éviter les mauvais esprits ?
Y. M. : Non, nous le faisons quand nous avons l’initiative, pas lorsque nous sommes invités. C’est notre coutume. Au Japon, très souvent, avant la première d’un spectacle, un prêtre shintoïste vient purifier l’espace. Il y a un temple dans les salles de spectacle et la coutume est de frapper dans les mains pour les purifier.
J.-L. P. : Les marionnettes que vous utilisez pour purifier l’espace sont-elles différentes de celles que vous utilisez le soir ?